À Brooklyn

The Avengers (Marvel Movies)
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À Brooklyn
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Summary
À Brooklyn, rien ne se passe comme prévu.Voici comment Bucky et Steve sont devenus amis inséparables et comment cette amitié a surpassé le déni et le refoulementVoici aussi comment Steve a entamé sa carrière d'artiste, et comment Bucky est entré dans l'armée.Un Slowburn, de l'art, de l'Histoire, un quartier et des garçons sans pères, dans le New York de la Grande Dépression.
Note
Si je vais jusqu'au bout, de 1931 à 2023, cette histoire sera racontée en cinq parties avec tous les tropes qu'on aime : friends to lovers, ennemies to lovers, triangle amoureux, slowburn, memory loss etc.Mais pour le moment, nous sommes à New York pendant la Grande Dépression, et Steve et Bucky sont de tout jeunes adolescents.Il n'est pas nécessaire d'avoir vu aucun film pour la lire. Les parties suivantes seront davantage intégrées dans leur récit, je vais m'efforcer de les rendre cohérentes en elles-mêmes mais le but n'est pas de re-raconter la saga, plutôt ce qui se passe entre les scènes.Malgré les recherches que j'ai effectuées, si des éléments historiquement improbables demeurent, je recevrai volontiers vos remarques.En ce qui concerne le passé des personnages, j'ai mélangé les sources, entre le film et les comics.Bonne lecture à vous
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Chapitre 45

Le lit est vide, la chambre est vide.

Mille et une mains tentaculaires écartèlent brusquement le corps à peine réveillé de Bucky

et ce n'est que le début

du regret

Merde. Merde, merde, merde !

On a déconné !

Qu'est-ce que je t'ai fait Steve,

Comment ai-je pu me laisser, te laisser...

Oh seigneur, seigneur, ce n'est pas vrai !

Les frissons lacèrent sa peau, la nausée enfle dans leurs sillons. Ses mains montent à ses cheveux sur lesquels il tire en retenant ses gémissements, ses poings sur les tempes.

Respire par le nez. Reprends-toi, cadet Barnes ! 

Bucky jaillit du lit, souffle très profondément plusieurs fois. Il s'habille, secoue les draps à la fenêtre, fait le lit au carré, replie son matelas, habité par ces gestes militaires dont la rigueur le canalise mais dont les contours étriqués marquent désormais au fer rouge son indignité.

Il jette là-dessous les feuilles barbouillées de peinture écarlate

Sa tête éclate

Merde merde merde !

Que fait Steve si longtemps dehors ?

Reviens vite, je veux qu'on en finisse, c'est à dire qu'on continue comme avant,

Insouciants

Steve

Il s'immobilise, agenouillé par terre, le coude sur le lit, dont les draps exhalent encore leurs odeurs, comme une gueule mensongère, le faisceau de plaisirs inespérés

Arrête Barnes !

Reprends-toi, pense avec ta tête.

Ce n'est pas parce que ça s'est passé comme ça que c'était bien, ça non !

Ce ne sont pas des choses qu'on fait à un frère, à un enfant, pas à un homme !

Qu'est-ce qui m'a pris de croire que c'était une folie douce, quelque chose qui devait arriver, l'apogée de notre amitié lardée de ces sentiments bizarres

Un truc à accueillir pour mieux le briser ?

J'ai cru pouvoir me moquer des interdits, parce que c'était lui

Comment ai-je pu basculer ? Moi ? Et l'entraîner...

Si Steve est sorti, c'est sans doute parce qu'il s'attendait à ce que tu débarrasses le plancher en toute discrétion, pour retrouver sa chambre vide avec soulagement.

Mais je reprends le train ce soir, il le sait.

Il voudrait qu'on se sépare, comme ça ?

Peut-être qu'il regrette. Ça arrangerait certaines choses, mais – Bucky frappe son cœur -

J'aurais si mal pour lui qu'il regrette,

Je ne voulais pas qu'il se sente mal, jamais.

Mais à quoi tu t'attendais ?

Il méritait une jolie fille, une première fois heureuse avec quelqu'un qui l'aime vraiment

Et moi, je suis venu le toucher, lui demander de me toucher, de me soulager, comme une espèce de

Brute ignoble

Et cet idiot loyal et rebelle a fait comme son Wallace, pour me satisfaire, de peur que je parte

Bucky presse les mains sur ses yeux et suffoque

Il a tendu la main vers toi, et après ? Ça ne veut rien dire. Il ne pouvait pas savoir ce que ça fait

Toi, tu savais !

et maintenant ?

 

Brooklyn fourmille au-delà du seuil où se tient Bucky ; des flots de passants poursuivent leur vie d'animaux mécaniques, et lui immobile au milieu

si torturé qu'il doute que les autres vivent autant que lui

si blême, fantôme de lui-même dans ce corps coupable et possédé qui sait la vérité, que les couleurs du monde paraissent artificielles.

Il se rappelle du jour où ils ont joué avec son ballon pour la première fois, sur le trottoir ils dépassaient cette foule inconsistante, seuls au monde déjà, dès le jour de leur rencontre. L'insouciance ? Illusion, mon petit Bucky. Dégommée à l'instant où Steve a attrapé ton ballon. Le pire, c'est que ça me donne envie de sourire. 

Ai-je tout gâché ?

Et puis il l'aperçoit, assis en tailleurs sur un banc, pas très loin de l'immeuble, assez loin pour que Bucky puisse faire semblant de ne pas le voir s'il veut partir comme ça

Mais son choc est si intense que la rue tout entière a dû en être illuminée un instant

Comment peut-il croire que je vais partir comme ça ?

Il y a un sac en papier et une bouteille de lait à côté de lui. Un pauvre gars lui demande quelque chose, Steve fait le fond de sa poche pour lui trouver une piécette.

Bucky s'assoit de l'autre côté du sac. Il ne pleut plus. Le ciel est gris, couleur uniforme des cadets, ciel morne d'habitude et de gueule de bois. Seigneur, que le jour s'est vite levé.

Steve sort un hot dog du sachet, et le partage en deux. Bucky mâchonne difficilement une bouchée, noué de la gorge au ventre, passant par l'estomac qui bourdonne, une pointe dans le plexus qui n'est pas partie même après des étirements, pour me rappeler que tu t'es niché là, à chaque respiration

à moins que ça ne soit la marque de ma faute.

« Je suis désolé, je n'ai plus faim », murmure-t-il en reposant son pain.

Steve repose le sien aussi. Sa main est appuyée sur le banc, à côté de celle de son ami. Il demande, en la regardant :

« Ce n'était pas bon ? »

Oh Steve. Le meilleur du monde.

« Et pour toi ?

- Oui. »

Bucky s'adosse avec un soupir soulagé mais aussi dévasté. Steve est plus courageux et honnête. Il tourne même la tête vers lui. Steve est sentimental et solitaire, Steve mérite mieux. Bucky lui donne une petite bourrade sur l'épaule. Son poing reste collé là, pendant qu'il détourne la tête en pinçant les lèvres sur la brûlure. Il a l'impression d'être ivre, que les textures, les forces, les couleurs sont différentes de la réalité, une iridescence grasse qui colle à la surface des choses, qu'on a eu l'indécence de gratter au déchirement la nuit dernière.

Seigneur, la nuit dernière...

Et maintenant ?

« Je suis attendu pour déjeuner, chez les Barnes. »

Maintenant on en porte les cicatrices

Steve hoche la tête. Bucky laisse retomber son poing et ajoute :

« Viens avec moi. »

Et ensemble, surmontons vite cette nuit, cette folie douce, la mélancolie du lendemain.

On se tiendra bien. On savait le faire, avant, on n'est pas si nuls, on y arrivera encore. On a toute notre amitié, pour le reste, notre amitié infaillible qui saura tordre le cou au regret, au malaise, à la honte ; que rien ne dépassera jamais.

« Steve ? »

Steve lui rend sa chiquenaude.

De quoi tu t'inquiètes ? Je suis plus fort que tu ne le crois.

Je sais que ça va le faire, ça ne doit pas nous nuire

Qu'est-ce que ça peut faire, ce n'était qu'une nuit

On savait que ce ne serait qu'une nuit :

Nous ne sommes pas comme ça.

Nous sommes deux pauvres damnés d'orphelins qui essayons de nous en sortir dans cette maudite vie, ce monde bancal dans lequel nous essayons de tailler notre place

Comment pourrions-nous nous condamner nous-mêmes à

cette marge, cette voie sans issue, cette impasse

ce ghetto sans sortie des artistes

Oh Bucky, ça n'est pas la vie à laquelle tu as le droit !

Jamais je ne voudrais causer ta perte

« Je ne veux pas me battre contre toi. »

Bucky garde un visage impassible alors qu'en lui tout s'effondre. C'est le mieux qu'ils puissent se dire, pourtant. Il ne savait pas à quoi il s'attendait. Rien, probablement, ne pouvait éviter le déchirement, rien qui de vienne de Steve.

Peut-être pas sentimental et solitaire

Peut-être seulement loyal et solitaire

Pour le reste du monde, je peux encaisser.

« Eh ben, ma gueule, c'est quoi ces tronches d'enterrement ? Scène de ménage, ou bien ? »

Steve et Bucky tournent en même temps des yeux ahuris vers Doug.

« Doug ?

- Oh, je viens de me rappeler. Merde. J'avais oublié pour ta mère, Steve. »

Steve hoche la tête, très basse. Soit Doug s'est planté dans la date, soit il fait exprès.

Doug. Ça, pour une apparition opportune, c'en est une.

Ils se recueillent tous les trois face à la stèle très propre, Bucky devine que Steve vient souvent et son cœur se fend un peu plus. Doug qui ne sait pas où se mettre vole des fleurs çà et là pour composer un bouquet. Steve essuie ses joues, frotte ses paumes sur son pantalon et tousse.

« C'est quoi cette toux ?

- Maman, c'est toi ? J'entends ta voix ! Bucky, tu as entendu, toi aussi ?

- Ah, t'es con...

- Ne dis pas de gros mots devant ma mère s'il te plaît. »

Bucky rejoint Doug pour laisser à Steve un peu d'intimité. Ils déambulent parmi les stèles, lisent les noms des vétérans, Bucky raconte l'histoire des divisions qu'il connaît, Doug clame des « Ouais, bravo, gars, bien joué, repose en paix maintenant ! » Steve lève les yeux au ciel et ne peut s'empêcher de courir pour les rejoindre. « Putain, Rogers, tiens-toi bien, là !

- Langage ! »

Et comme le gardien s'approche, ils déguerpissent en dérapant entre les tombes. Dans la rue, Steve tapote le dos de Bucky.

« Merci pour l'invitation, mais je n'ai pas faim pour un déjeuner.

- Tu viendras à la gare tout à l'heure ?

- Oui. »

Il semble soulagé, Steve hausse un sourcil, sans se regarder : redoutables adorables.

Steve emprunte la direction opposée au quartier des Barnes. Il propose les restes des hots dogs froids à Doug qui râle mais les dévore quand même en trois bouchées. Après avoir roté, il lui donne sur l'épaule un coup à le faire valdinguer sur la chaussée, et le rattrape par le bras.

« Bon. Qu'est-ce qui vous arrive, vieux ? »

Steve cligne des yeux. Il y retrouve cette nuit, sa chaleur, sa bouche et ses mains sur lui. Il hausse les épaules. Doug gronde : « Okay. Viens, on va perdre quelques parties de billard. »

 

Donald est fou de joie de revoir Bucky, le big Barnes est taciturne, si glaçant que Bucky craint qu'il lui reste du rouge à lèvres. En allant se laver les mains, il vérifie dans le miroir que les doigts et la bouche de Steve n'ont pas laissé de trace. Ses paupières sont lardées des souvenirs de sa peinture à grands traits écarlates, il les revoit quand il ferme les yeux, et sent irradier pareillement dans son dos les caresses de Steve. Son cœur palpite et les fait chatoyer comme des ailes. Ma peau qu'il a embrassée. Lui.

« Te voilà songeur ! s'étonne Helen.

- Oh, pardon. Je réfléchissais à un de mes examens, un problème insoluble.

- Aucun problème n'est insoluble », corrige le Big Barnes.

 

C'est vrai, quand il retrouve la routine de la caserne et le salut de sa rigueur qui ne permet aucun dérapage, Bucky sent se refermer sur lui la cuirasse familière avec soulagement. N'y pense plus.

On ne va pas faire toute une affaire de quelques caresses, et puis c'est terminé.

Il s'élance sur la piste jusqu'à ce que ses muscles menacent d'éclater et que ses poumons supplient, et que son cerveau saturé ne soit plus occupé qu'à respirer, à garder l'équilibre, à le bombarder d'endorphines pour ne pas trébucher.

On ne laisse pas les cadets respirer, on les tient en tension.

(On l'a fait, on s'est vraiment fait ça ?

On a péché)

Ne te laisse pas arrêter dans ta course !

Et à chaque fois que son talon tape le sol, Bucky sent sa faute s'écraser, se distancer, se piétiner. 

Refourguée dans la boite à souvenirs, cette initiation complice, cette première cuite insolite, cette ultime connerie à tous les deux

(ça, c'était une putain de très grosse connerie

Peut-être un peu trop grosse pour nous

je ne nous y reconnais pas)

C'est fini.

(il a bien admis que c'était)

Bucky étudie la chimie, la mécanique, l'ingénierie

(une

seule

nuit)

Enroule son esprit autour des équations, le réduit à la taille d'une balle, en plein cœur de la cible

( n'est-ce pas ?

Mais oui, bon sang, où as-tu la tête ?

Comment pourrait-il en être autrement ?

Tu es idiot de penser des choses pareilles !

S'agenouille avec dévotion pendant la messe jusqu'à ne sentir plus que la pierre sur ses rotules

Alors tais-toi

tais-toi

tais-toi)

Et des décisions sur le terrain, à prendre en toute urgence, parmi les arborescences de choix, parfait labyrinthe : occultant j'en veux encore

(Il est idiot

c'est une foutue tête brûlée

Il a bien dit qu'il ne regrettait pas ?)

Bucky travaille, déjeune avec ses camarades, plaisante, soutient, encourage ; le souvenir bien tassé au fond de son esprit

(Steve, répète-moi que tout va bien

que tu ne m'en veux pas)

Comme un des diables à ressort que Steve peint dans la fabrique, pour Noël

J'ai vraiment, nous avons vraiment

fait

Prêt à surgir

l'

« Barnes ? demande son voisin de chambre un matin. Tu vas dire que c'est pas mes affaires, et je ne te demanderai pas de détails...

a

- Hum... », répond vaguement Bucky en frottant son visage pour ne rien trahir de sa panique ni de son insomnie, l'esprit encore nerveux et égaré.

m

Il a passé la nuit à étouffer dans son oreiller, saisi par une anxiété sans limites. Il ne se savait pas capable d'une telle violence, il ne pensait pas être capable d'héberger un monstre pareil

o

ou d'y survivre

Qu'est-ce que tu fous ma tête, qu'est-ce que tu flanches, mon corps ?

et il a tremblé en en avançant les mains tendues dans son noir à la recherche de la fin, la fin de ces questions sans fin, sans fond, sans forme, une angoisse viscérale comme il n'en a jamais connu

u

Qu'est-ce qui m'a pris ?

Je ne me reconnais plus

r

« T'as juste l'air bien préoccupé depuis ton retour. »

Bucky hausse les épaules, le regard flamboyant. Personne ne doit savoir, jamais. J'ai passé une mauvaise nuit, aujourd'hui est un autre jour, je vais me lever, je vais manger, je vais me concentrer

« Je vais me reprendre. »

?

Tu dois arrêter d'y penser.

« Quoi que ce soit, gars, oublie pas que ta place est ici, hein ? Rien ne peut t'atteindre, ici. »

Bucky sourit, sincèrement. À quoi pense-t-il ? Une famille abusive, des comptes de rue à régler ? Sans doute. Rien ne peut t'atteindre, ici. Il a raison. L'armée te guérira, ta place est ici. Ta place est ici. Ta place est ici. Ta place est ici. Ta place est ici.

Personne ne saura jamais, et tu vas continuer ta vie.

(nous avons fait ça !

tais-toi, c'était juste une nuit, c'est fini !

la nuit des freaks, une dernière comédie

et Steve a dit : va !

Tout va bien

on ne va pas monter en affaire ces quelques caresses)

 

(Seigneur

c'était Steve)

 

(Steve

et moi

sa chair

ses soupirs)

 

(nous avons fait ça !?

Cette intrusion scandaleuse

merveilleuse

outrageuse

deux hommes

qu'est-ce qui m'a pris

c'était rien, juste une nuit)

 

(c'était juste nous)

 

(c'était...)

 

(Tais-toi

Tais-toi

Tais-toi)

 

« Bordel les tantes, on se secoue ! J'vous jure que la dernière tafiole à finir son parcours défilera en tutu au mess ce soir ! »

Bucky toise Perlman. Quoi, c'est parce que tu es dans les douches, entouré de mecs nus, qu'il te faut crier bien haut et fort que tu n'es pas une tante ? Jamais son supérieur ne saura. Si cela se savait, malgré son statut de major de sa compagnie, Bucky perdrait immédiatement toute virilité à leurs yeux, et tout l'honneur aussi, dépouillé, dégradé.

Mais ce n'est pas la crainte qui enfle en nuées excitantes dans les rougeurs de Bucky.

Jamais il ne saura.

Non : Bucky le nargue, les yeux noirs. Diable, le goût de l'illicite de Steve l'a conquis.

« Les Midshipmen viennent d'arriver. Prenez exemple sur Barnes ! »

Bucky, il n'y a pas de quoi être fier. Tu trahis l'armée. T'es qu'un putain d'hypocrite. T'es un sale queer qui se pavane, un imposteur qui laisse les autres se faire insulter à sa place. Steve, lui, a osé confronter un mec qui avait offensé son ami. Steve sera dans le stade aujourd'hui, ensuite on ira dîner ensemble dans le restaurant de la caserne, je lui ferai visiter. J'ai hâte d'entendre ses questions, peut-être même qu'avec le recul, on rira de cette nuit aussi, à nous deux on saura l'enfermer à sa place. On se soutiendra. J'espère seulement qu'il ne regrettera pas trop de voir la caserne tout en sachant qu'il ne peut pas y être admis. Je me demande si c'est une bonne idée. Mais il est plus fort que tu ne le crois, il sait ce qu'il fait. Et moi j'ai confiance en lui.

Bucky se redresse. Dans ce monde d'admiration sans désir, c'est lui le roi, le plus fin des soldats, jamais un pas de travers. Même Perlman laisse un regard traîner sur lui quand il se change, éloquent, plus qu'il ne le devrait. Au changement de mine du cadet, il détourne les yeux. Trop tard. Bucky termine de nouer ses lacets, la nausée jusqu'au bout des doigts. Le vestiaire se vide. En passant à sa hauteur, dernier à sortir, il toise le gradé et le menace d'un coup de tête si brusque que l'autre ne peut retenir un mouvement de recul. Il ne s'accorde pas le temps de voir sa réaction, il avance vers sa place sur le terrain. Un geste pareil peut lui coûter cher, ses épaules frémissent d'ailleurs, prêtes à recevoir dans le dos un cri qui le disqualifiera. Mais Perlman ne dit rien. Il se poste à ses côtés. Peut-être lancera-t-il une rumeur, plus mesquin, plus avilissant encore. 

Cesse d'y penser. Joue. Joue ta vie insupportable, ta réputation, joue toute ce qui s'enflamme au fond de tes tripes et crève le monde. Maîtrise Perlman, domine-le ! Fais-lui mordre ce putain de plancher jusqu'à ce que ses dents usées ne puissent plus jamais insulter quiconque !

« Arrête de te la jouer perso, Barnes !

- C'est toi qui fais de la merde dès qu'on te file la balle ! »

Quand il est ainsi provoqué, Bucky devient un démon que rien ne peut arrêter. Sa peau stridule, dépassée elle-même par la vivacité de ses muscles qu'il fouetterait volontiers si c'était possible. Plus vite, je veux du prodige, je veux les écraser tous TOUS ! On siffle. Perlman l'assigne au banc de touche. Avant de tourner les talons, Bucky crache : « Tu me regardes encore une fois comme ça, t'es mort ! »

 

« Cadet Barnes, le Sergent Patterson vous demande ! »

Les Black Warriors ont remporté le match, mais pas grâce à lui, cette fois. Bucky, blafard, lutte pas après pas pour atteindre le bureau du major sans vomir, sans trébucher. Il n'a même pas le loisir de redouter l'entretien. La sueur qui l'irritait est devenue glaciale. Il claque les talons, lève la main sur le front en salut.

« Qu'est-ce que c'est que ce comportement de bouse rance, Barnes ? Tu crois que je n'ai pas vu ton sale jeu de pouvoir ? Qu'est-ce qui te prend, petite merde, tu te crois meilleur que tout le monde ? T'as rien appris du jeu d'équipe ? Tu fiches quoi à l'armée ? Même une bonne recrue comme toi peut finir dans le caniveau, et j'peux te dire que t'as pris le train express ! »

Bucky garde le regard droit, la posture militaire, si crispé que ses muscles et tendons se verrouillent. Il n'y a rien à répondre, le chef va lâcher son fiel, l'insulter de tout ce qu'il sait, et lui donnera congé avec une sanction salée après l'avoir bien secoué.

« Tu ne vas pas nous lâcher maintenant, Barnes. Reprends-toi, remets tes idées et tes couilles à leur place. Putain, tu me déçois, je ne te savais pas comme ça. C'est une gonzesse qui t'a mis l'esprit à l'envers ou quoi ? »

Si je pense à Steve, il va le voir. S'il voit Steve qui m'attend dehors, s'il comprend, on est morts. Ne pense à rien. À RIEN. Bucky est doué pour cela, compartimenter sa tête, le diable à ressort, je t'ai à l'oeil.

« Chef, oui chef ! clame-t-il vibrant de conviction.

- Tu vas me frotter les douches, décrasse les joints jusqu'à voir ton reflet dans l'reflet de tes pupilles, tu m'as bien compris ? »

Steve, je crois que l'univers entier conspire à nous empêcher de nous revoir.

Bucky astique les sanitaires, et il ne peut rien faire pour le prévenir. Steve saurait, il ferait transporter un soldat de plomb, un avion en papier, un flyer jusqu'à lui, il mettrait tous les drapeaux en berne. Bucky exécute sa corvée en serrant les dents, en s'écorchant les muscles, épuisé comme si on grattait la moelle de ses os à la petite cuillère.

 

Il doit être parti maintenant.

Son soupir dessine un halo de buée sur les carreaux dont le blanc lui retourne l'estomac. Il n'a plus la force de se lever, ses genoux ont trop frotté sur le sol. Dans ses muscles engourdis, les fourmis grouillent. Il crève de faim.

A genoux, là, le front sur le carrelage qui sent le détergent, comme à l'hôpital,

Je vais prier pour le pardon, pour la délivrance, et pour le bonheur de Steve

 

Quand il revient dans la salle commune, c'est le silence, autour de la radio.

Dans le Panay, une canonnière qui était en train d'évacuer des membres de l'ambassade en Chine, vient d'être détruite par l'aviation japonaise. On comptera, le lendemain, trois victimes et quarante blessés. Immédiatement, Tokyo présente ses excuses, le Japon croyait taper sur ses voisins. Les cadets échangent des regards plombés. On sait que l'opinion publique favorise l'isolationnisme, Roosevelt est tenu de la prendre en compte, bien que ses opinions personnelles soient nuancées, alors il ne demande aucune réaction militaire.

Le lendemain, les troupes japonaises, prennent Nankin, la capitale d'où gouverne Tchang Kaï-chek et ouvrent le premier grand massacre de la Seconde Guerre mondiale.

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