
Chapitre 46
Bucky ne doutait pas vraiment que Steve viendrait l'accueillir sur le quai de la gare, il ne sait pas s'il doutait, il a préféré faire comme s'il n'y pensait pas. Juste ce crépitement, cette impatience née une nuit et jamais éteinte depuis.
« Tu as maigri.
- Sarah, c'est toi ?
- Crétin.
- Non, c'est pas Sarah. Arrête de tousser, tu vas tous nous contaminer.
- C'est mon but secret. Les japonais m'ont engagés, eux.
- Tu as le gabarit.
- Va te faire foutre.
- Steve...
- Pendant ce temps, je vais toucher deux mots à ton boss pour lui dire de bien te nourrir.
- Oh, revoilà Sarah !
- Hum, fait Steve debout sur un banc du quai. C'est lequel ton boss, au fait ?
- Allez, viens. »
Le sac sur le dos, Bucky fend la foule des cadets et familles, guidé par la lumière or pâle de ses cheveux. Ils quittent le quai, la gare, la rue, se perchent sur le pont qui surplombe les rails parce qu'ils n'ont pas vraiment de destination. De wagon en wagon, ils balancent les répliques de leurs conversations éparses, sans oser se regarder.
« Alors Bucky, clame William au bar, on n'a toujours pas vu la remplaçante de Frances !
- On a à peine le temps de pisser au régiment, alors une relation, c'est la lune...
- Ça empêche pas de s'amuser un peu pendant les permissions...
- Ah ça... ! » sous-entend Bucky, avec un sourire espiègle.
Et il quitte le bar comme un roi.
Revenu dans l'ombre, il tressaille. Il avait hâte aux vacances autant qu'il craignait les retrouvailles, mais il n'avait pas du tout pensé qu'on parlerait de filles. Faudrait peut-être te laver de tout ça dans une relation convenable, tu me diras. Mais Bucky est un sentimental, il lui répugnerait de provoquer une histoire sans lendemain, de redevenir l'amant intouchable. Et les filles de joie... Bon. "C'est une gonzesse qui t'a mis l'esprit à l'envers ?" a demandé le major. Connasse d'ironie. Mon gars, si tu veux savoir : j'étais bien plus stable avec ma gonzesse.
Bucky tressaille. Steve attend seul sur le trottoir, les mains dans les poches, le nez en l'air, minuscule ange blond dans la fête, non : dans la nuit. Une trompette claironne, dans le bar, dans leur dos, et fait tourner les yeux de Steve vers lui. Son visage s'éclaire à cet appel dans les ténèbres, un appel triste et têtu.
Chloe !
Lucioles à travers les marécages, errances de lumières vertes
Un cheveu d'or dans le labyrinthe
Bucky lève ses verres, ouvre la bouche et chante :
Chloe !
Le Coca Cola chavire sur les pavés, on abandonne l'idée même de l'ivresse, ça sera mieux étalé par terre que dans nos synapses insensibles, j'ai trop usé mes nerfs sur les souvenirs acérés, je ne ressens plus rien ou plutôt je veux ressentir vrai à nouveau mais à force de nourrir ces souvenirs, ils m'étouffent comme la fumée des feux de détresse, je ne vois plus la ligne
Dans son dos, le choeur roule, vaste comme des ailes :
- Someone's calling, no reply
Nightshade's falling, hear him sigh
- Chloe ! Chloe !
Font ces imbéciles de Kenneth et William, derrière lui, voix cassées, jazzy hands, silhouettes élastiques de zazous avant l'heure, et Steve pouffe enfin. Bucky swingue, cherche Steve qui ne sait pas danser. Il se laisse entraîner de mauvaise grâce mais la plaisanterie ne dure pas. « Viens, on va écouter ça » demande-t-il en pinçant sa manche.
Empty spaces in his eyes
Empty arms outstretched, he's crying
Bucky hoche la tête et le suit dans le bar moiré d'ampoules jaunes
où le temps est devenu, avec une implacable évidence - que font les physiciens ? - le ruban de velours de cette voix qui se module, se noue sa guise, et les attache sans ciller
La fatalité est née là
Through the black of night
I've got to go where you are
If it's dark or bright
I've got to go where you are
Dans cette voix qui inspire le chant des rivières, celui des baleines et des terres
L'orage qui fait descendre à toi son grondement pour te rappeler, dans ton courage qui vibre, que toi aussi tu es du ciel,
Chant primitif qui étale sa paume dans leur ciel
Bucky retient une larme, coude à coude contre Steve qui se balance doucement, au moins aussi ému
Et malgré tout, il sent ses forces se décharger de leur tension, abandonner, comme se déferaient les spirales tortueuses de la Nuit étoilée,
Il se voue à cette mélancolie plus grande que la sienne, consolante comme une mère
Les rubans de la musique vont jusque là
Je suis vraiment fatigué, n'est-ce pas ?
Ain't no chains can bind you
If you live, I'll find you
Love is calling me
I've got to go where you are
On applaudit l'artiste, un peu trop poli, trop hébété, trop pudique aussi, fâché de devoir rompre le silence qui était, je crois, une plus belle reconnaissance que cette claque convenue. Dans le mouvement, Bucky se rend compte que Steve a tenu sa manche dans la main tout du long. Il enroule ses doigts autour des siens et les serre, avant que la foule ne se clairseme. Et puis, on revêt sa cuirasse. Les gars se lancent des petits regards, s'invitent à sortir, personne ne veut être le dernier à quitter la mélancolie, ce serait un aveu de sensiblerie.
Ils traînent dans la rue, avec les gars puis des filles qu'ils raccompagnent, comme à l'époque de Mathilde et Ruth, de Frances et Barbara,
Pour mieux les laisser derrière eux ; ah ! c'est beau un salaud !
Ils font durer l'errance jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'échappatoire,
Ils traînent encore au moment de se coucher, épuisés malgré les couleuvres luisantes qui se nouent dans le plexus et s'agitent dans les membres,
le souvenir distendu au point d'étendre son ombre sur tous les pans de leur vie
Au moment de revenir dans tes draps, tout revêt de la lumière : la douceur de ta peau, le goût de ta bouche, la sensation de tes lèvres qui se sont écrasées contre les miennes
Ton bras serré autour de moi, le verrou de tes gémissements
Tout ce qui a défilé sous mes mains, géographie inassouvie, terrassée par les séismes de mon cœur qui n'ont cessé de me secouer depuis, à chaque pensée
Leurs bras qui murmurent sur les draps les font sursauter, et s'éloigner, et se moquer un peu de leurs craintes
Faisons comme si c'était un trésor, notre plus beau secret, l'apogée de notre complicité,
À moins que la complicité ne soit au contraire tout le reste, ce qui nous permet encore d'avancer.
Car pour le moment, nous ne sommes ni bien rassurés, ni bien satisfaits
Et cela aussi, nous l'apprenons ensemble
Demain matin, on lira des Pulp en buvant du lait, et je terminerai ce dossier que je propose d'envoyer à une maison d'édition. Des dystopies, voyages galactiques satiriques aux aliens masqués, aux systèmes de communication sans fil, les tentacules de l'autre monde,
Faut pas croire, ce n'est pas tant l'inconnu qui m'intéresse que ce que dit notre monde de l'inconnu
et surtout
tout tout tout
ce qui disent le mutisme et la séparation