
Après la nuit
Albus s’éveille seul et la lueur du jour s’étiole parmi les draps. Il froisse son visage contre l’oreiller. Plus loin, il y a des éclats de voix, le rire de son frère qui sonne clair et beau. C’est ce rire, et les rires qui lui répondent surtout, qui l’extrait pour de bon du sommeil. Il regrette de s’être endormi si vite, de ne pas s’être éveillé suffisamment tôt pour profiter davantage de l’étreinte de James. Elles deviennent rares. Albus ne veut pas y penser, pas songer qu’ils grandissent et grandiront trop. Au fond de lui, il le sait déjà, il l’a compris quand il a trouvé James changé à Noël, cet été, après une année à Poudlard. Même à la maison, il avait le rire qui s’adressait ailleurs, à ces garçons qu’Albus n’avait jamais rencontrés.
La perte amère du sentiment de s’entre-appartenir — l’évidence de la joie que James trouve auprès de ses amis et qu’il ne trouve plus, ou plus autant, plus de la même manière auprès d’Albus — le précipite avec vertige face à sa propre solitude. Ce n’était pas de la jalousie, ou si, peut-être, un peu, mais il n’y avait pas que ça. Il y avait aussi la perte déchirante d’une manière d’être frère. C’était comme être défiguré. Albus devait être frère autrement, car pour être frère, il faut être deux et James a rebattu les cartes. Derrière le soupçon de jalousie, il y a l’intuition intime d’avoir égaré un peu d’être-soi, de se trouver comme une définition amputée, l’entrée obsolète d’un dictionnaire dont l’humidité et le temps ont mangé les mots.
C’est ça, qui ricoche ce matin dans la tête d’Albus. C’est une peur — un désarroi — qu’il ne connaît pas, mais dont il craignait l’existence. Il froisse encore son visage contre l’oreiller, plus fort, comme pour défaire la chair de son visage.
— Al ! Dépêche princesse, tu vas être en retard ! Allez, j’sais que t’es réveillé !
Grognement et plus loin, on rit toujours.
James est soudain proche du lit. Albus a vu un mouvement d’ombre, qui colore de sombre l’orange de ses paupières. À tout moment, James va le prendre par l’épaule, il va le secouer pour le charrier encore. C’est familier. C’est horriblement familier et tout à coup, Albus ne veut plus, car il se sent sale, autre, il ne sait plus se reconnaître, il ne sait plus qui est ce frère qui n’est pas tout à fait le sien et il bondit.
James est nu, avec son sourire qui lui ouvre en deux le visage. Il rit. Plus loin, il y a un autre garçon, et encore un autre, qu’il ne connait pas, nus tous. Ils rient. Ils se bousculent, on bouscule James, on lui jette un caleçon à la figure qu’il renvoie d’un éclat de rire. Ils rient encore, nus, ils se chamaillent, ils ricanent, se moquent, le caleçon vole de nouveau, un garçon se jette sur un autre. L’un d’eux a la trique et ça les fait tous rire. Albus ne rit pas. Albus a peur de ce qu’il voit, parce que son frère n’est pas comme ça. Son frère ne ferait jamais ça, pas avec lui, jamais avec lui. Mais ces garçons ne sont pas Albus, ils sont plus loin, ailleurs, là-bas, là où Albus ne peut pas aller. Il ne veut pas regarder les corps nus qui se jettent des rires à la figure et s’empoignent à pleines mains. Albus se sent investi d’un malaise tout à fait différent. Ça lui empourpre les cuisses. Il a envie de vomir. Ça ne lui avait jamais fait ça, avec James.
L’un des garçons a des grains de beauté qui lui lacèrent tout le visage, et le corps. Il est de ceux qui rient le plus. Albus essaie de se convaincre qu’il ne fixe pas son pénis droit, qui s’agite ostensiblement chaque fois qu’il rit trop fort.
— Hé, Al ! Allez ! Tu rêvasses là ! Sors du lit avant que je vienne te chercher !
James s’est arraché au jeu, il s’approche du lit. Albus sent la panique et le dégoût enfler en lui. Il se précipite juste à temps dans la salle de douche pour cracher de la bile contre le carrelage. Il tremble et n’arrive pas à pleurer. Il ne sait pas ce qu’il se passe car il a chaud, partout. Il a honte. Il a peur. James n’est plus James. Les garçons nus dansent comme des saltimbanques dans son esprit.
— T’es malade, Al ?
— Non, t’inquiète.
James s’est habillé. Il ne rit plus.
— Pourquoi tu m’as pas dit que t’étais malade ?
— C’est le stress.
Il s’approche de la porte de la cabine. Albus l’entend s’y adosser.
— Hé, dis. Ça va aller tu sais.
Blanc.
— Je sais.
Pourtant, hier encore, il savait dire la vérité. James semble l’avoir compris car il n’entre pas dans la cabine pour l’étreindre. Bientôt il est parti, et Albus reste seul. Il crache encore un peu de bile pour faire bonne mesure.
Ce matin, je m’éveille noyé dans la certitude triste qu’il n’est jamais venu. Il était déjà tard, hier, lorsque j’ai fini par trouver le sommeil. Du bout du regard, je touche son lit vacant. Les draps n’ont pas été défaits. Sa malle reste muette devant le lit.
Axel est déjà debout. Nos regards se croisent, je comprends qu’on se dit la même chose.
— Tu sais qui c’est ?
J’ai sans doute été seul à le remarquer s’échapper, après le banquet. Il faut dire qu’il n’a pas pipé mot de tout le repas, avec son air tout emberlucoqué de tracas, à dissimuler aussi ses mains qui tremblaient un peu. Nous tous, on l’avait laissé tranquille sans même y réfléchir.
— Albus, il a dit qu’il s’appelait. Il était là au banquet, puis je l’ai vu partir. Je sais pas pourquoi.
— Albus, genre Albus Potter ?
Alex a un drôle d’air. C’est comme si le nom éclipsait tout à coup le mystère de sa disparition. Le nom, à moi, m’importait très peu, il me suffit de savoir qu’il s’appelle Albus. J’avais même à ce titre le sentiment d’être le détenteur d’un savoir supérieur, car moi seul avait vu ses mains branlantes sous la table, son air malade et ses yeux brillants, et sa fuite immédiatement au sortir du banquet ; et j’avais partagé aussi ma barque avec lui, il m’avait adressé un sourire, car il souriait encore à ce moment là ; et j’avais décidé que je deviendrai son ami.
Notre discussion est interrompue par les deux autres garçons qui se lèvent. Un préfet vient toquer à notre porte, il semble satisfait de nous voir déjà tous éveillés et il repart, comme on s’affaire dans l’entre-jour.
J’aime bien notre dortoir. Les murs sont un entrelacs de terre sèche et de marbre, qui fait comme des comètes souterraines sur les parois. Face à nos lits, il y a un âtre hagard qui halète une chaleur affable, douce car septembre est encore très clément, mais qui pénètre mon corps d’une manière étonnante. J’ai le sentiment, lorsque je laisse mon regard s’enivrer dans le feu, que la chaleur émane de mon propre torse et se propage comme un soleil parmi mes membres. Et puis, il y a aussi l’odeur ténue d’humus, et de rosée ; et lorsque nous marchons pieds nus sur le plancher, une touffe d’herbe très douce et tendre surgit juste sous nos pas. Je m’émerveille peut-être davantage que les autres, je sais que je ne suis pas tout à fait comme eux, mais je crois qu’ils sont tous sensibles à leur façon à ce genre de magie. Je pense que je n’ai jamais voulu davantage être sorcier que depuis que j’ai passé le seuil de notre dortoir. Il y a un je-ne-sais-quoi, une pureté d’intention, une bienveillance immédiate qui m’émeut, un peu comme l’immensité grandiose du plafond étoilé de la Grande Salle, mais cette fois-ci teintée d’ordinaire et de familiarité.
C’est peut-être cette familiarité qui me touche. J’avais très peur de laisser ma mère seule, si peu de temps après le départ de mon père. C’est sans doute égoïste, mais cette peur s’étiole un peu avec le sentiment croissant d’appartenir à tout ça, d’appartenir à quelque chose qui a rendu possible ce plafond étoilé, l’herbe qui caresse la plante de mes pieds, le feu qui se love tout contre mon cœur. J’espère devenir ce genre de sorcier, et montrer à ma mère ces merveilles de réconfort que je ne peux qu’échouer à lui décrire.
Dans ma grande pudeur, je me détourne un peu pour enfiler mon uniforme. Je camoufle mon corps creux derrière l’apanage des grands drapés qui entourent mon lit. Le satin de la chemise et le nœud jaune qui referme son col me font toujours un drôle d’effet. Ce ne sont pas des sensations que je connais. C’est doux, agréable, mais étrange aussi, précieux, autre. Je me sens comme un prince ; un faux prince, mais au moins avec quelque chose de la stature et ce parfum de luxe ancien qu’on ne peut pas imiter.
Je suis rassuré de voir tous les autres garçons se cacher des regards pour se changer. Il y a quelque chose de familier encore à cette intimité timide. Dorian file même se changer dans la petite salle d’eau attenante que nous partageons. Il a les joues un peu roses, je le devine plus réservé encore que moi.
De nous tous, je pense que c’est Alex le plus avenant, le plus ouvert aussi. Il a un petit air fanfaron. Je baisse le regard alors qu’il parade torse nu, affairé à trop de choses à la fois, de sa malle à son lit vers sa malle de nouveau. Il sait beaucoup de choses sur Poudlard, comme ses deux grandes sœurs sont déjà au château — les deux sont à Poufsouffle aussi. Il ne se prive jamais de le dire, ou de commenter, et c’est un bon guide à sa façon, si l’on excepte le plaisir évident qu’il prend à exhiber sa supériorité. Mais il a aussi un grand sourire, très franc et rieur qui lui creuse des fossettes et lui écarte un peu les dents du devant. Ce grand sourire là, quand il peut montrer qu’il sait, qu’il sait mieux et qu’il peut apprendre aux autres, c’est un sourire que je ne peux pas lui reprocher car il exulte une joie que je sais reconnaître, qui est celle de s’arroger une place après en avoir été privé pendant trop longtemps.
Je ne pense pas que ce soit quelqu’un de méchant, je pense même que l’on pourra devenir amis. Il s’est imposé à sa façon comme le chef de notre petit groupe. D’ailleurs, c’est lui qui vient de parler pour marquer le départ au petit-déjeuner, un instant avant le retour du préfet.
— Ma mère voulait me prendre un précepteur, pour que je reste à la maison. Mon père voulait pas trop, lui. Il dit qu’il faut couper le cordon. Ma mère, elle a plié quand j’ai dit que j’étais triste de pas aller à Poudlard. Elle a un peu pleuré, mais elle a dit oui à la fin.
— Elle a l’air un peu cheloue ta famille… Genre vieux jeu et tout. Sans vouloir te vexer, Fabian hein… Mais t’as pas l’air comme ça quand on te voit. Et toi Dorian ?
On se retourne tous les trois, Dorian est quelques pas en arrière. Il a l’air frêle, au milieu du couloir de pierre grise. Son visage s’éclaire un peu, alors qu’on s’adresse à lui, et il trotte timidement pour nous rattraper un peu.
— Je pensais pas trop recevoir une lettre en fait… Je devais aller à l’académie publique de mon canton, mais il y avait une bourse, alors ils ont été d’accord.
— Genre vraiment ? T’as une bourse ?
— J’imagine pas tes notes, ma mère elle dit que y’a que les super bons élèves qui peuvent avoir une bourse !
— Je sais pas trop…
— Tu m’aideras ? J’suis un peu une brêle partout perso. Je suis à Poudlard juste parce que mes parents sont friqués.
— Je… Oui, mais je sais pas si je suis si fort que ça… J’aime juste beaucoup les plantes, enfin m’en occuper.
— Bon bah, on se demande pas pourquoi t'es à Poufsouffle hein !
— J’étais pas très surpris non plus et puis… je pense que j’aurais pas été très adapté aux autres maisons.
— Perso moi non plus, après toute ma famille était à Poufsouffle, donc ça m’aurait fait bizarre de pas y être.
— Pareil, sauf un oncle je crois. Mais sinon tout le monde à Poufsouffle.
Je n’ose pas trop demander si c’est grave, de ne rien savoir de la magie. Tout ce que je sais, je le sais de mes manuels, enfin de ceux que j’ai pu lire. La dame du ministère n’est venue m’accompagner pour les acheter que la semaine dernière. C’est… à la fois fascinant et terrifiant, de se sentir appartenir et exclu. Peut-être que Dorian sera mon ami aussi, on saura se rassurer à deux. Il n’a pas l’air confiant non plus.
— Et toi du coup Mark, t’as zéro sorcier dans ta famille ?
— Euh… Euh non, je crois pas.
Je bafouille. Je sais qu’Alex ne me veut aucun mal, mais tous les regards se tournent vers moi et je me sens comme en défaut. Je déglutis et je tente de sourire un peu.
— Ça a été une grosse surprise, j’y croyais pas trop au début…
— Tu m’étonnes… J’aurais eu sans doute du mal à y croire aussi. J’avais déjà du mal à croire à la bourse, alors ça doit faire un gros choc.
Dorian est vraiment gentil. Ils le sont tous, mais c’est Dorian qui vient me toucher un peu le bras. Je devine ce que ça représente pour lui, alors je lui souris. Il me sourit en retour. Peut-être que c’est comme ça que je me suis fait mon premier ami. Juste un sourire, parce qu’il vient vers moi avec de la compassion, une compréhension très pure et très sincère dans le regard. C’est vrai que pour lui aussi, ça avait été une surprise, même s’il vient d’une famille de sorciers.
— Oui un peu, mais ça a été pire pour ma mère je crois. Elle y croyait encore moins. Puis je connais vraiment rien de rien, ça… ça me fait un peu peur.
— On va t’aider de toute façon.
— Ouais t’inquiète, on est des Poufsouffles. C’est pas comme si on allait te laisser tomber. Et si y’en a qui s’en prennent à toi, ça sera aller-retour de mon genou dans leurs castagnettes !
J’éclate de rire et Fabian aussi. Dorian fronce un peu les sourcils, mais il a un demi-sourire qui lui teinte les lèves. Son coude effleure encore le mien lorsque nous nous asseyons côte à côte dans la Grande Salle. J’ai l’impression de respirer un peu mieux, même si je ne sais pas trop qui voudrait m’embêter. La défense féroce d’Alex me fait au moins rire et puis, elle me met du baume au cœur.
J’en avais presque presque oublié Albus, lorsqu’il apparaît à mes côtés avec un air d’excuse.
— Je peux ?