
Chapitre 29
Assis sur le trottoir qui borde l'herbe glacée du Prospect Park, au milieu des bancs tous occupés par des couples, Steve attend le feu d'artifice, la joue sur le poing, le coude sur le genou. Les vibrations de la musique venue du kiosque, des pas des danseurs sur le sol percutent ses os. C'est désordonné mais pas trop désagréable, ça trompe le froid. Il a dansé, un peu plus tôt, lui aussi, seul ou face à Bucky, avant que l'enfant chéri ne soit invité ailleurs par la plus craquante des filles. C'est William qui la lui a présentée, pour Steve il n'avait que le dédain du monde entier.
La danse terminée, on applaudit le big band et migre en masse vers la butte d'où l'on contemplera mieux les feux. Entre deux passants, Steve distingue Bucky qui salue sa cavalière, d'un baisemain. La jeune fille rieuse le tire par le bras, sa copine aussi lui fait les yeux doux. Elles portent des couronnes de fleurs, printemps brillant de gel dans la nuit. Kenneth appelle : « Venez ! », avant de s'engouffrer dans la foule. Steve avance le plus vite possible vers eux. Un gars le bouscule, le pousse sur un autre qui peste : « Regarde où tu vas, morveux ! Tu as failli rentrer dans ma copine ! »
« Viens, Bucky, minaude sa cavalière, à deux pas, on doit rentrer juste après minuit...
Ne perdons pas de temps !
- Attendez, je dois retrouver quelqu'un ! Il va vous plaire. »
« C'est toi qui m'es rentré dedans ! » peste Steve, saisi au col par le malpoli.
« Il est passé où encore ? marmonne Bucky, et William éclate d'un rire mauvais.
Allez-y, j'attends Steve.
- Non, mais il s'est barré ! Allez, viens ! » appelle William.
- Non, il s'est seulement éloigné. Il ne partirait jamais comme ça ! »
Bucky s'arrête, fait une petite moue pour lui tout seul. Oui, bon, il part parfois comme ça, mais jamais loin, ni pour longtemps. Dans quelle galère est-il encore allé se fourrer ?
« Laisse tomber », murmure William.
« Laisse tomber, murmure la compagne du gars.
- Hors de question, un bâtard comme ça, il aurait pu te marcher sur les pieds, va voir s'il n'était pas en train de faire les poches, hein ? Ou pire encore ! »
« Vas-y, toi, je vous rejoindrai, insiste Bucky.
- Dans cette foule ?! Allez, viens. C'est bon, on s'en fout..., fait encore William.
- Pardon ? Attends, tu es sérieux, là ? »
« T'es sérieux là ?! » répète une voix familière, à quelques mètres de là.
A présent que la piste de danse est clairsemée, Bucky découvre Steve dans toute la délicatesse de sa posture. Une moue désabusée frémit sur ses lèvres, il a envie de rire autant que de rouspéter, mais il se contient et pose une main conciliante sur le bras du type. « C'est une maladresse, inutile de s'énerver, profitons de la fête ! » Le gars peste, cède après deux ou trois autres insultes pour la forme, cherche sa copine qui, peut-être répugnée par son attitude, lui a faussé compagnie. Steve cachant mal son rire sous son écharpe, Bucky le dissimule derrière son dos, en lui pinçant le bras jusqu'à ce que l'autre ait déguerpi. Quand il se tourne enfin vers lui, sa moue s'est décidé à éclore. Qu'est-ce que tu fichais, punk ? peut-on lire dans la buée qui sort de sa bouche. Steve rigole, y a que ça à faire : « J'te regardais danser crétin, c'était ravissant. Ma mère adorerait. » Bucky fait une grimace railleuse. Radieuse.
« C'est lui ton ami ? » minaude sa cavalière.
Ils se tournent vers les filles, étonnés qu'elles et William aient finalement attendu.
« Mon meilleur ami ! »
Steve baisse les yeux avec un sourire embarrassé. Elle échange un regard taquin avec son amie qui ne cache pas son désappointement.
« Bon, on y va ? » râle William
Bucky interroge du regard Steve qui lance : « Bah oui, je vous attends depuis tout à l'heure, moi ! C'est vous qui êtes restés danser. »
Bucky prend la main de l'une, William s'empresse de proposer son bras à l'autre. Steve lève les yeux au ciel en emboîtant le pas à ses amis mais Bucky se retourne et le tire par la manche pour ne plus le perdre.
« Je suis là, je suis là !
- Je te connais. Je te connais...
- On a perdu les autres, maugrée William.
- Oh, calme-toi, chéri », se moque Bucky.
Il se laisse complaisamment distancer, bousculer même parfois tant il avance lentement. Steve et lui piétinent, puis marchent à contresens en riant. Ils redescendent vers le lac, miroir noir où leurs ricochets font des feux d'artifice privés, et ils dansent sur la Rhapsody in Blue tant que personne ne peut les voir. Un agent siffle après des gamins qui ont volé un pédalo en forme de cygne. Bucky les applaudit.
« Tu ne veux pas rejoindre les autres ? » demande Steve en désignant les jeunes qui descendent de la butte. Bucky secoue la tête. « Les chances de les retrouver sont ridicules, on va perdre notre temps. Et puis, William est chiant.
- Et ta cavalière ?
- C'était juste une cavalière. Oh, attends, elle te plaisait, peut-être ? »
Steve tire la langue. Bucky lui frotte les cheveux.
« Tu crois pas qu'ils seront fâchés ?
- C'est eux qui ne t'ont pas attendu. »
Les trompettes sonnent à la gloire de la nouvelle année.
« Il est jaloux, crie Steve.
- Bah de quoi ?
- De moi.
- Hein ?
- Je pense qu'il voudrait être ton meilleur ami. »
Bucky tousse.
« Ah, ça ?
Ouais, peut-être.
Eh bien, il peut courir. »
Le visage de Steve s'illumine dans le noir.
« J'ai envie de courir. J'ai froid ! »
Ils s'élancent, secoués autant par leurs frissons que leurs rires, désordre dans le corps qui emmêle les premières foulées. Petit à petit, leurs pieds qui tapent par terre réveillent le sang, des talons au crâne. Ils fuient les courants de jeunes qui redescendent de la butte et se massent sur la rive exposée du lac. Quelques couples se sont isolés dans des bosquets, ils les fuient aussi. Steve a envie de plonger les doigts dans la nuit et de dessiner avec la peinture dont elle est faite. Bucky lui donne un petit coup de coude. Il désigne un ponton. Il fait très noir au-dessus, noir en-dessous, comme dans la Genèse. Il y a bien un peu de lumière et de bruit au loin, mais on dirait quand même le dernier radeau de l'univers. Steve ôte son écharpe encombrante pour mieux reprendre son souffle, et au hoquet de Bucky qui s'inquiète, il lève les yeux au ciel, ôte aussi son manteau, ses chaussures, son pull, en riant nerveusement, rien ne l'arrête. Bucky se mord la lèvre, tique et fait de même : il ne peut pas se dégonfler. Le froid saisit la peau nue.
Il rejoint Steve, debout à l'extrémité du chemin de bois, si blême qu'il luit dans le noir comme s'il s'était frotté de trop près à la lune. Il se retourne et ricane bravement :
« Ma mère va me tuer.
- Non, elle me tuera moi, assure Bucky. Parce que je t'aurai tué.
- D'accord, je te réserve une place là-haut. »
Ils rient. Regardent les remous noirs comme du métal fondu aux crêtes étincelantes, une eau sans surface ni fond, un titan grec prêt à les engloutir sans laisser de trace
Prépare-toi pour les Enfers, ouais
le seul ciel qui nous sera accessible
« J'arrive tout de suite » promet Bucky.
Ils rient, mais pas aux éclats, juste un petit bout de souffle blanc à travers les lèvres gercées
« Eh Steve, ne t'en fais pas, grelotte Bucky. Tu te rappelles, quand j'ai quitté le collège, on a cru que ça allait tout changer
On sera inséparables, ne t'inquiète pas
- Ne t'inquiète pas », répète Steve
Il tend la main. Il revoit celle de Bucky, tendue vers lui, cet été, il n'avait rien compris
Bucky la prend dans la sienne, le plus naturellement du monde
Steve hurle en sautant
« Jusqu'au bout de la ligne ! »
terrifié une seule seconde, une seconde entière
puis l'eau éclate et le martèle de mille et un coups
il n'a jamais connu une douleur si vive que l'eau glacée de la nuit du premier janvier, elle monte à la tête et efface le reste du monde
peut-être qu'il est vraiment mort
il coule dans le noir où une forêt de lames le transpercent et anesthésient sa peau
il en oublie que la surface existe
j'ai disparu, disparu pour de bon
il devine une tension, mais c'est compliqué de deviner quand on ne sent plus rien. Bucky le tire par le bras jusqu'à l'air libre, où la bise fouette ses joues, il ne pensait pas possible d'avoir encore mal, il croit crier mais ne parvient qu'à gronder. Bucky le tient, un bras autour de sa taille, en jurant tout ce qu'il sait, Jésus Marie Joseph, le gros Barnes, sa mère, les filles de petite vertu, quelques mots en français aussi, tout le monde y passe, pas de jaloux.
« 'ouge, Ste'e ! Bouge, 'utain... 'tain... » supplie-t-il, les lèvres engourdies
Ils battent fort des bras et jambes pour se ranimer dans l'eau glaciale qui vibre autour d'eux. Steve éclate d'un rire grelottant et trempé, sur son visage mouillé, si près que Bucky a envie de se réfugier dans sa bouche chaude
« Je te déteste !
- C'était ton idée !
- Pas du tout jamais de la vie je ne suis pas si con ! »
Ils font comme s'ils souriaient alors qu'ils ne peuvent pas, la figure déformée en étranges grimaces. Ils s'accrochent aux bras l'un de l'autre pour remonter sur terre, engourdis. Ils n'arrivent pas à retenir des gémissements de froid qui se muent peu à peu en grands cris sauvages, instinctifs. Bucky enveloppe Steve dans son manteau et enfonce la manche sur sa bouche « Tais toi, les gardiens vont nous faire la peau ! ». Les membres lacérés de froid, il se rhabille le premier, frictionne de son mieux Steve qui est encore remué de tremblements. Le tissu colle atrocement à la peau humide.
« Punk.
- Vaurien.
- Faut qu'on rentre, le parc va fermer.
- Je sais. Je sais je sais je sais pas comment on va faire »
Ils courent de leur mieux sur le sentier du retour, Bucky pousse Steve dans le dos, mais leurs corps refusent de se laisser habiter de nouveau. Steve, pitié, ne me claque pas une crise au milieu de la nuit. Leurs doigts agrippent mal les guidons de leurs vélos, ils pédalent terriblement lentement, en comptant les tours de cadran, à bout de nerfs. Encore un, courage, tiens bon, encore un... Voilà l'angle de Bedford avenue. New York avenue. Bucky se retourne, Steve persévère, le regard vide et larmoyant, les dernières forces toutes projetées dans ses jambes.
Bon sang, on l'a fait, on est arrivés chez Sarah. Alleluia, vive 1935, cette année, le monde est à moi. Steve fait chauffer la bouillotte pendant que Bucky monte leurs vélos dans le hall, et comme il n'arrive pas à les attacher, il les délaisse en vrac au milieu du salon. On verra ça demain - ou on se fera enguirlander en beauté. Leurs mains sont blanches de froid, de ce blanc mort qui survient après le bleu, leurs cheveux dégoulinent sur leurs pulls humides mais vaguement tièdes qu'ils rechignent à enlever. Trois, deux, un, se défient-ils d'un regard. Ils se désapent, des marbrures gravées bleu dans la chair. Ils enfilent des vêtements secs et s'enroulent dans les couvertures, en doutant recouvrer jamais aucune sensation humaine.
Ils rigolent un peu, frissonnent, mordent leurs doigts pour les ranimer, se collent les pieds au creux des genoux l'un de l'autre et se retiennent de s'insulter. Ils rigolent encore, grelottent, maudissent l'hiver, déplacent la bouillotte à leurs pieds, récitent des poèmes et des chansons, trop fatigués pour discuter, trop endoloris pour s'assoupir. Lentement, le sang se réchauffe dans leurs corps, dans les noeuds de leurs jambes entremêlées. Fabuleux. On revient à la vie.
Steve bat des paupières, tu as raison, réfugie-toi dans le sommeil. Bucky tend l'oreille. Il respire paisiblement, les lèvres violettes, Bucky surveille un peu, il écoute, il songe que Sarah doit faire la même chose et sourit, apaisé,
il peut dormir maintenant
.
cet amour, cet amour
.
« Steve »
(Steve Steve Steve)
.
« Steve tu es l'homme le plus fort du monde » susurre Bucky
Steve sourit, sur le seuil du sommeil. Il sourit rarement, ses dents luisent alors, rondes et blanches comme des perles, si précieuses
Tu es vraiment l'homme le plus fort du monde, mais pourquoi faut-il que tu t'endormes alors que je suis si électrique, Steve reste un peu avec moi
« J'ai pas envie de dormir
- Je suis... désolé Buck... Je ne tiens plus... Continue de chanter si tu veux... »
Chanter ? Déjà, Bucky tente de respirer, une curieuse nausée étreint ses poumons, un trop plein d'énergie gorgée de couleurs inconnues, illicites qu'il est le seul à reconnaître sans les avoir jamais vues, un secret gardé au fond de la gorge, près du coeur,
Ah, adrénaline, c'est donc ça
La bête effervescence de la survie, un truc con que j'ai allumé en sautant dans l'eau avec toi
« Steve... ! »
j'ai l'impression de naviguer dans une nébuleuse, je baigne dans cette euphorie lumineuse
mais je sais à peine ce qu'est une nébuleuse, ma longue vue est trop petite pour voir tout ça
nous sommes trop jeunes pour comprendre, trop loin
de tout cela
c'est loin, ce n'est pas pour moi
La lune
« Steve, quand marcherons-nous sur la lune ?
- Toi et moi, ou le premier homme ?
- Qui te dit que ce ne sera pas une femme ?
- Joli. »
« Quand ? »
Steve soupire.
« C'est déjà fait, Bucky. Jules Verne, Méliès, et Cyrano de Bergerac, le premier.
- Maudits français. »
Steve souffle. C'est un rire, pas un soupir, un rire faible et exténué qui plisse un tout petit peu plus la peau autour de ses yeux.
« Il y a une attraction à Coney... A trip to the moon... »
Bucky effleure son front. Il est tiède.
Tout va bien, tu peux dormir maintenant, innocent
mais oui, innocent, seigneur, de quoi t'accuserais-je ?
Pourquoi
suis-je presque en colère contre toi ?
Bucky inspire profondément
La nébuleuse qui vrombit dans ses entrailles se masse, se tait
et s'étend à nouveau dès qu'il expire
Adrénaline
C'est comme quand Steve est malade à crever, qu'il lutte pour respirer
J'ai l'impression d'avoir un coeur qui s'emballe dans chaque alvéole de mes poumons
il faut que je dorme, ça va se calmer
La sensation de Steve qui s'accroche à lui, égaré nu dans l'eau, palpite encore dans sa peau
Son bras veut le serrer encore contre lui
Adrénaline, je t'ai dans la peau
Il divague
Ses mains se ferment sur le vide
Je veux recommencer, sentir encore ta main entourer mon poignet, te soulever de toutes mes forces et te faire rugir de surprise et de rire admiratif,
te faire crier de colère, te chamailler là, te chatouiller pour te réveiller et mieux te réchauffer, empêtré dans les draps, t'immobiliser, t'écraser, te sentir
« Eh, ça va ?
- Ouais. » tousse Bucky, le poing pressé sur la bouche, les yeux brûlants, assis d'un bond dans le lit.
Il tire sur l'épaule de son ami la couverture qu'il avait emportée dans son hoquet, il le cache tout entier. Le froid revient envelopper ses bras, mais c'est mieux que cette espèce de chaleur obscène qui a l'odeur de Steve.
Steve dort bientôt à nouveau, tout fermé, blotti dans ses songes sages
Il respire, sa main se soulève sur sa poitrine.
je me souviens de ce matin où ta main si fine était posée sur moi
j'ai l'impression que tu ne l'as jamais ôtée
Elle a laissé là sa brûlure et les bains de glace du monde n'y pourront rien
Putain
Steve
Je t'ai dans la peau
Il fait chaud le lendemain matin, sous la pile de couvertures, et ils ne se résolvent pas à se lever. Steve s'inquiète du silence pâle de son ami, de ses frissons qui cherchent à expulser l'indicible de sa peau et ses entrailles. Il ricane : « C'est donc toi qui es malade cette fois ! Woah, attends, je suis expert, je vais te soigner !
- Arrête, c'est pas drôle... » marmonne Bucky accablé par la nausée.
Je ne suis pas malade
Je ne suis
Certainement pas malade