
Chapitre 30
Steve, assis en face de lui dans le tram – Sarah dit qu'il fait trop froid pour aller au lycée en vélo -, sourit de toutes ses dents parce qu'il n'est pas tombé malade. P'tite crapule. Bucky écoute ses élucubrations, il ne les entend pas bien parce que ses oreilles bourdonnent – c'est le froid -, parce que son ventre se chiffonne – c'est le tram -, parce qu'il n'a pas arrêté de courir depuis six jours, sans se débarrasser du mauvais engourdissement au bout de ses doigts insatisfaits. Le givre sur les rails chante un refrain capricieux, grince de fil en fil électrique sur ses tendons excités, brouille le reflet dans la vitre de l'ami autrefois si familier.
« Ça va, Buck' ?
- Viens, dit-il, en saisissant sa manche, on descend là, on finira à pied.
- T'es malade ? »
L'oiseau qui chante dans ma tête
comme un souvenir fugitif qui toque dans le crâne au milieu de la nuit et s'évanouit les yeux ouverts
et tout l'hiver, Bucky s'agace et court loin devant
secoue la tête brutalement :
je ne suis pas malade
La lumière de janvier pèse sous son éboulis de nuages, on dirait que le soleil ne se lève jamais vraiment, il jette un oeil vague sur l'horizon et se résigne. Steve boit à une bouteille de lait que Bucky a achetée pour lui en urgence dans une épicerie parce qu'il a eu des vertiges sur le chemin. Son œil est si vif, dans son visage décimé par l'hiver, c'est à pleurer, comme un miracle, comme la délicatesse de son poignet, de ses doigts durcis par les crayons, de la poudre colorée dans les ongles, minuscule et parfait oiseau ciselé par un horloger. Ses chevilles dépassent de son pantalon trop court. Sa peau est livide comme le ciel qui pèse par-dessus eux, Steve a toujours eu la couleur des cieux. Il boit lentement, propose une gorgée à Bucky qui accepte uniquement parce qu'il sait que ça atténuera son embarras. Il préférerait saisir ses jambes qui se balancent sur le muret, apaiser leur nervosité, les frictionner jusqu'à les réchauffer.
Est-ce l'affection qui le rend si brutal, presque agressif ?
Non, c'est la colère, face à l'injustice, la pauvreté de ce garçon
Je ne suis pas malade.
Quand Steve se sent mieux, ils reprennent la direction de la salle de sports où Bucky s'entraîne pour l'académie militaire de West Point. Il a également postulé pour la bourse de l'université de New York mais il n'y croit pas trop. Il n'en veut pas trop, au fond, il a tant feuilleté la brochure de l'armée qu'il peut la réciter à Steve, très intéressé lui aussi. Bucky rit : « C'est pas pour toi » et lui prête sa montre, allez, tu me chronomètres ? D'autres gars s'exercent à la course, la corde, au saut de haies. Le caoutchouc des semelles grince, les gorges grondent, Steve s'y essaie aussi, avec une énergie si désespérée, ça fend le cœur de Bucky. Quand le vrombissement des mesquineries gonfle, il lui jette des gants de cuir ; les sacs de sable sont un peu isolés. Steve adopte son rythme : direct, direct, crochet, en souriant, un peu bombardé d'endorphines. C'est comme le ballon de basket. Un - deux - trois. Un sifflement s'échappe de ses poumons quand il pivote vivement, aussi fait-il mine de provoquer Bucky en duel. Son ami hésite, décline sans vraiment dire non, simplement il continue de frapper le sac. Un - deux - trois sur l'agacement et la crainte.
« Barnes, t'as fini ? Tu viens au basket ? » appelle Charles.
Bucky défait les bandes autour de ses phalanges. Steve laisse pendre ses bras. Son ami presse doucement son épaule et murmure :
« Je ne veux pas me battre contre toi »
On dirait qu'il vient de déchirer tous leurs dessins d'enfant et d'en jeter les confettis dans le caniveau. Steve hausse les épaules et lance à son dos tourné : « Je vais y aller.
- Tu ne restes pas regarder ?
- Mouais non, à plus tard ?
- Tu peux lire ici, tu peux dessiner, et après on sortira avec les autres gars, et leurs copines. » murmure Bucky sans savoir pourquoi il insiste alors que lui-même a envie de détaler.
« Reste, reste un peu.
- Je n'y tiens pas. À plus tard, ne t'en fais pas. On se retrouvera plus tard. »
Steve traverse le hall omnisports, entouré d'athlètes dont même le moins performant est dix fois plus élancé que lui. Des jeunes hommes aux muscles vibrants, des gars qui se comparent, se trouvent beaux, s'encouragent, se louent. C'est une masculinité gaillarde, tactile parfois, périlleuse surtout : il faut la bonne réplique, la bonne distance dans ces jeux de séduction et d'égo. Les mecs seront toujours des béliers, quelle que soit la cour : au combat ou dans le privé des douches où la limite est floue comme les miroirs embués. On s'envie, on se jauge, on cherche la flatterie et abjure le désir.
Et tous ces garçons frais gravitent autour de Bucky.
Il fonce tout droit dans le match pour triompher, et ne pas s'arrêter une seconde aux corps qui s'entrechoquent, qu'il ignorait pourtant avant, une seconde et tu vacilles. Leur agressivité passive l'irrite plus que tout. Il coupe court aux effusions d'après match. Il est fatigué, c'est tout, un peu tendu, stressé par l'examen qui approche :
Je ne suis pas malade.
Au lycée, Bucky traîne encore parfois avec la bande de William qui le méprise. Steve a du mal à comprendre, parce qu'il a bien dit que Will était chiant. Il ne comprend pas la fondamentale différence entre eux et lui. Peut-être que les filles avaient raison, et que Bucky est simplement très gentil. Un dimanche, ils écrivent à Doug une longue lettre. Pendant que Steve termine de sceller l'enveloppe, son ami sort une vieille chemise de carton de sa besace et s'assoit sous la fenêtre. Steve s'installe en tailleurs à côté de lui. Il reconnait les tampons de l'armée sur le papier brun. Un sourire frémit sur ses lèvres dès qu'il aperçoit le portrait de George M. Buchanan. Son fils lui ressemble tellement. Il n'ose d'abord pas prononcer cette exclamation digne de la vieille du troisième, mais songe aussitôt que personne ne le lui a jamais dit.
« Tu lui ressembles. »
Il a la même forme de visage, les mêmes lèvres. Seulement, Buchanan a le regard effronté, jusque sur cette photographie de l'armée, ce qui est assez prodigieux. Ça devait être un sacré numéro.
« Tu tiens tes yeux de ta mère. »
Bucky a un léger nuage de sourire, pas davantage, mais sa tête s'incline doucement, et son épaule embrasse celle de Steve qui parcourt attentivement le dossier, deux fois, revient sur son portrait. Seigneur, Buchanan était si jeune. Un éclair traverse sa tête, assez fugace pour que Steve puisse nier avoir aperçu sa lumière, elle fait jour sur une idée bien trop terrifiante
si un jour je tenais ton dossier dans mes mains ?
Il enroule la ficelle sur l'agrafe, tend les jambes comme Bucky, taquine sa cheville du bout des orteils au fond des chaussettes. L'appartement est silencieux. Les garçons sont immobiles. Tout à l'heure, on dessinera de nouveau, on inventera des histoires, et coloriera ensemble à quatre mains pendant que Sarah chantera à côté en préparant un dîner. Au moment où la porte se refermera derrière lui, et que Bucky devra rentrer seul à vélo dans le crépuscule mélancolique, il déraillera tout seul dans l'immensité des premiers soirs de printemps où les roses ont des reflets acier, arraché tout palpitant encore, à cet ami auquel il est trop attaché
quelle idée, c'est absurde, raisonne-toi, ridicule !
Je ne suis pas malade !
Un jour de printemps, ils visitent la Public Library où expose Norman Rockwell, qui est alors un dessinateur de presse et d'ouvrages pour enfants un peu connu dans le milieu, mais pas encore dans le pays entier. Steve contemple ses grandes compositions, bourrées de détails au-delà du réaliste, tout le contraire de Hopper. Il y a des jolies filles non loin, elles détournent les yeux pour lorgner vers Bucky. Steve sillonne entre les panneaux pendant que Bucky s'éclipse avec elles ; peu importe, il reviendra. Steve préfère qu'il aille glousser plus loin. Ils se retrouvent au rayon des beaux arts, où ils feuillettent les derniers catalogues d'exposition. Un battement de coeur sourd échappe à Bucky. C'est qu'il vient de voir le nom de Demuth. Eh, qu'est-ce que c'est encore que cette inquiétude ? Ça n'a rien à voir ! Avec quoi ? De quoi tu parles, à quoi tu penses ? A rien RIEN. Il n'ose plus regarder, pourtant. Le pas de côté, la curiosité. Il aurait préféré ne jamais savoir, comme pour Newport. Tout ça pour une main sur son bras ? Parfois dans ses rêves, non, ses songes, dans le noir, les souvenirs des matches de basket, avec des gars solides et ardents, parfois le dessin de leurs membres, leurs muscles se trouble dans le souvenir, prend l'apparence des aquarelles légères et nues de Demuth. Évocatrices, un peu... tu vois, quoi, un truc un peu coquin. Il n'ose même pas demander à Steve ce qu'il en pense. C'est dérangeant. Il ne faut pas y penser. Il se dit beaucoup de choses ; il se dit qu'il n'est pas malade.
Les étudiants déjeunent au Harry's. Ruth fait encore les yeux doux à Bucky qui la taquine parce qu'il a ça dans le sang, en se demandant si c'est une bonne idée. A côté de lui, Steve essaie de parler mais pas grand monde ne lui répond, dans le brouhaha, dans cette tendresse triste et fraternelle. Les gars chantent et braillent, Bucky sourit aux filles qui passent, mais la moitié de sa tête est incendiée par l'électricité que fait son coude qui touche celui de son ami. Une décharge plus forte le jette sur la piste de danse.
Je ne suis pas malade.
Bucky bondit dans l'appartement, sans frapper. Sur les fils à linge tendus partout, les draps sèchent, fenêtres ouvertes sur la rue. Bucky sillonne dans ce labyrinthe de poche. Au bout, Steve réfléchit à une énigme dans les pages jeux du journal, allongé sur le ventre, vaguement couvert d'un plaid, et surtout bien étalé dans la flaque de soleil qui se déplace paresseusement sur le plancher. Près de lui se languit une assiette de lait dans laquelle flotte du pop corn, une autre recette économique et douteuse de Sarah. Il ne lève pas la tête quand Bucky s'allonge avec naturel, seul son talon vient cogner contre son mollet, au rythme de la musique qu'on entend venir d'en haut, bonjour. Bucky lui indique un indice. Victorieux, Steve lève les yeux et remarque une poignée de jonquilles abandonnées par terre, les tiges arrachées, probablement dans un terre plein de la rue.
« Voyou, gronde-t-il de sa voix encore éraillée par un sale microbe.
- Hein ?
- On a rendez-vous, jeune homme ? demande-t-il, imitant le ton de la vieille commère du troisième.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Je passais te voir, tu n'es pas venu au lycée. »
Steve fronce les sourcils.
« C'est pour moi, les fleurs ?
- Ah. Ah oui, bien sûr. Non non. Enfin si, rattrape-t-il rapidement en voyant les yeux de Steve se froncer. Pour ta mère. »
Steve fait une petite moue dubitative en retournant à son journal. Bucky ne voit que sa fossette dans laquelle se balade le soleil froid.
Les fleurs, c'était pour une autre.
Tu l'as déjà oubliée ? Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis et précipité imprudemment ici ?
Il s'apprête à parler quand Steve bascule soudain sur le dos.
Il murmure :
« Je suis désolé d'avoir manqué ton match
- C'est pas grave. C'est pas ta faute. »
Peut-être que ce sera toujours comme ça, qu'il va manquer les moments importants parce qu'il sera malade.
Steve tend le bras, un peu derrière son ami. Il saisit une jonquille entre ses doigts délicats. Elle est jaune, une couleur qu'il distingue mal ; Bucky se sent idiot. Ses doigts jouent pourtant sur les pétales de velours. Bucky avance les siens pour y toucher à son tour, la joue près de son bras, les mâchoires tendues, la fleur si fine qu'il la sent à peine sur sa peau.
Je ne suis pas malade.
« Qu'est-ce qu'il y a ? demande Steve à son soupir.
- Rien, idiot. »
Une pichenette, un coup de coude, une effusion de sang gorgée de pigments. Je ne veux pas me battre contre toi.
« Hum », fait Steve.
Il repose la tête sur son épaule, la fleur sur sa poitrine.
« Mon dossier est bouclé », chuchote Bucky.
Steve hoche doucement la tête. Elle frotte contre sa peau. Tu fais exprès ou quoi ?
« Je t'envie, avoue-t-il.
- Je sais. »
Bucky sait qu'il ne peut pas se résigner même s'il n'est pas capable de courir cinq minutes, et qu'il se remet difficilement de sa deuxième grippe de l'année.
Je dois partir
Et les derniers jours du printemps fanent plus vite que les pétales de fleurs sur les doigts.
(L'oiseau qui chante dans ma tête
Et me répète que je t'aime
Et me répète que tu m'aimes
L'oiseau au fastidieux refrain
Je le tuerai demain matin.
Jacques Prévert)