
Chapitre 38
« Maman, tu ne veux pas rentrer à la maison ? murmure Steve en enduisant ses mains fiévreuses d'huile d'amande douce.
- Je ne veux pas te contaminer.
- Si j'avais dû être contaminé, je l'aurais déjà été.
- L'appartement est humide, le médecin déconseille...
- Don't know why
There's no sun up in the sky
Stormy weather
Since my gal and I ain't together
Keeps raining all of the time »
Maman, tu me manques.
Sarah sourit faiblement. Elle chantonne, en caressant les mains de son tout petit :
« Why should I feel discouraged
Why should the shadows come
Why should my heart feel lonely
And long for heaven and home
When Jesus is my portion
A constant friend is He
His eye is on the sparrow
And I know He watches over me.
- Les visites sont terminées ! » claironne une infirmière en entrant avec un plateau repas.
Steve maugrée, marchande un peu et finit par quitter la chambre, rouspété par la soignante parce qu'il étreint sa mère une nouvelle fois. « Eh, c'est interdit, ça ! » La semaine suivante, il bravera le couvre-feu pour passer la nuit à ses côtés. « Comment ai-je pu élever un punk pareil ? » soupire-t-elle après avoir vainement tenté de le ficher dehors. Steve ricane dans le noir, blotti sur le petit siège, les pieds nus sous sa couverture. « Toi, je t'assure... Tu rendras une fille heureuse, à monter à sa fenêtre, tel un chevalier... » Il pouffe, le visage masqué, tourné vers la fenêtre entrouverte. Sarah souhaite qu'il vive un amour heureux, contrairement à elle. C'est son dernier voeu. Échec échec. Ce qu'il a connu de plus proche, c'est un baiser manqué avec son meilleur ami, ivre à son anniversaire, ivre après un combat ; brillant...!
Et si je n'y arrivais jamais ?
Et merde. Il avait réussi à ne pas y repenser, pendant un moment.
« Eh, tu vas bien ? reprend sa mère en pressant sa paume moite. Tu as de la fièvre ?
- NON ! se récrie Steve.
- Silence, idiot ! »
Il soupire.
« Tu vas vraiment passer la nuit sur cette pauvre chaise ?
- Je ne vais pas prendre ton lit, arrête de dire des bêtises. »
On n'a pas besoin de lit quand on ne dort pas. Steve préfère boire à la chaleur de sa mère, au bruit de sa respiration, en secouant les mains de temps en temps pour chasser les souvenirs oiseux.
« Eh, on arrive tôt, dis-moi, le salue Harold, attablé devant un café. On a découché ?
- Ouais.
- Héhé.
- Non », grimace Steve, agacé que tout le monde ne pense qu'à ça.
Et puis, fâché d'avoir été si brutal, il explique :
« J'étais avec ma mère, elle est malade.
- Ah, je suis désolé, gars. Elle va... ?
- Non. » coupe Steve sur le carton ouvert, les planches étalées sous ses mains.
C'est la première fois qu'il le dit. Son cœur pétarade dans la poitrine, t'as bien raison, tire-moi dessus, cette pensée est criminelle. C'est la première fois qu'il se le dit. Non, elle ne va pas s'en remettre. Ah seigneur, c'est facile de jouer au héros auprès de maman, de garder la tête haute mais face à son camarade, soudain, Steve chancelle.
Et voilà.
Il ne pourra faire taire la culpabilité de l'avoir découverte de son espoir, abandonnée, parce que deux semaines seulement plus tard, il est debout près du lit, déchiré par des sanglots gigantesques et silencieux, dans la chambre obscure, devant son corps pétrifié.
Il pleure encore quand arrive l'infirmière du soir qui annonce que les visites sont terminées, avant de comprendre. Elle bredouille des paroles dont Steve ne se souviendra pas et s'éclipse, laissant la porte ouverte aux courants d'air. Entre le médecin, qui vient constater le décès. Il lui recommande de s'éloigner, le rabroue parce qu'il a ôté son masque pour embrasser ses mains. « On a appelé un taxi. Tu veux qu'on prévienne quelqu'un, un proche ? Où vas-tu ? » Steve secoue la tête. Personne. Nulle part. Il a envie de dormir dans la salle de sculpture de l'école, entouré des pierres froides couvertes de draps, du plâtre en forme de fantôme. On lui offre un verre d'eau, on lui propose même une lampée de gnôle, dont l'odeur lui rappelle Doug, et puis Bucky aussi un peu. Il secoue encore la tête, assourdi par les larmes qu'il retient et qui martèlent son crâne en pluie d'acier. On revient lui presser l'épaule, une fois, deux. « Je suis désolé, fiston, tu ne peux pas rester là. » Son corps se meut, empoche quelques papiers couverts de caractères d'une civilisation inconnue, débarrasse la table de nuit d'un livre qu'elle n'a pas pu terminer, une photographie de lui, un dessin qu'elle a fait encadrer. Il pense à son dossier de peinture pour Pitts, qui n'est pas terminé. Au placard où il ne reste qu'un demi sachet de farine, des crackers – il voulait lui préparer une fausse tarte aux pommes - et une conserve de pêches.
Chaque pas l'arrache au chevet abandonné, le seul endroit où il voudrait encore demeurer ; résignation qui le mène à l'errance. La pluie sur le parvis. Un signe du chauffeur. Le front sur la vitre de la voiture, Steve pense sans le vouloir à sa côte fêlée, un été ardent, la tête sur les genoux de Bucky dans un taxi similaire. Sa main dans la sienne, ah c'est bien le moment d'y penser. Il ne sait pas quels mots employer pour prévenir son ami. Bercé par le mouvement et la chaleur de la voiture, la pénombre qui descend doucement sur la ville, Steve plonge dans ses souvenirs. Quels mots sa mère a-t-elle prononcés pour lui annoncer la mort de son père ? Il se souvient qu'ils ont pleuré pour lui, même si cela faisait des jours qu'il n'était pas rentré, même s'il était la pire des brutes.
L'appartement est vide
Steve ne sait plus quels gestes faire, comme s'il risquait de disperser ce qui reste de sa présence dans les courants d'air qu'il déplace
Il se blottit tout habillé dans le canapé où elle avait fait son lit
et sursaute :
elle n'est pas vraiment vraiment partie, si ?
je n'arrive pas à y croire
comme si tout l'air que je respire fuyait de mes poumons, c'est une étrange façon d'étouffer, une que je ne connaissais pas encore, tiens
Il pleure, somnole, se lève, erre dans les quoi, quinze mètres carrés, dans le noir désincarné, regarde par la fenêtre l'éternel bout de quartier qui ne change jamais
Il boit un verre d'eau, c'est stupide : elle vient de mourir, et moi je me désaltère
Il tremble de tous ses membres, pas encore de froid, même si l'air est déjà humide
Il allume la lampe et peint sur la toile qu'il n'avait pas terminée. C'est une très mauvaise idée de peindre dans la pénombre, à la lumière artificielle, surtout quand on a déjà du mal à bien discerner les couleurs en plein jour et que les larmes délaient les lignes
Steve continue de passer le pinceau sur le canevas. Il a tout gâché de son dessin, gaspillé la peinture. Il se sentirait ridicule s'il pouvait seulement penser à lui-même. Quand se lève le premier jour sans elle, il se lave parce que c'est ce qu'elle lui aurait demandé de faire. Il enfile une chemise qu'elle a rétrécie pour lui. Il boit le sirop écœurant des pêches parce qu'elle aurait hurlé de le savoir quitter la maison le ventre vide. Dans chaque petite habitude son souvenir persiste à la manière d'un halo d'éblouissement. Comme il est encore tôt, Steve passe par le bureau des postes et achète un télégramme. Ce que j'écris, alors ? "c'est fini" ? "Elle est partie" ? c'est si convenu. Il écrit Maman, X 15 1936. et il ajoute : JABDDL.
Harold le trouve dans la salle le premier et comprend immédiatement, à sa mine livide. Il lui offre un café sans un mot superflu. Bientôt, les autres arrivent, puis, on ne sait trop pourquoi, hasard heureux, intuition muette, Phyllis et Samuel proposent d'aller déjeuner tous ensemble, dans un café enfumé, parfait QG d'artistes. On y échange les dernières nouvelles : Emily Bernstein, de quatrième année, a été embauchée pour réaliser les décors d'une comédie musicale, Frederick Freeman a été publié à côté de Theodore Earl Butler dans un journal. La conversation s'anime jusqu'à éclore comme un bourgeon qui n'attendait que cela quand on prononce le nom de Wallace. Steve ne se rappelle déjà plus la première fois qu'il a entendu parler de lui. Tout le monde connaît Wallace, son regard brun, sa vague de cheveux caramel, ses belles mains faites pour le travail et son prodige déjà reconnu. Même Harold, qui méprise à peu près tout de l'art contemporain, doit s'incliner. Un instant, Steve oublie son chagrin. A la fin de l'accalmie, il s'excuse, sort à cause de la fumée. Il retourne à Abundale, se balade dans les ateliers qui bruissent, les couloirs qui lui appartiennent un peu à lui aussi. Il entend la voix de maman commenter tout ce qu'elle voit et vagabonde, sous la verrière blanche, comme au paradis, l'esprit vide. Merci Abundale, parce que tes locaux sont vraiment les plus enchanteurs et ils posent sur mon âme blessée leur blanc frais.
Le vide dans l'âme, le vrai vide.
Quand il reçoit le câble, le cœur de Bucky se découvre, marée basse subite. Il blêmit et tremble si fort que les cadets qui ne le connaissent pas pensent qu'il s'agit d'un membre de sa famille. Il ne s'attendait pas à être si affecté, il pensait s'être déjà fait une raison mais son âme se fend à la pensée de Steve, tout seul dans sa piaule. Tiens bon, j'arrive, des fleurs coupées et enrubannées à la main, des fleurs que j'aurai achetées.
« Comment tu as fait pour..., murmure Steve, affaibli.
- J'ai pu négocier une permission. Te soucie pas de ça. »
Le petit rassemblement sur le parvis de l'église lui donne le tournis. La main de Bucky effleure son dos, comme une aile
Sur le banc froid, une prière, des cantiques
Déferlement de noir, gris humide des pierres, reflet des vitraux larmoyants
« Bon courage », murmure le prêtre en serrant ses épaules
« Bon courage », disent encore les Barnes
« Bon courage » de la part des anciennes collègues de Sarah.
« Ah putain, c'est pas encore Halloween, qu'est-ce qu'on fout rassemblés là ? tout fout le camp. »
Barnes rougit, Helen blêmit, Steve sourit pour la première fois depuis trois jours, Doug tape dans son dos assez fort pour lui dérocher une quinte de toux. C'est sa façon de dire qu'il est putain de désolé. « On va boire un coup ? » propose-t-il en écrasant son mégot dans les chrysanthèmes de l'église. Et comme Steve le fusille du regard, il le ramasse en bougonnant. « Plus tard, le week-end prochain, peut-être. Ou pour Halloween, tiens. J'ai envie d'être un peu seul, s'excuse Steve, comme s'il ne crevait pas déjà de solitude tous les jours.
- Ouais... J'peux comprendre ça. »
Et comme il n'y a pas grand-chose d'autre à dire, ou rien que Doug soit capable d'articuler, il lui tape à nouveau dans le dos et s'éloigne.
« Je vais quitter l'appartement.
- Où vas-tu aller ?
- On a trouvé une chambre dans une maison, près de l'université. Tu veux venir voir ? Je vais y apporter mes affaires. »
C'est à dire le matériel de dessin, les papiers, un sac de fringues et un carton plein de provisions, offert par les Barnes. Ils descendent les rues à pied, un peu sonnés comme après une insomnie. C'est une jolie vieille maison de brownstone, qui loue ses quatre chambres à des étudiants. « Il est interdit d'inviter qui que ce soit à dormir ici, est-ce bien clair ? » insiste la vieille propriétaire, qui loge au rez-de-chaussée. Steve hoche la tête, Bucky sourit, charmant au possible, inspecte les recoins. C'est propre, sec, et même chauffé. Son ami y sera bien. Il s'assoit sur le lit pendant que Steve vérifie qu'il n'a besoin de rien d'autre. Sur la table de chevet, il pose le livre, remplace la photographie, et il donne le dessin à Bucky.
« Qu'est-ce que tu voudrais faire maintenant ? C'est ton week-end de congé, alors...
- Je vais t'aider à vider l'appartement, comme ça, ce sera fait. Si tu veux, on pourra boire un chocolat quelque part, ou aller au cinéma, ou sortir très tard et revenir ivres comme pas possible. »
Steve grimace :
« Ça risque d'être un peu dur pour toi de te lever demain si tu as la gueule de bois.
- Stratégie.
- Pas très militaire. »
Bucky rit tout bas, les yeux baissés.
Viens, courage.
Il nettoie de fond en comble, une autre rigueur érigée par l'armée, pendant que Steve remplit des cartons en silence. La plupart des affaires seront vendues, il en garde quelques unes en souvenir. Un petit objet, logé sous le coffre depuis toutes ces années, attire son regard. Il sourit, mais il n'a pas le temps de faire « Eh ! » pour appeler son ami que sa voix trahit sa gorge. Bucky se tourne vers lui, interrogateur. Steve le lui tend, un sourire au milieu des larmes. C'est un soldat de plomb. Bucky glisse côté de lui et serre son petit poing fermé sur le jouet, jusqu'à ce que Steve soit calme.