
Chapitre 39
« STEVE !
- Bucky ?
- STEVE ! »
Un klaxon accompagne son cri. Steve se penche à la fenêtre, torse nu, il se lavait.
« Eh ! va t'habiller, t'as vu le temps qu'il fait ?
- MAIS CRÉTIN, C'EST TOI QUI... Mais... Qu'est-ce que tu... »
Bucky sourit de toutes ses dents, assis sur le capot d'une voiture rutilante, vêtu de son uniforme de cérémonie. Pure gravure de mode. Toutes les têtes se tournent d'ailleurs vers lui.
« J'ai ton CARROSSE ! clame-t-il en ouvrant les bras.
- C'est quoi ce bazar ? gronde le voisin de chambre de Steve en ouvrant sa fenêtre à son tour. Oh, woah !
- Salut Mark.
- Salut voisin. Chanceux ! »
Steve dévale les escaliers, Bucky l'accueille avec une belle accolade rieuse.
« Qu'est-ce que...
- Je viens de passer mon permis avec l'armée !
- Tu as acheté...
- Nooon, louée pour la soirée. Fais-toi beau ! »
Se faire beau ? Steve lève les yeux au ciel, déjà content d'avoir des habits chauds et en bon état, et bondit tel quel dans la Cadillac.
« Bon, je dois la rendre en excellent état, alors si tu sens que tu as envie de vomir, tu...
- Bucky ! » gémit-il en couvrant son visage de ses mains.
Bucky ricane, démarre, file sur la route, à la bouche la dernière chanson de Fred Astaire, les dernières boutades de l'académie militaire. Ses gestes à la fois assurés et prudents sont ravissants.
« Ouvre la boîte à gants ! somme-t-il quand il débouche sur la voie rapide.
- CHAMPAGNE ! crie Steve en sortant deux bouteilles de Coca Cola.
- Ah champagne, fait son ami en se frappant le front, mais oui, voilà ce que j'aurais dû prendre ! Non, ne l'ouvre pas là, ça va gicler !
- Je mérite du champagne. Pitts m'a attribué la deuxième meilleure note de la promo. »
Poussé par l'exemple de Harold, il a travaillé sérieusement à la bibliothèque et rendu une dissertation dont le souffle épique a enfin été apprécié.
« Qui a eu la première ? Que je l'élimine !
- Non. Il faut que je le batte ! »
Steve ouvre la fenêtre et décapsule les bouteilles. Bucky grimace mais pas une goutte ne chavire. Il glisse une paille dans chaque goulot et tend la sienne à son ami.
« Ou pas, songe-t-il. Ça ne m'importe pas trop d'être le premier. J'étais rassuré d'avoir une bonne note, ça dit que je ne suis pas à côté de la plaque, mais sinon ça m'est égal. »
Ils déboulent sur Times Square qui leur colle ses néons dans le revers des yeux pour toujours.
« Ça ressemble à nos retrouvailles, murmure Bucky en lui donnant un semblant de coup de poing sur la joue.
- Comment ? bredouille Steve, perturbé par cette presque caresse.
- J'ai dit : tu dessineras ça ? »
Le coude dehors en dépit du froid, il ne peut s'empêcher de chercher les oeillades des filles. Petit coq, va, et qui vient le prendre à témoin avec son sourire épouvantable. Steve lève les yeux au ciel. Il se recoiffe quand même, pas comme si elles allaient le considérer, lui, mais pour ne pas trop ternir l'aura de Bucky. Elles doivent se demander ce que ce beau cadet fait avec ce triste sire.
« Tu as... hésite-t-il.
- Hum ?
- Tu as pensé à inviter les autres ? »
Quels autres ? N'importe lesquels, tout le monde est un autre. Doug, Emmet, William, tes frères, Frances.
« Ah ? Eh bien... C'était ton cadeau. »
Steve acquiesce légèrement.
« Je ne savais pas qui tu voulais d'autre, moi ! Mais il est encore temps d'aller brailler sous les fenêtres du quartier ou de zoner près du parc en espérant tomber sur eux, si tu y tiens. »
Ce serait drôle de convier Douglas : ses longues jambes feraient des nœuds sur la banquette arrière, il lâcherait des gros mots plus immondes que le pot d'échappement ; il parlerait, lui, ils riraient beaucoup. Les gars, ça sort en bande, ça frime et ça rigole fort.
« On n'a qu'à inviter des filles ! Vas-y, siffle !
- Mais ça va pas la tête ! »
Bucky rit fort, ça fait tourner les têtes.
« Tu sais quoi ? grimace Steve, je suis sûr que si tu le fais, toi, en plus, ça va marcher.
- Je fais ça pour toi !
- Mais je ne t'ai rien demandé !
- Je ne sais pas, tu as réclamé les autres ! »
Le ton est monté sans qu'ils ne le veuillent, ni ne s'en rendent compte. Ils s'interrompent, stupéfaits par eux-mêmes. Steve se déteste d'insister :
« Mais Frances ? »
Mais il déconne ou quoi ? Bucky manque son embrayage. Le grincement de la boite leur arrache un hoquet.
« Qui ça ?
- Bucky !
- Tu voulais la voir ?
- Bah ! Oui, enfin, ça ne me dérange pas... avec toi, bien sûr, hein, normal. Pourquoi tu me parles comme ça ?
- Je ne te parle pas mal ! C'est... »
... toi qui... !
Pourquoi tu dis des choses pareilles ? Bucky tapote le levier de vitesse, irrité. Normal. Il en a de bonnes, lui. Ça aurait été plus normal d'inviter sa copine à cette virée, c'est ça qu'il veut dire ? C'est ce que penseraient les gars de l'armée. Bucky les a entendus, dans sa tête, pendant qu'il faisait le trajet jusqu'à chez Steve, il a failli ne pas crier sous la fenêtre. Mais ça valait la peine de le faire, du moins, il l'a cru en voyant ses yeux s'éclairer, là haut, et son sourire.
Maintenant, il ne sait plus. Merde, même Steve trouve ça bizarre.
« Je la verrai demain, enfin, non, après-demain.
- Je voulais seulement dire que... Si tu veux la voir un peu plus pendant tes permissions, ça ne me dérange pas quand elle est là, c'est tout.
- Moi non plus », répond Bucky machinalement.
Steve fronce les sourcils mais a la prudence de ne pas insister davantage. Les mâchoires de Bucky sont tendues, ses chansons lui manquent. Steve se sent stupide à crever. Quel poison que la tristesse, tu as tout gagné. Il appuie sa tête sur le siège, légèrement tourné vers son ami et murmure : merci. Bucky serre les mains sur le volant parce qu'il n'a pas confiance en ce qu'elles ont envie de faire. Non mais, c'est pas ce que tu crois, je te vois sourire là. C'est affectueux, c'est tout. Et il peut très bien décider de ne pas le faire, voilà. Déjà il n'y pense plus, alors toi aussi arrête d'y penser.
« On va où ? demande Bucky.
- Fly me to the moon.
- Coney Island, donc.
- Tu m'emmènes à Coney ? » murmure Steve comme s'il avait besoin de demander.
Les dernières épines fondent dans le coeur de Bucky. Steve s'amuse de sa moue gonflée d'orgueil et enfin son ami sourit franchement, dans la voiture aux fenêtres fermées, rien que pour lui. Je conduis, Steve, je t'emmène, pour le plaisir de rouler, longer la mer de décembre en tempête, surplomber le parc bien au chaud dans notre capsule, en chantant à tue-tête et faux "And Steevie had a heart as big as a whale !". Il pleut au souvenir des pommes d'amour, des baisers de Sarah, sous le ciel gris perle comme une coquille d'huître. Bucky ébouriffe ses cheveux si fort qu'il tire dessus, ils se chamaillent, manquent de quitter la route. Steve s'abandonne, la tête en arrière, les yeux vagabonds à travers la vitre barbouillée de noir, le poing sur l'épaule de son ami. Les vibrations de leurs poumons qui chantent et du moteur le bercent. Isolée de l'espace et du temps, notre fusée s'engage vers l'autre monde, et Bucky pilote.
À une heure pas possible de la nuit, il reprend le chemin de Brooklyn. Il gare la voiture dans une rue voisine de la vieille demeure et sort en même temps que Steve. Quand il verrouille sans un mot la portière, un sac de victuailles sous le bras, Steve pince sa moue amusée et murmure :
« Sois très silencieux.
- Je vais passer une habilitation d'agent secret.
- C'est vrai ?
- Je viens d'y penser. Et je vais le faire. »
Il se tapit dans l'ombre, Bucky un peu électrique de faucher un interdit, de dérober cette nuit. La première nuit est toujours pour Steve. Il ôte ses chaussures, monte les marches, serré dans son dos. Quand Steve referme la porte sur eux, avec un profond soupir, Bucky renverse son carton sur le lit. Il lui jette un sachet de raisins secs enrobés de chocolat, donne un verre d'eau au bégonia qui tient la route malgré la négligence de son gardien, et s'approche avec ravissement de son carton à dessins dans lequel il fouille sans avoir besoin de permission. « Oh, des filles toutes nues, je le savais ! » chuchote-t-il. Steve tape son épaule en riant. « Ce sont des dessins réalisés à partir de plâtres, on travaillera avec de vrais modèles l'année prochaine. » Bucky regarde les esquisses, très sérieusement. Steve explique certains sujets, s'excuse d'autres exécutions, il peut faire mieux, il n'a pas terminé. Son ami fronce les sourcils : « Ce sont tes profs qui te mésestiment, comme ça ?
- Hein ? Non. Je me rends compte que j'ai beaucoup de travail, mais ils sont là pour m'y aider. Tu ne sais pas comment c'est... Tout le monde est doué, c'est tellement stimulant ! J'ai juste l'impression de ne pas encore avoir trouvé mon style.
- Tu es là pour apprendre. Et je ne pense pas qu'ils auraient accueilli un élève boursier sans style. »
Steve hausse les épaules.
« Je me rappelle de ton flyer, l'année dernière pour les Midshipmen. On aurait dû en faire un drapeau. Tiens, celui-là, on pourrait en faire une affiche. »
Il tient un dessin de Manhattan, les ombres des bâtiments sont noircies à l'encre de journaux qu'il a grattés dessus, parfois un mot y apparaît, contraste entre la blancheur froide des cieux et les titres sales et pessimistes. Wallace était là le jour où Steve l'a exposé, à la fin du trimestre : Pitts avait invité quelques aînés à commenter les œuvres des débutants. Steve ne l'avait jamais vu de près, jamais rencontré je veux dire. Il se souvient vaguement qu'on a souligné une certaine originalité dans le choix des medias sans plus, de toute façon c'est avec Harold qu'ils sont restés discuter, Harold si prompt à analyser une consigne, les petites exigences informulées de chaque enseignant, qui a fourni un travail plein de citations. Sa rébellion s'arrête là, quand Steve n'arrive pas à rentrer dans les cadres, même s'il essaie.
« Steve. Tu es en première année. Continue d'apprendre. »
Steve sourit, le visage baigné de nuit.
Ils grignotent leurs victuailles, se retiennent de respirer quand ils entendent du bruit dans la maison. Steve presse son genou sur celui de Bucky quand il rit trop fort. En parlant, il dessine ces ombres qui vont et viennent sur le visage de son ami, sans avoir besoin de permission. L'angle de sa main qui se crispe, sa posture tantôt désinvolte, tantôt rattrapée par le carcan de l'armée. Il pense à Frances, parce que Bucky n'en parle pas. Frances aussi doit le dévorer des yeux dès qu'elle le peut, mais Steve au moins a une excuse, le dessin. C'est insensé. La honte ne défait pas les crocs dans son cœur, surtout quand il enfle de bonheur comme cette nuit. Il le dévore des yeux et Bucky ne dit rien, il se laisse faire, il est à eux deux, ce corps que Steve a vu grandir avec les années, ce corps magnifique, au regard ombrageux de Capitaine Nemo. Ce n'est que quand il le dessine que Steve se rend compte de l'immensité océanique des secrets, profondeurs ténébreuses que Bucky dissimule, peut-être sans le savoir, sous une surface éclairée par des coups de pinceau impressionnistes, comme son rire qui éclate trop fort, excité dans la nuit secrète. D'avoir provoqué un nouveau coup de genou de Steve, il s'en veut. Mais pas pour l'imprudence. Tu es ridicule, mon pauvre gars, on dirait une idiote en quête d'attention.
Quelle heure est-il ? On dirait que le ciel pâlit. « Tu veux dormir un peu ?
- On peut s'allonger, au moins », propose Steve en s'étirant. Bucky ôte sa chemise, son pantalon. Son matelas d'appoint de l'armée touche à peine terre que Steve s'y blottit déjà, le sourire narquois.
« Oh, on va encore avoir ce débat de qui dort dans le lit, qui dort par terre ?
- T'as qu'à mettre mon matelas par terre aussi. »
Steve sourit à ce souvenir. Ils ne se connaissaient pas encore très bien la première fois que Bucky est venu dormir chez lui, mais la félicité et la complicité les précipitaient déjà l'un vers l'autre, comme s'ils savaient. Le Steve de cette époque-là serait sans doute heureux de savoir que des années plus tard, cette amitié n'aurait rien perdu de sa vivacité. Redeviens ce Steve-là. Aurait-il sacrifié l'insouciance, lui aussi ? Mais maintenant qu'il fait noir, qu'ils sont blottis sous les draps, il est dévoré par une sensation de torpeur qui vogue sur les effluves des cheveux de Bucky, la chaleur qui émane de son corps vivant, presque liquide.
La première nuit est pour lui, tu parles hein, la gorge serrée tu parles et tu rigoles bien, fous-toi de moi.
« Je suis désolé », s'entend-il dire.
« Pour quoi ? » souffle Bucky, ensommeillé.
« D'être si triste ?
- C'est pas grave pour moi. Tout ce que je voulais, c'était te voir. Et tu peux bien être triste.
- Tu as fait tout ça pour moi.
- Ma mission, c'est pas de te rendre joyeux, hein. C'est d'être avec toi jusqu'au bout de la ligne.
- Ta mission, répète Steve.
- Que j'ai acceptée avec honneur !
- Et amitié ?
- Sans fin. Tu en doutes ?
- Pas de toi. »
Il y a un silence.
Bucky soupire :
« Repose-toi. Tu peux te reposer, je suis là. »
La main de Bucky est posée sur la couverture, près du bras de Steve. Il est tourné vers lui, il dort encore, serein. Le soleil est bien levé maintenant. Steve a somnolé quelques dizaines de minutes et s'est réveillé en sursaut. Il tourne la tête et le regarde. Bucky dort profondément, il dort beaucoup pendant les vacances. Son corps lourd pèse dans les draps, rassurant. Sa respiration profonde, sa peau odorante, tout, tout ce que je connais depuis que j'ai onze ans met aujourd'hui mon corps en déroute.
Je ne voulais pas de ça, je ne veux pas, ce n'est pas possible.
« Tu es tout ce que j'ai, murmure-t-il au plafond, les yeux refermés.
- Qu'est-ce que tu fous là ? rugit Bucky, réveillé en sursaut, et Steve crie aussi de surprise.
- Silence ! » glapit-il en se couvrant le mieux possible du drap que son ami a arraché dans sa panique.
Bucky respire, cligne des yeux et se réveille pour de bon.
« Ah pardon... Woah, je me croyais encore au camp de commandos, là... »
Il rit de sa méprise, se frappe le cœur, Steve aussi se détend.
« Je me serais infiltré ? Hmm intéressant. J'aime bien tes rêves. »
Bucky lui écrase l'oreiller sur le visage.
« Tu veux dormir encore ?
- Non, non » marmonne-t-il déjà assoupi de nouveau.
Il se réveille très tard, Steve dessine, assis à la fenêtre, le journal à ses pieds et une bouteille de lait à portée de main. Il lui montre une nouvelle planche qu'il vient de réaliser, il se remet aux comics, pour les vacances.
On épie le couloir avant de descendre, on joue aux soldats de l'ombre. Plus que Steve, presque, Bucky aime ce moment de secret. Peut-être parce que pour lui cela ne veut rien dire, ce n'est qu'une douce provocation à laquelle il peut tirer la langue : Bucky adore les jeux. Au moment de passer le seuil, il est encore collé dans le dos de son ami, cela leur vaut un regard de travers de la part d'un passant. Ils époussettent inutilement leurs vêtement pour se donner contenance et avancent vers la rue où est garée la voiture. La porte de l'immeuble voisin s'ouvre quand ils passent devant.
« Bonjour, salue le jeune homme qui en sort, sans les regarder, pressé de rejoindre la rue.
- Bonjour. » bredouille Steve à son ombre déjà éloignée.
Il ne pensait même pas qu'il se souviendrait de lui.
« C'était qui ? demande Bucky.
- Un sculpteur. Je ne le connais pas bien, on ne fait que se croiser.
- Il est doué ?
- Très. »