
Chapitre 24
Les semaines suivantes, Steve a la tête remplie de l'Amérique. Il reprend ses croquis de l'Empire State Building, son ossature géométrique tissée par un essaim de skyboys, et il peste de n'avoir pas su à l'époque le dessiner avec davantage de précision, de réalisme, de n'avoir pas pris davantage de vues. Il cherche des photographies dans les journaux de la bibliothèque, Bucky sifflote du Gershwin. Aujourd'hui, plus de deux ans après son inauguration, le building est encore à moitié vide. Curieuse décadence. Il culmine pourtant, insoucieux, toise la ville de ses centaines de fenêtres noires qui montent à l'infini, comme s'il était un personnage ambigu de Manhattan, chimère sur laquelle un peuple avide se serait fracassé le crâne avec la futilité des papillons de nuit, et Bucky rit : « Voilà, moi c'est ta fantaisie que j'aime. Steve ! Tu seras décorateur de cinéma ! C'est ça le nouvel art !
- Chiche, prenons des cours de théâtre dans le quartier !
- Tu plaisantes ? Hollywood ou rien, mon gars ! »
Très bien, rendez-vous à la gare. Il dessine les locomotives et les trains de marchandises. Des façades – beaucoup de façades, puis il secoue la tête et s’agace : les bâtiments ne changeront pas, perds pas ton temps sur ça ; on a dit peindre l’Amérique.
Steve secoue la tête, exagérément dépité. Collecter, c'était amusant mais à présent, il ne sait plus ce qu'il voulait faire.
Le ballon résonne entre les murs. Steve ferme les yeux et sourit. Du cinéma ? Qui sait. Mais pas pour être décorateur. Pas pour filmer des sports de combat, ni des cascades à couper le souffle. Il filmerait au ralenti le prodige des jambes puissantes de Bucky, la vivacité de ses mouvements qui dupent l'adversaire, la précision de sa paume sur la balle, le regard en coin à son coéquipier, bref, insaisissable. .
Steve rouvre les yeux. Le ciel gris l'éblouit.
« Allez, viens jouer ! » rit Bucky en faisant rebondir la balle près de sa tête.
Il se protège la tête de justesse, en criant. Les feuilles brunes et le cahier voltigent sur la toile grise.
« Eh ? »
Il vient de voir quelque chose qu'il n'avait pas remarquée. Des roses écloses sur les joues des filles comme l'aquarelle s'épanouit sur une page mouillée. Le bleu d'un regard confondu dans son ombre, quand Ruth croise Bucky ou quand ils déjeunent à la table voisine, quand ils traînent au parc, leurs reflets emmêlés. Détail après détail, ses petites fenêtres personnelles sur l'Amérique montrent un jeune champion de basket en train de se laisser séduire par la plus jolie des filles, et quand il lève la tête, Bucky sourit face à l'évidence, comme si c'était Steve qui l'avait écrite.
« Oh » approuve Steve en hochant la tête.
« Steve ! »
Steve lit le journal dans le foyer du lycée. Bucky l'a déjà appelé deux fois à rejoindre leur jeu de cartes. Roosevelt entreprend des relations diplomatiques avec l'URSS, il espère faire le poids face à l'Axe. Le IIIè Reich s'assoit en Europe, l'empire japonais menace : des deux côtés, le monde serre son étau sur leur avenir. Il tourne la page. Le Dust Bowl chasse d'état à état, des familles qui ont tout perdu. Leurs maisons ensevelies sous la poussière, les migrants déferlent sur les routes, dans leurs caravanes de fortune. Il secoue la tête.
Diable, qu'il est impatient, et il ne sait même pas de quoi. De connaître la suite de l'histoire ?
Où est-ce que tout ça nous mènera ?
Charles remporte bruyamment la partie de belote. Mathilde lève les yeux au ciel, et Ruth adresse un petit sourire moqueur au perdant, Bucky. On rallume une cigarette, on monte le son de la radio, « Sittin' up waiting for you ». Les épaules et mentons tressautent. Mathilde se lève la première, elle tend la main à ses amies, et va battre du talon sur le plancher. Mathilde au demi-sourire ironique creusé dans les lèvres, on dirait qu'elle le porte malgré elle, et la cigarette qu'elle laisse consumer jusqu'à sa peau, perdue dans ses pensées. Mauvais genre. William pousse Bucky. Deborah invite son prétendant d'une seule oeillade, referme les bras sur les siens de très bonne grâce. Ruth sourit à Bucky, impatiente, taquine d'abord, c'est comme ça entre eux, puis plus tendrement quand elle commence à danser, parce que si l'espoir doit éclore, il se pourrait bien que ce soit aujourd'hui.
La curiosité des filles amuse Bucky, leur mystère l'intrigue. Ça, Steve l'a bien saisi sur son papier, surtout quand il les dessine toutes seules : le silence dans leurs conversations, leur vague à l'âme, leur grâce, et c'est fou parce qu'il est persuadé de n'y rien connaître, mais c'est lui qui les a approchées le plus près, qui a effleuré la transparence qui existe entre elles et le monde. Bucky se lève. Il invite son ami qui acquiesce et approche, inquiet. Mais de quoi s'inquiète-t-il ? Elles n'ont d'yeux que pour lui. Steve aussi d'ailleurs : il imite ses mouvements, rentre les épaules pour ne cogner personne, cherche timidement l'attention d'une fille, pas certain de savoir que faire si ce miracle se produisait, mais de quoi s'inquiète-t-il ?
Bucky danse, insaisissable à sa manière : trop brillant, trop convoité, et même trop désarmant de simplicité, c'est agaçant. Il rebondit sur la flatterie faute d'avoir aucune prise sur elle, et la gloriole pince à peine ses joues fraîches, le nimbe d'un peu d'or, il en rit comme chatouillé. La curiosité de Ruth pèse un peu à l'endroit des scrupules. Il ne sait pas pourquoi il n'y répond pas. Il est en train de découvrir que ce sont des choses que l'on ne choisit pas. Le regard de Mathilde l'intrigue, qui le balaie comme s'il peignait rien que pour lui un tableau complexe dont elle ne donne pas la clef. Son sillage au parfum de térébenthine a quelque chose de frénétique quand ils dansent ensemble et, surtout, il y a son sourire en coin, celui qu'elle accorde à tous et ne donne à personne, ce mystère au bout des lèvres, celui que Steve a approché.
La curiosité amuse Bucky, le mystère l'intrigue
Le défi
lui plaît