
VIII - Abundale
« Je me souviens de la première fois que je l'ai senti dans mon ventre. Quand j'ai su que j'étais enceinte, je savais exactement ce que c'était : pas seulement l'état d'être enceinte, mais ce pressentiment qu'à partir de là, tout ce qui allait arriver était déjà ancré dans une sorte d'instinct. »
Sarah et Bucky sont installés au soleil de la terrasse de l'hôpital, réservée aux patients. On y entend la rumeur des rues qu'on ne voit que si l'on s'y penche, caché au soleil.
« J'allais emprunter le stéthoscope du médecin pour écouter son cœur pendant mes pauses. Un cœur minuscule, qui pulsait déjà de toutes ses forces, si vite, un animal sauvage auquel je donnais mon sang, qui était entièrement connecté à moi.
A sa naissance, ça a encore été un miracle qu'il ne meure pas.
C'est mon prodige. »
Elle sourit, l'émotion vivace comme au premier jour, des larmes dans les yeux parce qu'elle n'aura jamais assez aimé, assez donné, même si elle avait vécu deux mille ans.
« L'amour qui déferle sur toi, à ce moment-là, au moment de le tenir dans tes bras pour la première fois, c'est incomparable. Primitif, comme le magma sous la terre, un truc que tu enfermes sous ta politesse parce que tu es civilisé, mais en réalité, un truc à dévorer le monde entier. »
Sarah n'a personne d'autre à qui confier tout cela. Elle écrit des lettres à son fils, qu'elle trouve mièvres et pompeuses et déchire aussitôt. Ce qu'elle veut lui léguer, c'est sa voix encore, son souffle, sa chaleur, et même encore les disputes quotidiennes, tous les taquets pour continuer de le faire grandir, pour la fierté de chaque instant. Personne ne défendra son garçon comme elle. Personne ne lui donnera son sang pour se nourrir, ses poumons pour respirer, ses nuits entières et ses jours aussi.
Bucky sourit. Steve, c'est bien le fils de sa mère. Il se demande à quoi ressemblait John Rogers, mais comme Sarah et Steve n'en parlent jamais, il ne pose pas de question. La famille, c'est elle et lui.
« Je suis indélicate, murmure-t-elle en tendant une main décharnée vers lui. Tu n'as pas connu ta mère... »
Il se demande comment Rose qui n'a pas de nom de famille, a vécu sa naissance à lui, une naissance qui n'était pas désirée.
« Non, dit Bucky, en prenant sa main. Mais j'ai connu Steve. »
« Viens, on va faire du pédalo-cygne !
- Bucky, tu as changé, je préférais nos aventures d'avant. »
Bucky rit, minaude.
« Allez, viens. Il y a tout le monde là-bas, ça va être chouette. »
Steve grimace un sourire ébloui en levant la tête vers lui.
Les filles battent des pieds dans l'eau, assises sur les pontons. Bucky les embarque, évidemment. L'été n'existe que dans ses yeux bleus qui reviennent à chaque instant l'interroger. Steve dessine à la craie sur le goudron noir, ses oreilles résonnent des exclamations passionnées de ces filles qui débattent, de ces gars qui renchérissent. Il a même essayé de rire un peu avec elles, histoire de rapporter à sa mère qu'il a rencontré quelqu'un, ou une autre chose convenue du genre, je ne sais pas, la rassurer un peu, lui faire entrevoir un avenir bienséant. Plus loin, Bucky lui sourit. Dès qu'il le peut, il chante ses louanges, mais... Échec, échec. Plus tard, dit-il ; tu as tout ton temps, répète le soleil, ce n'est pas le moment. Tu as la vie devant toi, c'est elle qu'il te faut embrasser. Alors Steve cesse d'essayer, le chagrin acide dans la gorge adouci par la joie généreuse de Bucky.
Un peu de cet été vrombit encore sous ses semelles lorsqu'il passe les portes de l'académie d'art, un peu de la voûte d'amitié surplombe son épaule, le précède de son audace dans tous les ateliers aux portes ouvertes, salles à curiosités. Plus tard, il y entrera sans frapper, pour le moment, il découvre le ballet des aînés qui évoluent là comme chez eux, discutent avec les professeurs dans le plus grand naturel. Abundale n'est pas qu'une école, explique leur professeur, Pitts. C'est aussi leur passerelle vers les mécènes, le réseau qu'ils se doivent de construire. Déjà, on les encourage à participer à des concours, des ateliers pas si facultatifs. Les cours sont d'une rigueur comme il n'en a jamais connu. Sans prétention, il est entré avec l'assurance que lui avaient conférée les louanges de Mitchell, il doit tout réapprendre. D'abord, il s'y lance comme un défi, écolier studieux. Après quelques semaines, il a envie de tout envoyer valser. Puis, il se donne à corps perdu dans le travail.
Pourquoi tu dessines, toi ? demande un jour Harold, le seul élève à arriver aussi tôt que lui le matin et à partir aussi tard le soir. Steve ne sait plus vraiment, Steve ne sait plus grand chose. Harold est issu des quartiers populaires, comme lui, mais il est bien plus mondain et rêve de prodige. Il est pressé de tailler sa place dans l'art américain, traite avec dédain les paresseux, les prudents et pire encore : les idéalistes. Il a même écrit un manifeste. Il veut choquer, c'est tout ce que Steve sait, bousculer les idées reçues, il se voudrait ce genre d'enfant terrible qui brise les murs : si tu ne choques pas, tu n'es qu'un conservateur. Il partage volontiers sa culture étourdissante et ses analyses à qui veut l'entendre, c'est à dire à Steve principalement.
Peut-être seulement pour ne pas rentrer trop tôt dans l'appartement vide.