
IX - I've got to go where you are
L'été est toujours trop bref, un éclair bleu – deux : le ciel prodigieux au-dessus de la rivière, et le regard de Bucky, qui somnole sur l'herbe de la berge. Des jours difformes comme les sons engourdis de chaleur, quelques concerts au coin des rues, le fourmillement du port, les pieds au-dessus du vide, joues lardées de vent, au bonheur de retrouver la familiarité de leur enfance qui rend au jeune cadet sa stabilité et pour Steve, le presse vers d'autres visions.
Après avoir accompagné Bucky à la gare, l'ami désoeuvré erre dans les rues, au soleil qui désintègre un peu la mélancolie. Il pique sa peau craquelée, dilatée, sans parvenir à toucher le coeur. Les sensations se confondent, la torpeur, la langueur, la fin du monde.
Quand viendra la fin du monde ?
Je veux voir ça, heureux comme une apocalypse
Quel rôle y jouerai-je ?
Pourquoi ces rêves de poussière me poursuivent chaque nuit
Qu'est-ce qui se cache derrière les palaces dessinés par les aurores boréales qui crient mon nom pendant les orages
M'arrachent le cœur, au défi des gravités
Tiens,
Wallace est assis sur le perron de son immeuble, perdu dans ses pensées. Steve ne souhaite pas le déranger, mais le sculpteur le remarque à son tour et lui adresse un signe en écrasant sa cigarette. Steve s'assoit à côté de lui.
« Je crois que si on reste ici assez longtemps, on va se métamorphoser en statues de plâtre.
- Tu aimerais ?
- Hmm. Une autre posture serait plus flatteuse qu'un mec affalé sur un porche. Je préférerais être figé dans un élan sans fin, éternel vivant. Ou éternel mort, je ne sais pas encore.
J'espère seulement pouvoir continuer de rêver si je me métamorphose.
- Mais... ça ne serait pas frustrant de ne plus pouvoir sculpter, bouger ? » répond Steve complètement perdu.
Il ne tient pas en place, Steve. On peut pas changer le monde sans sauter sur tout ce qui va de travers, de la poudre à canon sous les semelles.
« Tu as raison », sourit Wallace.
Steve a lui-même imaginé Bucky en statue, l'élan sans fin, il connait bien. Wallace est moins typique, il ferait une statue d'enfant perdu, mais curieusement elle serait plus intéressante à créer. Pour lui, il faudrait réinventer la sculpture alors que Bucky se glisse aisément dans les figures olympiques. A Wallace, on ajouterait de la texture, les traces de doigts dans le plâtre, les entailles du burin dans la pierre, l'impression des nervures de pétales de fleurs.
Wallace sourit. Steve ne s'était pas rendu compte qu'il avait commencé à lui parler de ses statues ; il sourit poliment, un peu ailleurs, comme s'il avait entendu la chanson mille fois, et que Steve avait davantage besoin de le dire que lui de l'entendre.
Il prépare un voyage à Philadelphie avec Theodore, il y retrouvera les sculpteurs d'une autre l'école d'art, ils ont passé l'année à s'écrire des lettres passionnées, tous les six, après s'être vus une seule fois. C'est de loin que Wallace aime le mieux : quand il peut faire des compliments plus grands que l'univers à des artistes dont il ne connaît rien qu'une œuvre, affamé de beauté, d'émoi, ce filtre d'admiration par dessus toute relation. Steven, restons étrangers toi et moi, ne parlons jamais que de peinture, inventons mutuellement les critiques les plus dithyrambiques, publions-les dans nos cieux !
« Comme un manifeste ? songe Steve qui se rappelle Harold.
- Oh non, au diable les manifestes. Nous sommes une constellation, une révolution. On veut vivre, pas théoriser. Tu sais, égoïstes et instables.
- Je ne te trouve pas égoïste. »
Wallace lui fait un clin d'oeil, sort une cigarette, la range.
« En première année, on se trouve catapulté dans cette fac prestigieuse mais écrasante aussi. On vous demande de vous justifier, on vous prend la tête sur le style : trouver le sien mais respecter les consignes, avoir des ambitions dignes des maîtres en restant humble. Tu te rendras bientôt compte que toutes ces poses sont des foutaises. Bientôt, le plus tôt possible, je te le souhaite, tu vas respirer les œuvres des maîtres, elles seront incrustées dans les plis de ton cerveau, tes rétines, tes empreintes digitales, dans tes neurones, elles forgeront ton escalier personnel. Ne te détourne pas de la spontanéité, de ton instinct, c'est ce qui t'a mené là. Steven. Continue de faire ce que tu aimes, parce qu'il n'y a que ça que tu feras bien. Comme ce dessin de New York. Ton regard sur le monde a quelque chose d'inattendu, dans le sujet, dans son traitement. La lunette qui révèle la faille : la bonne science-fiction. Pas voyeuriste mais visionnaire
Ça ne ressemble pas du tout à ce que je fais, ça me bouscule
Je suis un grand rêveur mais toi, tu as un pied dans le réel, un œil acéré dans le futur. Je suis impressionné. »
Steve hoche la tête, pas certain de comprendre. D'habitude, il sait quoi répondre parce qu'on le taquine ou le raille, mais une gentillesse pareille, venue de nulle part, ça le désarme. Surtout si ça vient de Wallace, davantage que si ça venait d'un professeur : ils transmettent les codes du passé, Wallace forge l'art à venir.
« Merci, murmure-t-il. Je pensais que ce n'était pas intéressant, l'art engagé, la bande dessinée.
- Tout est intéressant tant que c'est de l'art. Il n'y a pas de sujet tabou. T'as qu'à bien le faire. Et, on est d'accord, c'est le plus difficile. On croit que pour les créateurs c'est facile car il n'y a qu'à inventer. On croit que les règles académiques sont là pour tricher en révélant les codes de l'harmonie, qu'il ne reste qu'à s'y plier. C'est faux. Même quand on sait exactement ce qu'on veut, on n'invente pas comme on veut. Tout ce qu'on a, au fond, c'est le jugement, la sensibilité élevée à la finesse la plus impitoyable, inflexible, seule au monde à savoir si c'est juste ou non, toi seul contre ton tyran intérieur.
Sculpter, c'est la première chose à laquelle je pense le matin, la dernière à me quitter le soir, j'en rêve et elle me réveille au milieu de la nuit. Elle me détourne de tout. En ce moment, je te parle, et j'y pense. Et quand je ne suis pas en train de sculpter, je me sens impuissant et vain à crever. Je ne sais plus ce que c'est, l'insouciance. Je m'écorche les mains sur la pierre, et je gratte toujours à la recherche de la révélation, pour mieux me jurer de ne jamais recommencer
et recommencer. »
C'est parce que le soleil est blanc et ardent qu'ils peuvent discuter ainsi, les yeux fermés, abrutis de chaleur, les lèvres molles. Wallace parle mieux dans le noir ou le blanc, quand il est aveuglé et qu'il ne peut plus tricher avec son sourire charmeur.
Est-ce pour cela qu'il sculpte, ou la sculpture l'a-t-elle usé ainsi ? Je crois qu'ils sont indissociables.
Idéaliste que la réalité écorche, et laisse sur l'écume insatisfaite, ni mer ni sable.
« C'est laquelle, ta fenêtre ?
- La deuxième, à droite.
- A bientôt, Steven. »