
Chapitre 25
« Monsieur Rogers, c'est un essai que je vous demandais, pas un poème épique. Vous insufflez trop de votre fougue adolescente, vos causes personnelles dans vos propos et négligez l'analyse des tableaux. »
Hum, le refrain est connu. C'est aussi ce que lui ont dit ses professeurs d'histoire et littérature cette semaine. Steve réprime de son mieux sa contrariété en recevant son C. « Mais tout de même, murmure Mitchell avec un demi sourire, quand il quitte la classe : vous causez bien. »
Steve le remercie d'un signe de tête. Ça fera du poids pour sa future carrière de président. Bucky l'attend dans le couloir. Il effleure le coude de Mathilde sous le regard envieux de ses amies, de ce petit geste déjà confondant de naturel, qui lui vient d'on ne sait où.
« Alors, ton devoir sur Hopper ? Steve ? Steve ! »
Steve grimace. Bucky lève les yeux au ciel. Ils traînent un peu au café, avec les amis, puis déambulent pour raccompagner les filles le long des trottoirs déjà glacés de crépuscule, tout peuplés de vagabonds. Plus loin, les grandes avenues scintillent pour Noël, décorations-provocations sous la bise qui affame.
« Oui bon, reprend Bucky, c'est bien beau tout ce que ton prof dit sur ces tableaux, d'accord, mais l'art, c'est pas censé réveiller ta fibre profonde, justement ?
- Le sujet, rit Steve, c'était le travail de Hopper, pas ma fibre profonde !
- Bah ? A quoi bon l'art s'il ne sert pas à une cause personnelle et ne permet pas aux autres de s'y rallier ?
- La beauté, soupire Mathilde.
- L'expression ! ajoute Ruth.
- C'était un travail sur Hopper, répète Steve.
- On s'en fiche ! »
Steve hausse un sourcil mais au coin de la bouche perce un sourire art-déco-provocation.
La carrière de président attendra.
L'art américain s'échafaude en même temps que les romances, dans les bibliothèques de quartier, les vitrines des galeries impénétrables où l'on invente des rendez-vous atypiques. Bucky et Mathilde murmurent entre deux pages de cahiers d'art, Steve déambule par le regard au milieu des gratte-ciels de Sheeler, de Demuth, au point que leur crépit blanc laisse une poussière sur le bout de ses doigts, dans sa gorge, et que sa rétine s'irrite à ces teintes trop propres. Ici la fumée est solide, le ciel découpé en losanges anguleux, les poutres de métal se croisent en surimpressions, patchwork mécanique aux points de vue multiples, excessifs. Les dessins de Steve explosent à leur tour en miroirs brisés de Brooklyn. Il les mélange aux paysages des Pulp parce qu'il n'y a pas d'art inférieur, il invente des industries lunaires gigantesques et désertiques, des villes du futur, dont les myriades d'ampoules récupérées des twenties étouffent et révèlent des nuages de gaz.
« Quelle imagination, admire Bucky.
- J'ai... J'ai envie de voir la suite. De notre monde. J'adore l'Histoire, mais seulement parce que ça m'aide à comprendre le présent, que ça révèle d'autres façons de vivre, selon les époques, les cultures... Et la science-fiction, c'est la même chose. Je me demande comme tout ça va tourner, je veux savoir. »
J'voudrais pas crever avant que... Avant la fin de la partie, tu vois ?
« Optimiste, Rogers ?
- Autant qu'une apocalypse. »
Bucky ne pense pas à l'avenir de cette manière, avec ces grands concepts, ces visions d'ensemble, ces questions d'humanité : il s'intéresse à son échelle, pioche dans la réalité qu'il connaît et maîtrise pour façonner son avenir. Quand Steve fait ça, quand les yeux de Steve mettent quelques minutes à redevenir Steve, ça le sidère.
« J'aime beaucoup celui-là, déclare-t-il un soir qu'ils attendent Mathilde et Ruth à la bibliothèque.
- C'est Demuth. Il l'a composé à partir d'un poème.»
Among the rain and lights
I saw the figure 5 in gold
on a red fire truck
moving
with weight and urgency
tense
unheeded
to gong clangs
siren howls
and wheels rumbling
through the dark city
(William Carlos Williams)
« Non, attends, c'est devenu ça la poésie ? Quand ? Pourquoi on nous fait encore écrire à la façon de Shakespeare, là ?
- Chut ! fait le bibliothécaire.
- Prends le bouquin, on se casse !
I have eaten
the plums
that were in
the icebox
and which
you were probably
saving
for breakfast
Forgive me
they were delicious
so sweet
and so cold
Eh Steve, franchement, celui-là, j'aurais pu l'écrire, non ? Ça c'est de la poésie à ma portée.
- Mais quel prétentieux ! » rugit Mathilde.
Elle a quinze ans, évidemment qu'on se prend au sérieux à cet âge-là, et Bucky adore la faire bisquer.
« "No one believes that poetry can exist in his own life. The purpose of an artist, whatever it is, is to take the life, whatever he sees, and to raise it up to an elevated position where it has dignity.
Mathilde ! Je vais écrire des poèmes et tu en feras des tableaux !
- On a dit dignité, James...
- Mais c'est toi l'artiste !»
Elle se libère en riant, secoue la tête. Il se perche sur un banc et déclame :
« Écoutez : l'art, c'est la pluie dans le caniveau qui s'infiltre dans tes chaussures percées, pour te ficher une vague à l'âme !
- Joli, James, concède-t-elle.
- L'art, c'est le vent d'hiver qui m'empêche d'entendre ta déclamation ! » proteste Steve engoncé dans son écharpe.
Elles rient.
« Réclamation ! objecte Bucky. Je réclame un caprice, un panneau de signalisation et des prunes en hiver !
- Je réclame la santé, et l'abolition des vitrines de Noël !
- Elles vendent du rêve, proteste doucement Ruth.
- Le rêve ne se vend pas !
- Ciel en coca cola ! Pulp magazines au MoMa !
- L'art de vivre, en français dans le texte, c'est rire avec Stiv' Rodgerrrrs ! »
Ils se bousculent et rigolent comme des idiots. Les filles soupirent, si matures, vous comprenez. Bucky bondit vers Mathilde : « L'art, c'est ton sourire, ma chérie !
- En français dans le texte ! »
Ils arrivent à la station de métro de Mathilde.
« Ruth dort chez moi.
- La chance, fait Bucky.
- Eh ! s'indigne son amie. Ce n'est pas très élégant !
- Surtout que tu dors chez moi, merci bien. »
Elles rient.
« Bonne nuit les gars ! Faites de beaux rêves ! »
Dès qu'ils ont passé le coin de la rue, Bucky bouscule doucement de l'épaule Steve qui lève les yeux au ciel et se replonge dans ces étonnants poèmes dont chacun des vers si bref roule comme un petit galet sur le chemin pour rentrer chez lui. Ils écoutent une émission de radio, blottis dans les couvertures en dévorant des quantités absurdes de pop corn. C'est au moment de se brosser les dents, au moment où on se regarde rapidement dans le miroir pour vérifier qu'on est bien débarbouillé et qu'inévitablement on se fait une mine avenante, c'est à ce moment-là que Bucky chuchote : elle t'a souri !
juste ça, avant de frotter son épaule et d'aller se coucher
juste ça, Steve lève les yeux au ciel, et saute à son tour dans les couvertures, Bucky ne pense vraiment qu'à ça
Mais ce n'est rien, un sourire. Ou est-ce un début ? il n'en sait rien, c'est le premier
C'est ridicule, elle sourit à tout le monde
Peut-être que Bucky a raison, ça peut venir comme ça, peut-être que Ruth va se rendre compte qu'il est intéressant même s'il n'est pas champion de basket. Ce serait un peu la sous-estimer que de croire qu'elle ne s'intéresse qu'aux champions de basket, mais ce serait un peu se surestimer que de croire qu'il a de quoi l'intéresser.
« Ça va, mec ? demande Bucky à moitié endormi.
- J'ai mal au ventre.
- Tu as trop mangé. Tu vas grossir.
- Enfin ! »
C'est comme ça, probablement : les princesses toisent les chevaliers du haut de leurs tours, à eux de déplacer des montagnes pour... Quoi ? Des bras tendres, des mains douces, « le baiser du vainqueur » comme dit Bucky, qui dort ostensiblement comme un bienheureux. Steve lui tourne le dos et se recroqueville, les genoux cagneux serrés contre lui.
Il songe à ce baiser, dans le noir il voit luire le rouge qui monte à ses joues et maudit sa timidité qui l'assaille même dans la solitude. Il y songe, timidement, difficilement, se rappelle des extraits prudes de films, de livres. Et moi ?
Imagine. Imagine qu'elle accepte toutes tes avances, dont tu ne sais déjà pas quelle forme elles prendront mais peu importe pour l'instant, c'est un rêve, c'est toi qui décides. Imagine, je ne sais pas, sa main dans la tienne, son sourire contre ta joue, ton bras autour de sa taille.
Steve secoue la tête. Sa pommette frotte la couverture de laine jusqu'à piquer un peu.
Qu'est-ce que ça peut faire, ce dont tu rêves, diraient les autres, elle ne le saura jamais...
Il me semble pourtant que c'est offensant, comme si je la salissais
Que tu es bête, allez, imagine encore, juste pour savoir !
Tais-toi, je ne veux pas savoir
Tu dis ça parce que tu n'y arrives pas
Tais-toi
Que de préoccupations, peste-t-il intérieurement, en se réveillant après quelques heures de sommeil maigre et nerveux.
Sois naturel, c'est ça que dit Bucky ? Elle t'a souri, non ?
Voilà comment, au moment où son ami salue Mathilde avec délicatesse, Steve, enhardi, bouscule doucement Ruth de l'épaule pour secouer son visage triste. Elle fronce les sourcils et proteste. Bon, note Steve, bousculer une fille de l'épaule, ça ne se fait manifestement pas.
« Et toi, au fait, tu en penses quoi de Williams ?
- Hein ? Pourquoi tu me demandes ça tout à coup ?
- Parce que... On parlait de sa poésie, hier, non ?
- Oh ! Ruth rit en rougissant, pardon, oui... Je... »
C'est à Steve de la dévisager sans comprendre.
« J'ai cru que tu parlais de notre camarade William...
- Ah. Non.
- Je ne l'aime pas trop.
- William ?
- Williams.
- Ah. Oui. C'est... C'est une poésie des petits objets du quotidien, de l'insignifiance. Ça ressemble bien à Bucky, ça. Une rébellion face aux sujets nobles et un peu grandiloquents du siècle ancien.
- Oui, je sais, le modernisme, tout ça. Mais j'ai le droit de ne pas aimer.
- Oui, oui ». bredouille Steve.
Il soupire, ça ne s'entend pas dans son écharpe. Que dire ? Steve a la tête si VIDE. Oh seigneur. Comment fait Bucky ? Son exemple est imperméable.
Je ne suis pas comme lui.
Ou est-ce un jeu, comme celui de Manny l'an dernier ? Attend-elle de moi que j'insiste ? Rien que d'y penser, Steve frissonne de dégoût.
J'abandonne, c'est pas pour moi. Je suis désolé, Bucky. Ça me soulage de toutes ces questions, je dois avouer.
Ils marchent dans les pas de Bucky et Mathilde qui se ressemblent, inaccessibles, mais chacun à leur manière. Au regard que Ruth coule sur leur ami, Steve n'a pas besoin d'en savoir davantage. Bah. Moi aussi à sa place, je regarderais Bucky. C'est pas grave. C'est pas un vrai chagrin d'amour.
Ou peut-être que dans cette histoire, il n'y a que des chagrins d'amour. Bucky après Mathilde, Ruth après Bucky, Mathilde après personne et personne après Steve. Mathilde et Steve après l'art, à la bibliothèque, les ongles et chemises tâchés de couleurs, des cernes sous les yeux, le ventre creux, la tête en tourbillons de fumée solide, qui s'intriquent et s'intriquent encore.