
Morte malgré moi
Prologue
Morte malgré moi
Un proverbe tibétain dit qu'on ne sait jamais ce qui, de demain ou la prochaine vie, viendra le premier.
Vous vous doutez bien que j'aurais préféré que cela soit demain.
La journée avait pourtant bien commencé. Il faisait beau et particulièrement chaud dans les rues. C'était d'autant plus frustrant qu'il faudrait sous peu retourner dans les amphithéâtres de l'université. Du moins, c'était le destin que je pensais m'être destiné. Hélas…
Pour une personne maladroite comme moi, les rues étaient des territoires périlleux aux multiples dangers. J'aurais pu glisser sur un plaque d'égout, me prendre les pieds avec rien du tout, trébucher et finir sur la chaussée, renversée par une voiture. J'aurais pu aussi, comme je l'avais toujours dit, mourir en ratant une marche dans les escaliers de la ruelle tortueuse que je prenais pour rentrer chez moi. Ou m'étouffer avec une gorgée de mon bubble tea. Les morts stupides ne manquaient pas. L'Histoire en était remplie. C'est d'ailleurs une des premières réflexions que je me fis, en constatant ce qui m'arrivait. "Ma mort est toujours moins bête que celle d'Attila". Mourir en s'étouffant à cause d'un saignement de nez lorsqu'on est appelé le Fléau de Dieu, ça craint.
N'empêche, j'aurais quand même pu éviter ce pot de fleur.
L'histoire aurait dû s'arrêter là. Mes proches auraient pleuré, mais au fond, ils n'auraient pas été si surpris. Une jardinière qui tombait d'un balcon pile au moment où je passais en dessous, c'était typiquement le genre de chose qui n'arrivait qu'à moi. Ils avaient l'habitude, il m'arrivait toujours des choses improbables. Visiblement, même mourir normalement, c'était trop pour moi. Si encore, j'avais perdu la vie en me sacrifiant pour un innocent, en me jetant pour protéger quelqu'un de l'impact avec une voiture... J'aurais compris cette seconde chance offerte pour une entité supérieure. Mais là…
Peut-être s'étaient-ils trompés là-haut sur la personne ? Pour avoir vu la série The Good Place, je savais que je ne méritais pas de finir au "Bon endroit". J'étais une personne normale, quoique maladroite, avec une vie normale et des qualités et des défauts normaux. Mais la question "pourquoi moi ?" intervient, honnêtement, après la question principale "qu'est-ce qui m'arrive, putain de bordel de merde ?".
J'avais ressenti le choc violent d'un coup sur le haut de mon crâne, puis soudain tout s'était évaporé. Il n'y avait que cette quiétude, cette impression de flotter. Puis cet apaisement s'arrêta. J'ouvrais les yeux une nouvelle fois et hurlais à plein poumon, sans même savoir pourquoi. J'avais froid tout à coup. Mon corps continuait de flotter, mais de façon soudain plus anarchique, moins naturelle. Je me sentais lourde et encore plus pataude qu'auparavant. Et j'avais mal. Terriblement mal d'être tirée de la chaleur bienfaitrice dans laquelle j'étais restée durant ce qui me semblait être une éternité.
Tout était flou, comme si ma vue avait brusquement chuté, alors qu'au contraire, mes autres sens semblaient s'amplifier. Les bruits, les odeurs, le souffle régulier d'une personne sur mon visage. Et cette sensation étrange que je sentais dans mon propre corps. J'avais peur. J'étais terrifiée. Alors je pleurais et hurlais de plus en plus fort. Ce qui me tenait -parce que non, je ne flottais finalement pas- me secoua doucement, sans doute pour me calmer.
Mauvaise idée. Très mauvaise idée. Je criais à m'en déchirer les tympans.
Je ne me souviens plus exactement quand j'ai arrêté de pleurer ou même quand j'ai fini par m'endormir d'épuisement. Je ne me souviens plus, d'ailleurs, à quel moment j'ai compris ce qui se passait. Mais j'ai fini par me rendre compte que non, ce n'était pas des géants des enfers qui s'amusaient à torturer mon corps fragile d'humaine -parce que oui, l'idée m'a traversée- mais que c'était tout simplement moi qui avait rétrécie et régressée au stade de larve humaine baveuse et malodorante.
Ça m'a fait un sacré choc. Surtout que je m'évertuais à dire avec une certaine ironie que les bébés n'étaient rien de plus des vieux à l'état miniature. Tout ridés, geignards et réduits niveaux capacités. Me rendre compte que j'en étais redevenu un me fit voir les choses autrement. Je cessais alors de pleurer et crier. J'avais toujours un sentiment de malaise, mais j'avais bien compris que ma vie dépendait littéralement de la volonté de mes nouveaux géniteurs. Il fallait quand même éviter de leur donner envie de me jeter par la fenêtre !
J'étais morte une fois, ça m'avait suffit.
Les jours passèrent. Je ne comprenais pas pourquoi mes souvenirs de ma vie antérieure subsistaient, ni même pourquoi je gardais mon esprit adulte. Peut-être étais-ce le cas de toutes les réincarnations, mais qu'on finissait par oublier, petit à petit ? Je ne voyais toujours pas distinctement et je ne comprenais pas la langue des personnes qui m'entouraient. Je n'étais pas donc dans mon pays d'origine, songeais-je. Je finis néanmoins par associer des voix et des odeurs.
Ma "mère" avait la voix chantante et un agréable et doux parfum de vanille, tandis que mon nouveau paternel avait un timbre profond, fort mais étonnamment calme. Du moins, je supposais que c'était mon père. Le doute me prit lorsqu'il disparut littéralement quelques jours après ma naissance.
Parfois, on me déposait dans les bras d'un jeune garçon, supposais-je, vu la maladresse et la crispation qu'il avait lorsqu'il me prenait dans ses bras. Il y avait également deux autres personnes qui me visitaient régulièrement et que je supposais être mes grands-parents.
La vie de bébé, c'était quand même frustrant. Dormir pratiquement toute la journée, ce n'était rien. Mais l'allaitement et les couches, c'était très pénible pour un esprit d'adulte. Au bout d'un mois, je parvenais tout juste à bouger mes mains. Je tentais vainement de communiquer avec mon entourage dans ma langue maternelle, mais je n'obtiens qu'une sorte de borborygmes.
Je commençais enfin à discerner le visage de ma nouvelle mère. Elle était jolie, pour ce que j'en voyais. Ces traits étaient fins et délicats. Je remarquais néanmoins la soudaine absence des autres membres de ma famille et l'inquiétude dans les yeux de ma génitrice. Ma grand-mère, si je traduisais correctement les "Obâ-sama", continuait de venir régulièrement mais son vieux ridé d'époux se faisait presque aussi rare que celui que j'avais supposé être mon père et qui n'était toujours pas rentré. Le jeune adolescent ne revint pas non plus.
Un autre mois passa, dans la nervosité. Si ma mère s'extasiait devant de mes progrès, la tension restait palpable dans l'air. Elle était toujours sur le qui-vive, à attendre, je le supposais, le retour de son mari. J'avais fini par comprendre, pour ma part, que je me trouvais sans doute quelque part au Japon, à force de l'entendre parler d'elle-même comme de "Okâ-san". Le japonais était une langue qui m'était légèrement familière mais j'étais bien incapable de faire une phrase complète. Il me faudrait donc apprendre à communiquer, comme n'importe quel enfant.
Cela me faisait bizarre de commencer à considérer Okâ-san comme ma mère. J'étais une adute qui n'avait à priori nul besoin de cette présence parentale. Mais le fait est que j'appréciais cette famille. Okâ-san était douce, drôle et tendre, comme l'avait été ma vraie mère. C'était une bonne personne. Obâ-sama, malgré son air sévère, était agréable à sa façon. Un peu taciturne et cynique dans son timbre de voix, elle observait toujours d'un œil ce que je faisais. J'avais le sentiment étrange qu'au moindre accident, à la moindre chute, elle saurait, malgré son âge, se téléporter dans la seconde pour me secourir. D'une certaine façon, Obâ-sama me faisait penser à une louve surprotectrice envers ses petits. Je sentais aussi, sans même comprendre leurs échanges, la supériorité hiérarchique de ma grand-mère. Dans la façon dont se comportait Okâ-san lorsqu'elle était là, notamment. Je devinais aussi qu'Obâ-sama devait être la mère de mon géniteur. Ma nouvelle perception des couleurs me le confirma. Ma mère n'avait aucun traits en commun avec ma grand-mère. Et surtout, Okâ-san avait les cheveux d'un roux profond et magnifique quand ceux d'Obâ-sama, qui devaient être châtains, commençaient à blanchir. J'espérais secrètement avoir hérité des cheveux d'Okâ-san et de ses traits.
Ma vie bascula vers la fin de mon troisième mois d'existence. Mon père, cet inconnu que je n'avais vu qu'au mieux deux semaines à ma renaissance, revint. J'eus du mal à le reconnaître. Et ce n'était pas à cause de ma mauvaise vue de nourrisson. Il avait maigri, terriblement. Mais surtout, son corps et son visage étaient parsemés de brûlures et de coupures plus ou moins importantes. Une balafre monstrueuse coupait son visage. Ma mère, qui revenait avec un service à thé pour Obâ-sama, lâcha son plateau lorsqu'elle le vit. Je compris ce qui se passait dans son esprit. Une part d'elle était horrifiée par son état, l'autre était terriblement soulagée de le voir revenir entier. Elle se jeta dans les bras rassurants de mon géniteur alors que grand-mère essuyait les larmes de soulagement d'un geste pudique.
Moi, j'étais terrifiée. Par ce qui avait pu le mettre dans cet état.
Et c'est là que je le vis pour la première fois.
Le bandeau frontal de Konoha.
Je n'ai réalisé qu'à cet instant.
J'étais dans la merde.
Dans ma vie antérieure, j'avais bien sûr entendu parler du manga Naruto. A l'occasion, j'avais même vu quelques épisodes, par-ci par-là de la première saison. Pas assez pour survivre dans un monde où être un assassin, c'est cool. Je compris soudain qu'elle était la sensation dérangeante qui ne m'avait pas quitté depuis ma naissance. Le chakra.
Si je me fiais à l'état dans lequel était mon père, j'avais eu la malchance de tomber dans une famille de shinobi. Parce que oui, quitte à être dans Naruto, autant être dans la merde jusqu'au cou. Logique. J'étais sans doute la personne la moins sportive qu'on pouvait trouver (faut dire qu'avec ma maladresse, il valait mieux limiter la casse). Autant dire que je ne survivrais jamais à l'Académie si ma famille avait l'intention de m'y inscrire. Enfin, pour ça, il fallait déjà que j'arrive à l'âge où les enfants vont à l'école. Parce que si je me fiais à mon nouveau père, le climat actuel craignait un max !
J'eus soudain envie de pleurer. Une Potterhead dans l'univers de Naruto. Pouvait-on faire pire ? Quitte à mourir et à me réincarner, on aurait au moins pu me faire renaître dans mon univers préféré ! J'aurais tout révolutionné à Poudlard, je connaissais les dates, les faits et les personnages par cœur. J'étais littéralement une encyclopédie potterienne. Bon, en étant à Serpentard, j'aurais dû agir de loin, mais quand même !
A la limite, j'aurais aussi pu m'en sortir en Terre du Milieu. Je serais allée me planquer bien gentiment chez les elfes, aux Havres Gris. Ou dans la Comté. Ma vie y aurait paisible, j'aurais cultivé des patates. Quoique... Je crois que le jardinage, après ce qui m'est arrivé, c'est fini. Bon, j'aurais vendu de l'herbe à pipe à l'Auberge du Dragon Vert. Je crois que j'aurais même pu me faire à l'idée de perdre cinquante centimètres et d'avoir des poils sur les pieds.
Tout plutôt que ça.
Des larmes de frustration m'ont échappé.
Ma famille a cru que c'était la vision de mon père défiguré qui me faisait cet effet. Si seulement.
— Asumi ! S'écria Okâ-san en me prenant dans ses bras pour me calmer.
Asumi... C'était mon nouveau prénom.
Asumi Sarutobi.
...
Par Merlin, que quelqu'un me sorte de là !