
VII - West Point
Quand Bucky revient le visiter, deux jours - ou plutôt une cinquantaine d'heures de langueur insomniaque - plus tard, Steve ne se reconnaît plus, égaré dans trop de méandres. La mine de son ami, hâlée et resplendissante, pleine d'un soulagement coupable, le fait rire. Ça fait mal de rire, sous les côtes cassées péché d'amour où tambourine le coeur instable, mon pauvre coeur, tu n'avais pas besoin de ça. Steve aussi est soulagé. Il craignait que, passé le secours charitable qu'il lui a porté par habitude, Bucky ne prenne peur, dégoûté, et s'éloigne. Enfin, qui sait ? Il part à l'armée, ce sera un parfait prétexte pour sceller proprement la porte de l'enfance. Qu'est-ce qui m'a pris ? Où avais-je la tête ? Ce n'est pas notre genre. J'ai failli tout gâcher. J'ai tout gâché, même, peut-être. Steve regarde sa silhouette pleine d'allure s'approcher et déposer sur sa table de chevet une brassée de journaux et revues. Il regarde ses bras, l'ombre de ses cils sur ses pommettes, la fossette de son sourire timide, si délicate. Il songe à toutes les fois où ils se sont effleurés, empoignés, touchés, battus, innocemment. Jamais plus innocents ? Qu'est-ce qui t'a pris, Steve ?
« Steve »
Son nom tombe, brut et ne résonne pas. Ça remet un peu la tête à l'endroit, enfin, ça te montre le nord, fais-en ce que tu voudras. Laisse donc cette ardent dépit s'éteindre au poison salvateur de ses yeux bleus.
Bucky avait préparé un tas de sottises à déblatérer pour ne laisser aucune chance au silence, mais la vision de son ami souffrant a tout délayé. « Comment tu te...
- Je suis désolé d'avoir gâché la fin de l'été, bredouille Steve précipitamment.
- Hein ? Mais c'est la faute de cet enfoiré, qu'est-ce qui te prend de t'excuser ! Dis, il t'a tapé si fort que ça sur la tête ? »
Steve ricane pour la forme et réprime une grimace de douleur. Bucky grimace aussi.
« Tu as pu revoir Frances ?
- Oui. Je me suis excusé d'être parti comme ça, elle n'avait pas compris... Elle... Elle a cru que tu étais vexé, ou un truc comme ça, mais quand elle a appris que tu étais à l'hôpital, elle m'a excusé. »
Compris quoi ? Rien. Ils savent la vérité : que Steve n'était pas blessé au moment où Bucky l'a suivi. Ils ne la diront pas. Qu'est-ce qui serait arrivé, si ce connard ne lui avait pas brisé les côtes ? Ils seraient partis ensemble ? Non. Bucky aurait probablement tenté de le ramener auprès des filles, et Steve n'aurait probablement pas baigné dans l'ivresse du combat au point de se jeter à son cou. Mais pourquoi se demander tout ça, c'est fait, comme ça, avec les côtes en vrac et le malaise à dissiper. Et ne pense pas aux autres chemins, ils ne mènent nulle part. Maintenant il faut que tu assumes. L'hôpital aseptisé les débarrasse de la chaleur malsaine de dehors. C'était la fièvre d'une adolescence un peu fusionnelle qu'on a du mal à quitter, par reconnaissance pour toutes ces belles années, par crainte de l'avenir. Dans nos comics aussi, on se frotte au romanesque. Parce que ton âme et la mienne sont si belles, songe Bucky en levant les yeux vers Steve qui parcourt des yeux les journaux qu'il a apportés. Tu me seras toujours indispensable, c'est la seule certitude, sa magnificence me ravit. Alors on n'a pas besoin de plus, et de toute façon c'est pas des choses qu'on fait. C'était un égarement passager, une confusion nourrie de l'ivresse du combat et d'adrénaline. Dis Steve, je me fais peur. Mets-la en veilleuse, ta gentille insolence, pendant que les excuses se nouent et renforcent en tresses dans ma conscience intranquille.
"Hitler devient Führer et chancelier du Reich"
lit Steve sur le journal.
« Tu sors quand, alors ?
- Eh bien normalement, c'était la semaine prochaine, mais pour lui régler son compte au chancelier, il va falloir que je... Que je négocie avec ma mère. D'ici la fin de la semaine, je pense. Tu pars dans dix jours, toi, c'est ça ? »
Bucky hoche la tête.
« Je serai là, t'inquiète.
- Ouais mais je reviendrai te voir aussi, t'inquiète. »
Bucky ôte ses chaussures et pose les pieds sur les draps, excessivement rassurant : un gamin. Steve détourne les yeux de ses mollets pour se replonger dans les actualités.
« Quoi ?
- Ça te va bien.
- Mais... évidemment ? », frime Bucky en roulant des épaules dans l'uniforme gris des Cadets de West Point. Il n'aime pas se prendre au sérieux, c'est à dire qu'il se prend au sérieux tout le temps, sauf avec Steve.
« Je m'attendais à... à avoir l'impression que tu portes un déguisement, comme ça le fait souvent aux jeunes soldats mais non. Non, pas du tout. »
J'ai vu sur tous les murs de Brooklyn son ombre s'étoffer peu à peu, revêtir les chemises de l'armée, se forger jusqu'à ce qu'aujourd'hui, mon ami lui siée à merveille, à son ombre taillée avant lui.
« Vous voulez qu'on fasse un portrait de vous deux ? propose Helen Barnes.
- Eh, mon garçon, interpelle le vieux photographe, est-ce que tu veux monter sur ce marchepied pour être à sa hauteur ? »
Sur la photo, on voit à ses yeux trop brillants que Bucky a eu du mal à retenir son fou-rire. « Vraiment ? » grimace Helen. « Un peu de tenue... » grimace le Big Barnes. « Oui, oui, je le tiens bien ! » assure Bucky, malicieux. Steve est coiffé de son képi et fusille l'objectif du regard en faisant le plus sévère des saluts militaires, sur le dos de Bucky qui le porte et lève les yeux vers lui. Au restaurant, la veille, Barnes lui a fait boire du brandy. Mais ce solennel-là, calculé, traditionnel, sans surprise le touche moins que les rituels spontanés de Steve, les caps qu'on ne voit pas venir et qu'on passe, héroïques. C'est sans doute le bon moment pour se séparer. Le vernis de leur amitié enfantine, douce, intense, construite avec les ans est en train de se fendre et quelque chose surgit de ses bords coupants, quelque chose qui a chrysalidé là-dessous et vient soudain te gifler dans sa métamorphose cruelle. Tu comprends, je crois que je fais le bon choix, qu'il faut tuer ça dans l'oeuf, et quand je reviendrai, tout sera plus clair, je ne serai plus si ambigu, je ne te ferai pas de mal.
« Bon, je vais y aller.
- Je viens avec toi.
- Haha... Fais pas trop de bêtises en mon absence.
- Je ne peux pas, tu emportes toute la bêtise avec toi.
- Nan mais... Attends-moi quand même pour les aventures. »
Pourvu que l'armée me guérisse.
Prions pour que l'armée me remette droit.
« Jusqu'au bout de la ligne »
ligne des rails
lignes des dessins
ligne de ton corps parfait que tu vas donner à l'armée, pendant que je tracerai ceux des idoles à venir.