
Les jeux d'enfants
C’est James qui le retient contre le mur de pierre grise.
— Lâche moi, putain !
Ils n’ont plus grand-chose à se dire, juste un peu de colère, un peu de tristesse. Ça menace de saloper le visage d’Albus, encore froissé du matin. Il tremble doucement et c’est comme un chat qui ronronne. James sait qu’il n’a pas le droit d’exiger même si l’envie lui crève de partout. Il a oublié les rires, les jeux, Albus tout petit hier, contre lui, qui fait semblant de ne pas sangloter. Il est inquiet, parce qu’Albus n’est pas pareil, parce qu’il s’est passé quelque chose, hier soir, ce matin encore, si vite, une grande avalanche qui a changé son frère.
Il a envie de chasser les grains de neige qui fondent sur ses cils. Albus ne le laissera pas faire ; peut-être hier, hier oui, hier il aurait abdiqué avec ses yeux d’enfant tirés par l’espoir. Aujourd’hui, c’est trop tard et James est malade de ne pas savoir ce qu’il s’est passé.
Il imagine le pire, parce que c’est toujours le pire qu’on imagine en premier. Bien sûr qu’on lui a fait du mal ! Beaucoup de mal. James n’était pas là et il s’en veut, la culpabilité tambourine dans ses tempes, ça lui serre le ventre comme un corset de barbelés. Et un instant plus tard, la folie retombe et non, bien sûr que non, non, c’est autre chose, ça ne peut pas être ça, il lui aurait dit, quand même, quelque chose de grave, on dit les choses graves, surtout à son frère. Puis le pire est rangé quelque part tout au fond d’un tiroir. C’est toujours comme ça qu’on imagine le pire : pour se rassurer qu’il n’a pas pu avoir lieu.
Et alors, comme le pire est passé, James en veut soudain à Albus. C’est pour cette raison qu’il veut exiger. Il en veut à son frère de lui cacher des choses parce que c’est injuste de laisser James s’inquiéter. “C’est juste que je me fais du souci pour toi.” La plainte paraît raisonnable. James n’a pas trop honte, alors il s’emporte, il serre un peu plus fort le poignet d’Albus qui crisse de déplaisir. Il veut faire volte-face, mais James est plus fort. De toute façon, il n’essaie pas vraiment, il ne se débat pas pour de vrai, c’est un jeu qu’ils sont en train de découvrir à deux car, chacun à leur manière, ils dansent autour de la vérité.
“C’est juste que je me fais du souci pour toi.”
— Lâche moi, putain !
Ils se font du souci, l’un pour l’autre, mais n’osent rien dire vraiment et c’est pour cela que James le retient contre le mur de pierre grise. Il lui fait mal, et un peu peur. Albus se souvient que James est beaucoup plus fort que lui. Il a déjà un corps d’adolescent, Albus pas encore, juste celui d’un enfant trop étiré de partout. Il pose sa joue contre la pierre, elle est froide comme de la neige. Ça lui évite de regarder son frère.
Albus se demande encore pourquoi il n’a rien dit, hier soir, ce matin encore, avant que l’avalanche ne l’emporte. En quelques heures, il a davantage menti qu’en toute une vie. C’est étrange, de découvrir si tard le sentiment de honte. “Je ne veux pas te dire.” Albus ne sait pas à qui il s’adresse. Il n’est même pas sûr de s’adresser à James. Il a les yeux qui se chargent d’affront, il hausse le menton pour montrer qu’il ne parlera pas, même tenu en otage. “Je ne veux pas te dire.” Albus se tient en otage lui-même. Il ne parlera pas. Il sait qu’il aime son frère, la ferveur méchante qui l’agite n’est pas dirigée contre lui. Elle est juste là, comme Scorpius dans le couloir.
Puis, après avoir lutté encore un peu, Albus glisse sa tête contre le torse de James. “Je ne veux pas te dire.” C’est tout ce qu’il peut offrir comme trêve, y compris à lui-même. C’est chaud, ça fond sur ses yeux et James, sans un mot, enfouit ses grandes mains de grand frère profondément dans sa tignasse. Ça a le parfum du souvenir.
— On a qu’à dire que t’étais malade, d’accord ? Quand les autres vont demander.
Albus acquiesce. Il se sent un peu éteint, comme un encensoir que l’on a recouvert.
— Je peux ?
Albus a le visage ténu, défait, il esquisse un sourire qui s’éclipse à plat sur ses joues. Ça lui tartine la mine comme un tapis de mauves défleuries. Il a les flancs osseux de celui qui tergiverse de douleur sans vouloir le dire. C’est comme ça que je le vois, et une sorte de pitié pégueuse noie la première joie de le sentir me frôler, s’installer maladroitement à côté de moi. Un autre garçon, plus grand, avec la même cacophonie sur le visage et cet air récité de grand frère bienveillant, lui ébouriffe les cheveux et il est déjà parti.
Albus laisse échapper un sanglot de rire et, au lieu de le ramener vers nous, de l’ouvrir à la conversation, on ne distingue plus que cette sorte de douleur poisse. Autour, les babillages se dissolvent. On ne dit plus rien. Je sais que je devrais parler, relancer la grande machine de paroles avant qu’on ne puisse plus faire semblant de ne pas entendre le silence.
Bien sûr, je ne dis rien. Je n’ai pas ce genre de courage. C’est Alex qui parle.
— Bah alors Potter ? On est trop célèbre pour dormir dans un dortoir, comme tout le monde ?
Il y a une forme d’évidence un peu brutale, dans la manière dont Alex le dit. À ce moment, je pense que tout le monde comprend abruptement qu’Alex n’aime pas Albus ; pire, c’est de la haine, c’est du mépris, du dégoût. Alex qui venait, il y a quelques instants à peine, de me promettre son amitié et de prendre ma défense.
J’ai un accès de nausée, car je ne saisis rien du revirement. Alex n’a jamais été comme ça, pas avec moi, pas avec nous. J’ai l’impression d’avoir été trahi, mais c’est absurde, absurde car je ne connais pas Alex, c’est encore un étranger, un garçon dont j’ai fait la connaissance hier au soir et avec lequel je n’ai échangé que quelques plaisanteries. Mais la trahison, le sentiment de trahison au moins, est là et je me rends compte que je m’en étais peut-être déjà fait une sorte d’ami.
Et puis, je suis bouleversé tout autant par la fidélité que j’accorde à Albus, que je connais encore moins. La méchanceté d’Alex me remplit d’indignation. Je ne le pensais pas comme ça, je ne le croyais pas comme ça, pas capable de ça. Il ne lui a rien fait, Albus. Ou peut-être que si, je ne sais pas, mais Albus n’a pas l’air d’être le genre de garçon à avoir fait des choses aux gens.
Albus, d’ailleurs, qui ne répond rien. Il a baissé les yeux.
— Hé, Potter ! J’te parle.
— Arrête Alex ! Il t’a rien fait. Laisse-le.
Albus ne relève toujours pas la tête. Je m’en veux de ne pas avoir pris sa défense, et je suis soulagé d’entre Fabian faire la leçon à Alex. Doucement, les conversations reprennent, ça vibre à nouveau comme un cocon et je ne me sens plus tout au centre de l’air immobile.
Je me penche un peu vers Albus, j’ai envie de lui dire quelque chose, une petite réassurance. Et je vois les larmes creuser ses joues dans la pénombre de ses cils. Je ne sais pas si quelqu’un d’autre a remarqué les larmes.
— Hé, ça va ?
Je chuchote. Il fait non de la tête.
— Fais pas attention à lui. Je sais pas ce qu’il lui a pris.
Blanc.
— Je m’appelle Mark.
Blanc. Il renifle.
— Moi c’est Albus.
Plus tard : Alex se met en travers du couloir, il a la main tendue droit devant. Il a le regard qui dérive sur le côté et un peu de rouge qui lui frelate les joues. Fabian se détourne comme par pudeur. Il cache mal un demi fou rire derrière son sac de cours.
— Bon, tu la serres aujourd’hui ou demain ?
Moitié de blanc.
— Puis merde hein !
Il a la main qui se jette en avant. Albus n’a pas le temps d’être surpris et il est déjà englouti tout entier dans une étreinte maladroite. Ça pue un peu la transpiration et la gêne leur colle partout sur la peau.
— Voilà, maintenant on est amis, on en parle plus. Fin de l’histoire.
Fabian a abandonné toute retenue, il tremble de rire tandis qu’Alex est devenu complètement cramoisi. Il croise mon regard, immédiatement après. Et je comprends soudain qu’il a fait ça pour moi. Je ne résiste pas.
— En fait, tu voulais juste faire un câlin à Al.
— Va te faire enculer, Mark.
— “Al” ?
— Ah, oui, pardon. J’aurais dû demander, désolé.
— Non, non. Ça me dérange pas.
Blanc.
— C’est comme ça que mon frère m’appelle, alors j’ai l’habitude.
Blanc. Il se rapproche un peu de moi et je m’efforce de ne pas le remarquer. Il sent un peu la transpiration. Juste un peu, comme il faut.
— Tu sais pourquoi Alex m’aime pas ?
— Pas trop. Personne a pigé je crois.
— Hum…
— Après, il s’est excusé. Enfin il a dit que vous étiez amis. Il est pas méchant, Alex.
— Hum…
— Personne est méchant en vrai, je pense qu’on peut tous bien s’entendre. C’est juste Alex qui a craqué un peu, puis après Fabian et Dorian ils sont super gentils. Tu verras.
— Toi aussi, t’es super gentil.
Et il me sourit.