
L'odeur du caoutchouc
Ce soir, le ciel est bas et les nuages épaississent l’horizon noir. Notre barque écarte un auvent de verdure et s’enfonce dans une grotte dissimulée, sous la falaise. J’ai froid, la lueur des bougies sur le plancher tremble sur nous. Dans la pénombre de la grotte, nous sommes comme des fantômes ; pâles, parce que la plupart d’entre nous ne savent pas ce qui les attend après.
Parmi nous quatre, il y en a un seul qui n’a pas très peur. Il n’a pas l’air non plus d’avoir froid. Il porte sa robe comme s’il en avait porté toute sa vie — et c’est sans doute le cas. Ses cheveux sombres font des enclaves sur son visage, jusque dans son cou.
Je veux lui parler, mais une autre barque s’approche beaucoup de la nôtre, nous agitons un peu plus les rames pour nous éloigner. J’ai le temps de surprendre, du coin de l’œil, un garçon plus blême que les autres, qui fixe au-devant de lui quelque chose qu’il est le seul à voir. Il porte une bougie au creux de ses mains, la cire chaude coule tout le long de ses doigts.
Puis, la barque n’est plus là et tout paraît plus sombre. Je venais de rencontrer Scorpius.
C’était juste hier lorsqu’Albus s’égare dans l’aile ouest du château. Je l’ai vu se jeter hors de la file qui nous conduisait au dortoir, dans l’espoir d’intercepter son frère au sortir du banquet. L’instant d’après, Albus a la pommette contre le calcaire froid, et l’émotion lui file des perles au bout du cil droit.
C’est un peu bête, un peu dommage.
Il ravale des desseins de chagrin, qui lui échappent quand même. “Tu t’appelles comment ?” Il ne s’appelle pas. Il regarde, il dévisage, il se retire à la contemplation, à l’échange, il s’immerge avec la bouche indolente dans la page qu’il a laissée.
Dans la confidence de ses rêveries, Albus dévisageait les gens comme des planètes, ou des étoiles, ou des galaxies. Quelques uns tiennent les autres en orbite, et la pensée est terrifiante. Alors, Albus se laissait dévorer par la peur, en commençant par l’extrémité des pieds, ça lui remontait partout comme des ronces et il aimait se saisir dans cet état de vulnérabilité.
Il aime moins ce soir, ou, enfin, il ne sait pas trop.
“Tu t’appelles comment ?”
Il était un peu comme ça, ce garçon. On le voyait, il a comme d’ordinaire le regard en barbacane, les doigts trop longs pour son âge et le teint souple, pâle, blanc, effacé, les fossettes hâves et ça lui enterre gentiment le visage. Il a de la terre sous les ongles qui tournent les pages.
Ce soir, il est une silhouette frêle contre un haut vitrail de blanc et de rouge, qui le déguise comme un échafaudage de lumière, dans la fadeur du soir. Le caoutchouc de sa semelle est impatient contre le verre. Son genou laisse découvrir l’intérieur cru de sa cuisse, qui fourmille dans la demi-nuit. Sous sa robe lourde, il a une chemise de satin blanche et un large ruban gris autour du cou, qui est brodé de perles en nacre.
Forcément, il ne s’appelle pas. On n’appelle pas quelqu’un comme lui.
— Scorpius. Je m’appelle Scorpius.
Il sourit, il lui sourit à lui, à Albus. Il ôte son regard du livre étroit qu’il tient comme une prière, et il parle. Il s’appelait Scorpius. Albus n’a pas le temps de dire son nom, il s’est déjà échappé, il fuit pour se démettre au devant de son corps. Avec les joues qui s’enveniment, il s’égare et s’égare encore, il emprunte chaque couloir qu’il ne connait pas pour tromper, peut-être, jusqu’à son existence.
C’était trop tard, nécessairement. Il s’appelait Scorpius.
Dans la confidence de ses rêveries, Albus dévisageait les gens comme des planètes, ou des étoiles, ou des galaxies. Scorpius était comme ça, comme une immense étoile. C’était parce que Scorpius était là, ce soir, avec sa semelle de caoutchouc sur le verre, qu’Albus tenait sa place dans la syntaxe des choses. Albus était là, en orbite, c’est-à-dire quelque part. Il n’aurait jamais voulu être ailleurs, ni maintenant, ni hier ; mais le poids de cette conscience était sur l’instant dur à porter.
Il se savait abandonné par avance. C’était une sorte de crise de foi. Maintenant, c’était salé sur sa joue et sur sa langue, comme du pétrole. Quand on s’arrache à l’orbite, on est un peu comme une marouette mazoutée. On a soudain les jambes trop longues, difformes. On s’échoue, on comprend qu’on ne vole pas, qu’on ne vole plus, qu’on ne volera plus jamais et ça devient pégueux contre le calcaire froid.
— Hé, hé. Pleure pas va, allez, pleure pas. C’est pas grave. Je t’en veux pas, papa et maman non plus, ils t’en veulent pas, je suis sûr qu’ils t’en veulent pas. Ça va aller, c’est vraiment pas grave, on se verra quand même, le château est pas si grand… Et puis Poufsouffle, c’est pas si mal Poufsouffle ! Maman t’appelle déjà “poussin”, c’était un peu prémonitoire, non ? Allez va, faut pas pleurer comme ça, Al…
On peut tout dire à son frère. Un frère, après tout, c’est fait pour ça, surtout un grand frère. C’est un soi mais en plus grand, en plus fort, en mieux. Mais ce soir, Albus ne peut rien dire de ce qui lui tourne dans la tête et de ce qui lui pèse sur le cœur. Alors il s’immole de larmes.
Albus ne veut pas avoir de secrets. Il voudrait se débattre, mais plutôt, il s’échoue en lamentations contre le torse de James, qui le serre contre lui sans poser de questions. James n’est pas du genre à poser des questions : il accepte, les bras grand ouverts, il fait l’éponge quand Albus empoigne sa robe, ses vêtements en dessous, quand il tâtonne pour s’agripper à un peu de chaleur.
La main de James se fraie un passage parmi ses cheveux. Sa respiration est courte, les sanglots gonflent dans sa gorge, il suffoque, il crache, il est muselé par l’immensité d’un désespoir qu’il ne sait pas comprendre. Albus se sent profondément malade, estropié même. Depuis qu’il a vu Scorpius, dans le couloir au vitrail, il lui manque quelque chose de lui-même, ça lui mange les boyaux par l’envers. Il est surpris de ne pas voir de terre sous ses ongles.
James continue de le cajoler. Il est impeccable, dans son rôle. C’est un grand acteur, James, il a l’expérience qu’Albus n’a pas lorsqu’il s’agit de se contenir. Mais jamais Albus n’avait pu croire que ce soir tournait ainsi, et par ainsi, il veut dire horriblement mal, car aucun autre qualificatif ne lui vient.
Pourtant, sous le regard inquiet de son frère, il se trouve incapable de dire quoi que ce soit d’important. Il ne lui vient que des insignifiances mais, après tout, rien n’empêche à Albus de jouer aussi son rôle, son rôle de petit frère. Il se laisse relever, on lui prend la main, sa main qu’il trouve toute petite. Il était encore ce petit garçon avec les mains entortillées dans les poches, perdu quelque part sur le quai au milieu des au revoir. Il court après ce petit garçon alors qu’il emboîte le pas de son frère. Il oublie que, lui, il n’avait pas d’au revoir au coin des yeux. Après James, il navigue patiemment les couloirs qui se chevauchent et se poursuivent. Le château ne l’impressionne déjà plus : il se confie, il se livre au sillage de son frère qui l’emmène.
Bientôt, ses joues fraîches sont séchées de l’émotion. Il n’a plus les yeux brillants que de s’être laissé voir, oui, c’est ça : laissé voir alors qu’on fourrageait trop longtemps dans sa tête, plus longtemps que pour les autres garçons. Tu ne te rends pas compte, James, ils me regardaient tous comme si j’avais trois têtes !
L’épreuve du tabouret, ça avait été quelque chose. Alors il rit encore un peu, parce qu’il sait que ça fait plaisir à James. Il l’accuse de lui avoir encore dit n’importe quoi — en plus, papa et maman l’avaient dit, qu’il n’y aurait ni troll, ni licorne mangeuse d’homme.
Mais peut-être qu’Albus aurait préféré affronter de grands monstres bardés de dents longues, plutôt que le regard de tous les autres garçons tandis qu’un vieux chapeau faisait son haruspice ; plutôt que de rencontrer Scorpius, ce soir — mais ne pas le dire, ne pas y penser, d’ailleurs James ralentit le pas, il arrive. Il l’a guidé devant un tableau très large, sur lequel une dame en atours élégants ronfle parmi les coupes de fruits et de vin. Il souffle un mot qu’Albus n’entend pas et le tableau s’écarte ; et Albus comprend. Il est secrètement heureux de ce que cela signifie. Ce soir, il se ravaudera un peu de chaleur parmi les bras de son frère.
C’était pour ça qu’il avait voulu le voir d’abord. Ça s’était imposé à lui dès qu’il avait compris, tout cadavre de petit garçon sur son tabouret, qu’il serait séparé de son frère cette année. Ce soir, il lui fallait au moins un peu de réassurance, s’assurer que James ne lui en voulait pas, faire semblant de ne pas s’en vouloir non plus, faire semblant de n’avoir jamais rencontré Scorpius et de ne pas sentir, au passage de chaque vitrail, l’odeur distincte du caoutchouc brûlé.
On dort déjà lorsqu’Albus se dérobe entre les draps, pour s’étancher de la chaleur de son frère. La chemise de nuit que James lui a prêtée est trop grande pour lui, mais elle est douce et si fine qu’il s’y sent comme nu.
La main de James glisse sur sa nuque, pour ramener sa tête dans le creux de son cou. C’est comme quand ils étaient petits, et qu’ils s’amusaient encore à déjouer la vigilance de leurs parents la nuit pour courir les plaines mauves.
James grattait un peu contre le mur qui séparait leurs chambres. C’était le signal. Quelques minutes plus tard, Albus descendait à son tour pour le rejoindre, pieds nus, derrière le petit débarras qui servait de cabane de jardin. Et alors, quand ils se retrouvaient, ils filaient parmi l’herbe longue en grands éclats de rire, les genoux maculés de terre grise.
Parfois même, ils se déshabillaient pour rouler dans les foins sans souiller leurs vêtements. Maman ne devait pas savoir, elle n’était pas comme papa, qui s’en fichait bien tant qu’ils n’allaient pas trop loin. Il les attendait parfois dans son grand fauteuil rouge, les nuits où il ne parvenait pas à dormir, avec les genoux garnis de papier à lettres. Il faisait souvent ça, leur père : la nuit, il écrivait pour passer le temps des lettres qu’il n’envoyait jamais. Il n’y avait que leur mère à qui il fallait cacher ces excursions, et puis leur petite sœur, qui aurait cafté et puis, c’était un truc de garçons.
Albus se souvenait trop bien des interminables nuits de septembre, l’an dernier, qu’il devait souffrir sans la compagnie de son frère pour dévaler les champs. Il lui manquait de connaître à nouveau ce genre de péripétie nocturne, pouvoir s’offusquer d’une ombre ou d’un criquet, pouvoir hurler dans le néant, entendre le rire de son frère comme un écho, le savoir là, lui, quelque part dans la pénombre, invisible et toujours là, jusqu’à le voir reparaître parmi les joncs juste vêtu d’un sourire. Puis, lorsque la lune était très haute, souvent cachée derrière les nuages et qu’on ne se distinguait plus, Albus et lui s’abandonnaient par terre, quelque part à la lisière du jardin.
C’était comme ce soir, James ramenait sa main dans le creux de sa nuque, tout contre lui. Ils se tenaient chaud, corps contre corps, dans la tiédeur des nuits d’été. Le lendemain, ils s’éveillaient dans leurs lits, car leur père les avait trouvés ; et la nuit avait le goût d’un rêve.
Alors ce soir, Albus s’endort contre son frère. Il n’aura pas encore ce répit longtemps ; on s’est aperçu de son absence, au dortoir. D’ailleurs, je me suis inquiété dès que je l’ai vu quitter le sillage de notre préfet, pour aller je ne sais où.
J’ai l’impression qu’il s’est passé quelque chose d’important, aujourd’hui, que je ne sais pas décrire. C’est comme un mouvement dans les étoiles ; un grand mouvement, une bascule dont je n’ai pas pris la mesure, pour l’instant.
Au moment de trouver le sommeil, je me retourne plusieurs fois, je guette le visage cois de mes camarades dans la pénombre bleue et je croise leurs yeux, qui sont ouverts aussi. Nous ne parlons pas. Nous n’avons plus rien à nous dire, parce que tout le monde se demande, sans trop oser mettre en voix nos pensées, où est le dernier garçon qui devait nous rejoindre.
J’aurais voulu lui parler. Demain.