
Chapitre 49
« Depuis l'aube de notre siècle, nous sommes observés par des êtres d'une intelligence absolue
- C'est qui, celui-là ?
- Orson Welles, il raconte des histoires.
- Steeeve, c'est Halloween, on devrait faire des conneries dehors, genre mettre le feu à la maison de Harrington.
- Tu as la rancoeur tenace, Emmet !
- Putain, j'avais oublié Harrington !
- Taisez-vous ! » proteste Steve.
Passé et présent se superposent dans son nouveau logement, minuscule rez-de-chaussée, barreaux aux fenêtres, comme chez Sarah. Mais sa crainte de collégien a été balayée il y a longtemps. Maintenant, Emmet et Douglas marmonnent en ouvrant de nouvelles bières, assis par terre, sans oser protester davantage, sans partir non plus. Bucky, allongé sur le ventre à côté de lui, donne à son ami un coup de coude avec un regard admiratif. Intérieurement, Steve sourit.
« C'était quelque mille et neuf cents années après le début de notre ère, pour cette soirée du trentième jour du mois d'octobre...».
On raconte que des lumières incandescentes ont explosé sur Mars, et que leur hydrogène déferle vers la Terre. Le bulletin météo rapporte des perturbations atmosphériques d'origine inconnue. Un fermier raconte que, pendant qu'il suivait lui-même l'émission, il a entendu le sifflement d'une fusée et aperçu une traînée verte s'écraser dans son champ. Maintenant, Doug et Emmet ont la bouche bée. Ils ne reconnaîtront jamais qu'ils sont subjugués, d'ailleurs, dès qu'ils s'en rendent compte, ils se donnent des tapes et se moquent l'un de l'autre.
« Mesdames et Messieurs, seigneur dieu, quelque chose s'extirpe de l'ombre, on dirait un serpent argenté. En voilà un autre, et un autre... ça ressemble à des tentacules. Là, je peux voir le corps de la chose... Il est massif, comme un ours, et luit comme du cuir mouillé. Mais sa tête, elle... Mesdames et messieurs, c'est indescriptible. Je peux à peine me forcer à regarder... Les yeux sont noirs et brillent comme ceux des serpents. Sa bouche est en forme de V, avec de la salive qui en coule... La chose se redresse... »
Bucky se ronge un ongle, des nœuds dans le ventre, plaisir d'y croire à moitié, au point de glapir de terreur quand Doug se jette sur le lit, à bout de patience. « Ah, t'es con ! » Son ami caquette, le bras autour des épaules de Steve. Emmet se précipite alors dans le couloir en beuglant : « A l'aide ! C'est la fin du monde ! C'est la radio qui le dit ! Ils sont là ! Tout est finiii !
- Pas une semaine et je vais déjà me faire détester des voisins... » gémit Steve.
Doug se rue sur les talons de son comparse, on les entend par la fenêtre : « Mais secouez-vous ! Personne n'a donc rien entendu ? Ah seigneur Dieu, que quelqu'un réponde ! Bougez, fuyez ! » Le temps que Bucky et Steve verrouillent la porte, ils sont déjà arrivés au bout de la rue : « On va sur le port ! Pourvu qu'il reste de la place dans les navires ! Bucky, Steve mais courez, pauvres fous ! ». Les passants se retournent, des fenêtres s'ouvrent.
« Mais vous êtes ivre, mon garçon ! rouspète un monsieur en grand manteau.
- C'est fini ce raffut ?!
- C'est la guerre des mondes ! Allumez la CBS et vous verrez ! » s'époumone Emmet en continuant de descendre l'avenue.
- Pourquoi est-ce que toutes les alarmes de la ville ne sonnent pas ? Mobilisez les canons ! »
Des cris retentissent, Steve ne sait où, et il espère fort qu'ils ne sont pas à attribuer à ces idiots.
« Madame, fait Doug à une vieille femme qui se penche, intriguée, à la fenêtre. Ma brave petite dame, je vous en conjure, faites une valise et descendez à la cave, ils nous auront tous, tous ! jusqu'au dernier ! Les MARTIEEEEENS !
- Putain Doug, pas les mamies... grimace Bucky.
- Tu risques d'être inquiété à West Point si on apprend que tu es mêlé à un tel mouvement de panique ? »
Bucky hausse les épaules, fataliste. Une étincelle d'amusement ne se résout à renoncer, au fond de son œil. Ils ont perdu leurs camarades de vue, mais devinent leur présence parmi des passants qui remuent et protestent, plus loin. Bucky se penche et soulève tout à coup Steve sur son épaule.
« Eeeeh !
- Les enfants d'abord !
- Eh ! Oh, là, Bucky sale traître ! Pose-moi immédiatement ! Pose-moiii, je vais crier... ! Bucky... !! »
Steve tambourine sur son dos, en riant à moitié. Doug et Emmet applaudissent. Il repose son ami avec tant de délicatesse que Steve lui donne une dernière bourrade sur l'épaule, pour rétablir l'équilibre.
« Si vous continuez ce tapage, j'appelle la police ! menace un père de famille à une fenêtre.
- Oui, très bonne idée, prévenez l'armée aussi, on ne sait pas de quoi ils sont capables ! »
Et les garçons détalent aussitôt.
« Bon, on a bien fait le job, se félicite Doug en frappant dans ses mains, arrivé au port. Allons prendre un verre.
- T'as pas assez bu comme ça, toi ?
- Une fille alors ? Steve, petit coquin ! »
Steve frissonne de dégoût. Doug éclate de rire et lui écrase son bras sur l'épaule. Dans le secret de leurs têtes collées l'une contre l'autre sous sa pression, Doug gronde, très bas à son oreille : « Tu sais... Tu sais... T'es le gars le plus mignon que j'aie jamais rencontré » Puis il le lâche brusquement, ricane encore et s'éloigne avec Emmet.
Le lendemain, Steve et Bucky partagent un café, un journal. Steve dessine des croquis sur une serviette en papier, une idée vague pour le concours des Arts de Demain qu'il n'a pas remporté l'année dernière. La presse fait état de vents de panique suite à l'émission. « Légendaires... » marmonne Bucky, et Steve sourit.
Il sourit encore et dessine encore plein d'espoir quand, quelques jours plus tard, la réalité bien flagrante lui éclate au visage charriée dans les fleuves de violence du vieux continent, la guerre du monde :
La Nuit de Cristal
« J'ai moi-même eu du mal à croire que de telles choses puissent se passer dans une civilisation du 20e siècle »
Tu fais quoi, alors, Roosevelt ?
« Les nazis alertent le monde : les Juifs seront éliminés si les démocraties ne les évacuent pas. » clame le Los Angeles Examiner, tandis que les rares photos qui ont pu être arrachées à la censure s'exposent dans Life Magazine. Steve lit et relit les journaux, se farcit la tête de commentaires, et d'analyses, sans réussir à se réfugier dans son quotidien pulvérisé.
Jamais il n'avait connu une telle violence, et les nombres mentent et se cachent
7 500 commerces saccagés ;
Une centaine de Juifs assassinés,
D'autres centaines qui se suicideront ou mourront des suites de leurs blessures
près de 30 000 déportés
C'est un massacre.
Steve marche sur les avenues en brandissant des banderoles, et qu'est-ce qu'on peut faire de plus ? Son crayon s'écrase sur les feuilles blanches, ou clame des demi-mots écorchés, en lettres capitales suffocantes. Les lettres de Bucky sont aussi désemparées et quand il revient en décembre, il n'a pas de réponse, il ne révèle rien de ce qui se dit à l'armée, il lève seulement les bras, ses beaux bras faits pour le jeu de balle, ses bras entraînés maintenant à manier les armes, et il murmure : « Toutes les nouvelles sont vraies, qu'aimerais-tu que je te dise ? »
Steve lui tourne le dos, face au vide, sur le toit de l'immeuble de son enfance. Le sang bute dans ses veines, comme un orage qui l'appelle, tu te souviens ? L'orgueil des héros. La vocation, un truc qui devrait te faire déplacer des montagnes, mais
Mon corps ne répond à rien
Je ne sers à rien
« Je déteste cette ville ! »
Il redescend et lacère ses premières esquisses de l'affiche pour les Arts de l'Avenir. Sur un carton ramassé dans une poubelle, il recommence une fresque, avec les lignes de propagande des années trente, puisqu'il le faut : je retiens ta leçon Wallace. Mais aussi avec toute la fougue de son âme vaillante, ciselée sur le fil de l'indignation.
La perception, pas la prédiction
Bucky dort dans son lit, comme une masse, le visage serein quand il dort. Est-ce que tous les hommes ressemblent à des enfants, dans le sommeil ? Ses bras et épaules nus, ronds, sous son tricot de corps sont lardés des bleus des entraînements. Si je tends la main, je peux passer les doigts dans ses cheveux. Steve s'arrache à sa contemplation et retourne à son dessin.
Dans la nuit, chaque trait de crayon est une lame dans l'âme, ça ne sert à rien rien rien.
« Ne fais pas de bêtise en mon absence, murmure Bucky en montant dans le train.
- Tu prends toute la bêtise avec toi. »