
Chapitre 34
Il a un petit peu changé, à peine. Quelques tics de langage, quelques rudesses dans l'attitude, c'est une carapace encore fine, amusante comme un déguisement, dans les interstices de laquelle Steve glisse l'œil sans s'y tromper. Bucky le laisse faire. Il se remet de la Semaine Infernale, dit-il sur le ton de la plaisanterie. Il se laisse faire et, la tête contre son épaule, allongé sur le ventre, raconte tout depuis ses premiers pas dans la caserne jusqu'à la traditionnelle Nuit des Cadets, la dernière du premier mois.
Leurs supérieurs ont enfermé toutes les nouvelles recrues dans un hangar, et, à trois sur chacun, se sont acharnés pour leur donner les ordres les plus contradictoires, tous en même temps. Les sommations, les insultes et bruits de coups résonnaient partout contre la tôle ; nimbés de cris, de gémissements. Jamais une accalmie. On ne croyait plus à la fin. Bucky est l'un des plus forts, pourtant, il a échoué et craqué comme les autres, un peu plus tard que les autres, prétend-il, à une heure inestimable de la nuit. Inévitablement on échoue : le bizutage n'est pas fait pour la victoire. Pas même au fond pour le dépassement de soi. On brise les jeunes recrues, on les recolle et on les rebrise. Est-ce ainsi qu'on forge de parfaits petits soldats ? Toutes ces failles, ça doit bien laisser des fragilités. Mais au moins, ils savent où elles sont, songe Steve.
« Steve ? »
Bucky n'aurait pas dû en dire autant, il ne l'a même pas voulu, mais son ami est trop malin, ses questions sont trop sincères. Il fait le fier, bien que Steve n'aime pas ça, il le connaît bien et sait qu'au fond, Bucky n'aime pas ça non plus. Il avale difficilement sa salive et se rend compte qu'il a la nausée. Se battre pour la bonne cause, il sait faire, même si ça doit être en vain. Le bizutage...
C'est comme ça, dit Bucky, évasif, résigné. Il fallait y passer.
C'est comme ça. Je vois plus loin, c'est passé maintenant.
Leurs épaules se touchent, jusqu'au poignet parfois quand ils agitent les mains en parlant. Bucky se désaltère : c'est à cause de la douleur. Comment ai-je pu confondre notre amitié prodigieuse avec... Quoi que ce soit d'autre que ma tête malade se figure ? Tout est différent, dans l'armée, bien plus clair, propre, net, précis... Catégorique, voilà. C'est vrai, ça forge l'homme, c'est exactement ce qu'il me fallait.
Il se retourne sur le dos.
Il parle de certains camarades. A l'armée, on trouve le pire : le bizutage et les humiliations. On trouve aussi le meilleur : la solidarité des gars qui sont passés par là, qui ne te lâchent jamais, la loyauté indéfectible, distillée dans ce creuset d'humiliations. Il raconte les chuchotis d'encouragement jusqu'à s'endormir, les astuces échangées en secret. Une main sur l'épaule qui te redonne du courage, l'esprit de corps qui ne peut naître ailleurs. Maintenant, Steve est un peu envieux.
« Ils ne te plairaient pas.
- Pourquoi pas, si à toi ils te plaisent ?
- Non, mais... C'est pas pareil, tu sais.
- Ah.
- Toi, t'es au-dessus du lot. Ce sont des goujats qui jurent, s'insultent d'autant plus fort qu'ils s'adorent, qui échangent des dessins cochons – note qu'aucun n'a ton talent. Tu vois, t'es au-dessus de ça.
- Qu'est-ce que tu en sais, tu as vu mes dessins cochons ? »
Bucky lui donne une pichenette.
« C'était pour te donner une idée de la richesse artistique du milieu. Toi, tu ne vas pas aller là Steve, c'est pas pour toi.
- Tu parles comme Doug. »
Bucky sourit. Oui, comme Doug, nous sommes les orphelins. Et si l'un de ces gars sans père digne de ce nom peut s'en sortir, Doug et moi on veut que ce soit toi. T'es trop humble pour croire qu'on croit en autre chose qu'en ta fragilité. Tu seras artiste. Tu toucheras la lune.
Bucky soupire. Ses mains ne se reposent jamais, il bricole, s'agite. Il ne dit pas tout. Les mortifications imposées aux plus jeunes, aux plus maigres, aux laids aussi, ceux qu'on fait déjeuner avec un sac en papier sur la tête, dont on fait des larbins. Beaucoup ont déjà craqué. Mais maintenant, la semaine infernale est passée.
« A propos de dessins..., reprend Steve, et de richesse artistique : tu te souviens de Demuth ? »
Le cœur de Bucky dérape et s'érafle dans une panique soudaine. Une colère aussi, teintée de jalousie humiliée mal refoulée. Un grand bazar malaisant qu'il balaie d'un coup de pied dédaigneux.
« Oui, souffle-t-il.
- Il est décédé, fin octobre.
- Ah... Merde.
- Oui.»
Steve se couche sur le dos lui aussi.
« On fait quoi demain ? Combien de temps tu restes ?
- Ce que tu veux. Autant de temps que tu me supporteras, mon train repart dimanche matin. Bon, je vais passer voir les Barnes quand même, et Frances. »
La première nuit est pour Steve. Il lui sourit et lui donne une petite bourrade qui veut se faire un peu bonhomme, mais n'a l'air de rien, Bucky rigole quand même.
« Et toi, raconte un peu, le lycée ? Doug t'a écrit ? »
La première nuit est pour Steve. Cette nuit n'est pas pour parler, pas vraiment : Steve raconte déjà tout dans ses lettres, tout ce qu'il veut bien dire, en tout cas. Bucky lit ses courriers au point d'en abîmer le papier, et heureusement que son voisin de chambre n'est pas mesquin, il croit que c'est une petite amie secrète et n'en demande pas davantage. Steve raconte les expositions, dessine certains tableaux, parle des camarades seulement quand il partage des bons moments, ce qui est rare, il caricature les autres. Il se vante de ses exploits, et Bucky lit la vérité entre les lignes. Il ne dit pas tout, il essaie d'être fort. Quelle ironie. On s'est tant construits ensemble que Steve se sent abandonné par son ombre en grand uniforme, que Bucky se sent étranger parmi les brutes dont il n'a que l'allure
Et l'allégresse des retrouvailles est folle – c'est à cause de la douleur
Laquelle ?
Retrouver Steve, c'est se retrouver soi-même
Je m'endurcirai, sauf dans tes bras
Bucky s'est endormi, le bras en travers de Steve, sur ses côtes encore sensibles. Là dessous, son coeur bat si ardemment qu'il craint que ses secousses ne le réveillent, que le sentiment projeté à chaque pulsation ne brûle cette main, comme son souffle, quand il tourne la tête vers lui pour perdre le nez et les lèvres dans ses cheveux, l'avilit tout entier.