
Chapitre 50
« Pré-sélectionné ! » Bucky pouffe de rire dans son poing. Ah l'imbécile, lui envoyer un télégramme pour ça ! Il lui a collé la frousse.
« Si tu gagnes, je t'offre le champagne à l'Exposition Universelle, et je placarderai moi-même ton œuvre là-bas ! »
Tu entreras sans payer, Bucky, c'est le privilège de l'armée, le champagne aussi sera gratuit, c'est le privilège de ton joli sourire. On se gaussera comme les autres gars à la vue des pin-up des shows aquatiques, et on y retournera, taciturnes et enflammés, pour contempler les plongeons de haut vol des nageurs presque nus. On rattrapera, dans cette enclave surréelle, toutes nos escales manquées : le pavillon Savoy où joue Calloway nous consolera de Harlem, on attendra pendant des heures d'entrer dans le Périsphère et de survoler la ville de demain, on contemplera pour de vrai les tableaux des maîtres européens, on essaiera les dernières voitures de Stark et conversera avec des robots, c'est ce que Wallace m'a vendu pour rêve. Des fanfares infinies, des danses de tous les continents. La belle vie en parc d'attractions, voilà le futur qu'on promet aux grands enfants enthousiastes que sont les américains.
Mais un fil rompu sur l'Atlantique perturbe le printemps. Le paquebot Saint Louis frappe aux portes de la Liberté. Dans sa carcasse de métal, 908 réfugiés juifs allemands se cognent au refus implacable de la terre d'asile.
« Dans ce bateau, il y a des membres de nos familles ! Et même s'ils ne l'étaient pas, ce sont des hommes !
- Ça suffit, bougonne un homme au bar. On a assez donné pour leurs conflits il y a vingt ans de ça, ils ont pas été capables de maintenir la paix, de se défendre seuls ? Tant pis pour eux, on a assez avec notre crise !
- Mais avez-vous su ce qui leur est arrivé ? Personne ne mérite ça, c'est une question de vie ou mort !
- On crève déjà de faim petit, le taux de chômage ne descend pas, qu'est-ce que tu veux faire ? J'approuve pas ces barbaries, mais si on veut sauver un peu notre peau l'isolationnisme est prioritaire. C'est malheureux, mais c'est comme ça.
- On les voit venir, de toute façon, avec leur communisme...
- Mais... Aucun rapport ! grimace Steve. Honte sur vous ! Vous tous ! Comment pourrez-vous vous regarder dans la glace après avoir refusé un malheureux droit d'asile !
- On n'en veut pas de cette putain de guerre, comment tu peux ne pas comprendre ça ! C'est facile de dire ça quand on est sûr d'être réformé, avorton ! »
Bucky tire son ami hors de la brasserie. Steve fulmine, il le rouspète à moitié, rit nerveusement pour l'autre moitié, « Arrête de te moquer de moi ! », il en rajoute, pour le plaisir d'être empoigné à bras le corps, de mettre sa force à l'épreuve, de toucher la force de Bucky, sentir ses mains inquiètes sur lui. Ils courent à moitié quand les regards deviennent plus suspicieux, se bagarrent à nouveau dans la cour de son immeuble, en haletant, et monte l'agacement des mains, et monte leur pression et monte
monte encore
Bucky ferme les yeux comme face à la catastrophe, et pose son front sur le front de Steve, deux doigts sur son menton pour le retenir, un hoquet au fond du cœur. Le souffle de son ami baigne son visage. Il lui semble qu'il respire pleinement pour la première fois depuis longtemps, submergé par cette euphorie illicite. Sa main dégringole sur le bras de Steve et s'enroule autour de ses doigts. Il a les yeux fermés. Bucky inspire, deux fois, avant de clamer :
« C'est ce que tu penses ? Vraiment, la guerre ?
- J'en sais rien. Mais si je dois avoir tort, je t'en prie, convaincs moi ! J'ai la tête bourrée de révolte, et je n'arrive à rien, et j'ai la rage !
- Je ne sais pas non plus, bredouille Bucky.
- Je sais que ton père est mort au combat, s'adoucit Steve.
- Je sais que le tien était un tocard. Tu n'as rien à prouver.
- Va dire ça aux gars qui attendent sur ce bateau, ça leur fera une belle jambe. Tu crois encore que je fais ça pour moi ? Je voudrais seulement un peu plus de... de décence dans le monde !
- Steve, ça veut dire envoyer des gars au combat. »
Les pauvres types du bar sont des imbéciles heureux : on sait maintenant que la guerre est inévitable. Et que les États-Unis devront y participer.
Steve détourne le regard un moment, les mâchoires serrées. Quand il revient à Bucky, ses yeux brillent.
« Je... ne... », balbutie-t-il.
Il fait un pas vers son ami, lève le poing et le pose sur son cœur. Bucky tressaille.
« Je ne
veux
pas
que
tu
te battes »
Bucky prend doucement son poignet. Ses doigts pressent le creux de sa paume avant de le lâcher. Ils avancent vers chez Steve, les poings dans les poches, les épaules serrées l'une contre l'autre, d'un pas vif, muets, de plus en plus fébriles, le cœur prêt à éclater.
Bucky verrouille la porte. Steve jette son manteau sur une chaise, ôte ses chaussures. Il frotte son visage, s'interrompt, presque immobile un instant et va tirer le rideau. Tout l'air qu'ils déplacent est empli de cristaux enchanteurs et fragiles. Il revient vers l'endroit où se tient Bucky, pour se laver les mains. Ils ne se sont pas regardés. Et maintenant le souffle de Bucky balaie sa nuque.
et les mains
de Bucky
remontent sous son pull, sur sa peau qui frémit. Dans son dos, il sent battre son cœur, posé entre ses omoplates. Il ferme les yeux enfermé dans cet écrin de tendresse et passion. Ses mains sont fraîches, sève d'un soir d'avril. Elles se réchaufferont, bientôt viendra l'été. La prochaine fois qu'ils se verront, il sera gradé et prêt à partir. Peut-être même qu'il ne reviendra pas ici, à Brooklyn.
« Steve »
Steve balance la tête en arrière. Leurs nez et joues qui s'effleurent timidement les mettent à la torture. Bucky hésite.
« Ça ne... (il cherche ses mots) Je ne peux pas t'offrir la vie que tu mérites...
- Ma vie, j'en fais mon affaire. »
Bucky soupire une ébauche de rire. Le cœur de Steve s'agite sous ses doigts. Dans la pénombre, son ami murmure encore :
« Cette nuit.
- Cette nuit », s'étrangle Bucky, en embrassant la chaleur délicate de son cou.
Le corps de Steve se tend contre le sien, à le rendre fou. Il se souvient avoir pris peur, la première fois, dans leur incompréhension et leurs gestes bousculés mais ce soir il sent le désir émaner de tout son corps
Il te veut vraiment
Et son cœur bondit plus céleste encore.
La bouche de Steve cherche son oreille, la ligne de sa mâchoire, et lorsqu'il se retourne, la peau chaude de sa taille glisse dans ses mains grand ouvertes, ébahies. Le souffle de Steve baise ses lèvres, mais c'est Bucky qui l'embrasse, comme un phénix renaît au contact de sa chaleur, et leurs bouches souples et enflammées sont tout ce qui vit à cet instant. Ses doigts effleurent les joues de Bucky, comme s'il avait besoin de le toucher pour y croire vraiment, ses doigts de peintre
Baisers de rebelles
Peints à toutes les bombes du désespoir furieux, notre amour et le monde
C'est parfait tu sais
C'est en quelque sorte ce qui nous fait si ivres
En quelque certitude
Steve a des hoquets, entre le plaisir et le rire, silencieux dans le revers des soupirs, nerveux sans doute puisque c'est illicite, et il y boit jusqu'à la lie, sous les yeux fascinés de Bucky, qui vient chercher sa part dans sa salive rose
Je te tiens, toi que je voulais tant, toi le seul à m'éblouir.
Ils craignent d'aller trop vite, ils savent comme c'est bon, comme c'est fulgurant.
Ne dis pas que pour l'amour tout est possible, ce n'est pas vrai, pas pour les amours déviantes
Tais-toi, continue ce que tu fais.
(L'amour, puisque c'est ce dont il s'agit.)
Ne
dis
rien
Steve
Steve
Steve
Au milieu de la nuit, Steve sent Bucky coller son nez entre ses omoplates. Sa paume entoure son épaule chaude, parcourt le long de son bras, et s'immobilise
Plus tard, Steve se retourne et glisse son genou entre les siens
Il agite les paupières, le poignet enfermé dans sa main
Les rideaux bien tirés, on croit encore à la nuit. La cloche sonne. La main de Bucky qui caressait lentement son ventre s'arrête, le temps de compter, et s'enroule autour de sa taille. Son nez, ses lèvres explorent dans son cou la naissance des cheveux d'or. Le matelas tremble. Son corps massif et brûlant recouvre Steve. La sensation de son désir est étourdissante. Il a un peu peur de ce que Bucky veut faire, sa jambe entre les siennes. Il descend sur son épaule, son torse grêle qui l'embarrasse encore. Quand sa langue effleure avec hésitation le bas de son ventre, Steve comprend dans un grand chamboulement indécent, excitant. Bucky s'arrête, il respire, ses poumons gonflent sur ses cuisses. Steve tend la main et caresse son front. Il murmure :
« Tu l'as déjà fait ?
- Non, chuchote Bucky.
- Reçu ?
- Oui. »
Un pouce effleure le duvet blond, à l'intérieur de sa cuisse. Steve frémit :
« Fille ?
- Non...
- Fairy ?
- Oui.
- Voyou. »
Il le caresse, d'une longue caresse de sa langue chaude. Steve s'étrangle, mais avant de poursuivre, c'est à dire de commencer, Bucky murmure encore, en passant la main sur sa jambe :
« J'ai pensé à toi tout du long.
- Tu mens...
- Non. »
Des chuchotements glissent comme du satin dans l'air, des mots épris, coupés de rires, chatouilles sur ta peau. Une plainte complaisante tire sur le bras, reste, ne dit-elle pas.
Éclaboussures pieds nus au lavabo, chamailleries sur le lit à tirer tes bretelles comme des gamins.
Le silence. Steve sur la pointe des pieds, les bras autour de Bucky.
Une main résolue tire le rideau.
Par la porte, le soleil envahit le seuil.