
Chapitre 40
« L'art reste toujours le même, il n'existe pas d'art nouveau. Il y a des nouveaux artistes mais très peu. Le nouvel artiste est et doit obligatoirement être lui-même, il doit être créateur et doit, sans intermédiaire, sans utiliser l'héritage du passé, construire absolument seul ses fondements. Alors seulement il est un artiste nouveau. Que chacun d'entre nous soit lui-même. »
Sur les sourires irrépressibles, l'orgueil se farde de fausse modestie. Pitts hausse un sourcil plus sarcastique. Ça ressemble bien à Harold de se prendre de passion pour Egon Schiele, artiste controversé et indéniablement novateur. Il poursuit son exposé en présentant des nus aux corps décharnés, mutilés parfois, dénués de la noblesse antique. Les Adonis de marbre sont naïfs et ici la chair est glauque. Où conduit cette vision dégradée du corps ? Peut-être que le peintre condamne ses pulsions. Peut-être que son rapport à la sexualité est douloureux. Peut-être qu'il crache à la gueule d'une société trop répressive. Harold aussi se targue de choquer la bien-pensance. Est-ce que toucher à ces sujets sans tabou font de lui un meilleur artiste ? Qu'est-ce qu'il y gagne, surtout ? Le sexe et la violence n'intéressent pas Steve, en tout cas, pas si le défi n'amène qu'à pousser la licence plus loin. Pas si cela ne permet pas de réinventer l'art, et l'art n'a pas besoin de sexe ni de violence plus que du reste.
Alors pourquoi ? L'art ne s'encombre pas de cette question, mais Steve ne peut s'empêcher de s'interroger. Et pourquoi est-ce que cela te perturbe autant ? Il écoute sans les entendre, ses camarades discuter, et il préfère ne pas écouter. Harold étudie maintenant « Les lesbiennes », dont il souligne l'indécence provocante avec délectation. Steve se sent plus voyeur que voyant, pour paraphraser les termes du peintre. Parce que ses personnages sont si torturés qu'il doute que Schiele approuve les attitudes qu'il dépeint. On se croirait au freakshow. Ce sexe homosexuel décharné, déshumanisé, c'est le péché qui corrompt.
Bucky, le premier soir du printemps, chante une romance à propos de la lune, dont ils déforment les paroles à coups de rire sur les frissons.
And then there suddenly appeared before me
The only one my arms will ever hold
I heard somebody whisper "please adore me"
And when I looked, the moon had turned to gold !
Steve le regarde rire, frais comme un sorbet à la fraise
Je ne peux pas être en train d'avoir envie de ses lèvres, c'est qu'une posture d'artiste, rien qu'un truc de poseur : l'envie de se sentir un peu marginal à la Harold, choquer le bourgeois, le goût du défi. Je veux me distinguer à tout prix parce que je suis frustré de ne pas être brillant, c'est ça ? Je suis si incapable de séduire une fille, et si frustré que me verrais bien glisser dans sa peau pour voler son pouvoir de séduction, et voilà que je crois le vouloir lui, eh bien Steve, c'est du propre !
Et il se sent sale à en suffoquer, et meurtri de honte qui le flagelle, honte de coller ce désir poisseux sur Bucky, honte de ressembler à ces corps maigres, ces monstres de foire que lui montre Harold avec son sourire avide
Je ne voulais pas de ça ! Je ne veux pas !
Je n'arrive pas à
arrêter d'y penser
et ces pensées me SUFFOQUENT
« Mais qu'est-ce qui s'est passé ?
- Te faire ça pour ton anniversaire... »
Bucky soupire, fataliste. Ils l'entourent, accoudés au comptoir : Steve écrasé entre lui et Doug, Emmet et Manny de l'autre côté, et à la gauche de Bucky, William, Kenneth. Soirée de garçons. On fume, les bocks laissent des rosaces collantes sur le zinc, une contrebasse essaie de trouver son tempo mais le musicien ne semble pas plus frais que la clientèle. Steve est en enfer.
« Ce qui devait arriver, soupire Bucky avec de grands gestes, ravi d'être le jeune premier mélodramatique : elle a rencontré quelqu'un d'autre, quelqu'un de plus disponible, avec qui elle a un avenir...
- Dis-moi son nom. Que je l'élimine. » avertit le doigt tendu de Steve, à peu près tout ce qu'on peut apercevoir de lui, pendant que les gars préfèrent s'en prendre à Frances en des termes inconvenants.
Bucky pouffe sans sourire. William lâche un tsssk qui n'avait pas manqué à Steve.
« Il ne fait pas le poids face à toi.
- Tu dois être vraiment déprimé si tu ne me charries pas sur ma force. »
Ouais, soupire-t-il silencieusement. Steve a du mal à y croire.
« Fais comme moi, mec ! Une conquête dans chaque ville ! clame Doug en lui donnant une grande tape dans le dos, son bras passant derrière Steve qui est aussi percuté. Fais pas la grimace, toi, je n'ai jamais prétendu être un gentleman.
- Mais j'ai rien dit !
- Moi je dis que c'est pas une mauvaise idée ! Allez, viens danser !
- Faut te remettre en selle !
- Une de perdue, dix de retrouvées !
- L'océan est plein de jolis poissons blonds !»
William et Kenneth s'éloignent en quête de filles à qui offrir un verre. Bucky marmonne, le rictus désolé : « Ils ont raison de nous interdire toute relation. Ils croient que c'est pour ne pas nous déconcentrer, la vérité c'est que je pensais à peine à elle tellement je bossais. Elle mérite mieux. Mais héhé... dans une autre vie, on aurait été un couple heureux. »
Steve avale sa gorgée de coca de travers parce que Doug vient de lui donner un coup de coude. Le regard de son camarade se défile pourtant, impénétrable, quand Steve veut l'interroger. Il lève les yeux au ciel, gamin, va. Celui de Bucky passe de l'un à l'autre, puis ils se retournent pour aviser leurs camarades.
Libérez-moi de ces pulsions révoltantes, rendez-moi mon amitié intacte !
Jazz, crise, gouvernement, mutisme nouent les entrelacs de leurs émotions viles et brillantes comme de l'encre ; de longues lianes de magma qui durcissent, funambules dans sa tête
Ça ressemble à un dessin
Comme par hasard, la logeuse fait une visite surprise le lendemain.
Y a rien à voir, Bucky est parti seul à l'aube, rien que Steve paumé dans ses feuilles et idées.
En descendant s'acheter de quoi dîner, il croise à nouveau Wallace, le salue discrètement et continue son chemin jusqu'à l'épicerie. C'est aussi là que se rend le sculpteur, ils haussent les sourcils quand ils s'y retrouvent.
« Tout seul, cette fois ?
- Qu'est-ce que ça peut te faire ? bougonne Steve, le regard dur.
- Euh ? » s'étonne sincèrement Wallace.
Steve bafouille : « Excuse-moi, c'est parce que... Normalement, j'ai pas le droit d'inviter quelqu'un et, euh... »
Toutes les insinuations m'agressent
« T'inquiète. Je ne suis pas une balance. Il faut être solidaire.
- Tu loues une chambre, aussi ?
- Non, je suis encore chez mes parents. Et ils sont chiants.
- Ma logeuse se doute de quelque chose » explique Steve.
Ils terminent leurs emplettes et s'attendent spontanément à l'extérieur. Steve est flatté de cette attention, mais Wallace est probablement seulement poli.
« On fait une exposition de sculpture, dans deux semaines. Tu sais, j'étais venu voir tes dessins en décembre, alors si tu veux venir à ton tour, tu es le bienvenu, avec ton ami.
- Harold ? Je lui dirai mais tu vas sans doute le voir d'ici là.
- Non, le gentleman que j'ai croisé, cet hiver.
- Ah non, il est reparti à West Point, s'excuse Steve.
- West Point ! Oh diable. Tu ne t'aides pas vraiment, toi, hein ? »
Steve hausse les épaules avec humeur, déjà blessé par le départ de Bucky, par la douleur excessive et malsaine, et irrité par cette remarque étonnante dont il ne cerne pas l'étrangeté :
« Pourquoi ? Il aime l'armée, j'aime l'art, on vit notre vie. C'est vrai qu'on se voit moins mais on s'écrit. On se soutient.
- "Moins" ? Vous vous voyez donc depuis longtemps ?
- C'est mon ami d'enfance.
- D'accord. Eh bien, viens. »
Steve est le seul élève de première année, Harold a décliné, ou alors il n'a pas été convié. Il salue poliment les aînés, discrètement il observe, étudie. Wallace lui adresse un signe de tête affirmé, sans interrompre sa conversation avec d'illustres inconnus qui prennent des notes. Des journalistes ? Qui sait. Steve déambule parmi des figures mythologiques, des animaux, des créations abstraites aussi. Celle de Wallace semble taillée dans du magma. De longs entrelacs ajourés jaillissent du sol, hérités de l'Art Nouveau et s'enroulent en fondant dans le buste d'un homme floral aux visages multiples, au sourire dérobé, satisfait de cette multiplicité hybride, alangui à faire rougir le cœur de Steve, comme une invitation lointaine.
« Que veux-tu, je suis
instable
égoïste
pathologique », murmure Wallace quand il y a moins de monde, debout bien droit à côté de Steve qui se tient toujours bien droit.
- Qui a dit ça ? » souffle Steve.
Les arabesques texturées du métal sont si sensuelles que les paumes de ses mains en sont tout enflammées.
« Tout le monde le dit. »
Et le sculpteur lui sourit comme on ferait une révérence pleine de panache.