
Chapitre 23
Steve n'a jamais dessiné qu'à l'encre, au crayon gris et aux cinq pauvres et merveilleuses craies volées par Bucky, terminées depuis longtemps. Il a orné pour lui le carton de la boite d'un petit billet type bon point, en souvenir des années passées au collège : silhouette d'un soldat de plomb, devant l'ombre impuissante d'un Harrington maléfique. Dans la salle de Mitchell qui les exerce aux natures mortes, il emprunte des pastels gras, mélange quelques aquarelles, dessine une série de pommes tout à fait identiques, y apprivoise les pigments. Ses errances colorées, texturées, modelées presque, réjouissent son regard et satisfont sa curiosité. Quand arrive la fin de l'heure, il lui semble devoir sortir d'une torpeur qu'il n'avait pas envie de quitter, une longue hypnose qui découvre soudain sa nuque tendue, ses yeux brûlants auxquels il accorde le salut ses paupières quelques secondes, avant de les rouvrir sur le travail de Mathilde, à côté de lui.
Oh, s'écrie sa tête, mais il serre les dents juste à temps.
Elle a choisi des couleurs complètement surréalistes, oranges bleues, pommes violettes, cela pourrait passer pour une fantaisie un peu prétentieuse, mais pas aux yeux de Steve. C'est déjà difficile de trouver les jeux de couleurs qui correspondent à la réalité, mais alors discerner les nuances de l'imaginaire avec une telle cohérence ? Passé la surprise, il constate comme elle a déposé ses couleurs avec finesse, des dégradés parfaits, des sous tons révélateurs et jeux de reflets, la transparence des suprêmes qui cèdent sous la dent et déversent une goutte de jus acide dans la bouche. Il en salive.
« Hum ! A croquer ! »
Bucky est entré là comme chez lui.
Au son de sa voix, Ruth lève des yeux incrédules, faussement heurtée par cette familiarité, mais plus sincèrement flattée. C'est ce mouvement qui attire l'attention du jeune homme sur elle. Il comprend la confusion en un clin d'oeil, amorce un sourire aussi charmeur que moqueur. Ruth ne laisse rien paraître de ses doutes et Steve, absolument perdu, balbutie, écarlate : « Quoi, ce dessin tout patachon ?
- Bien sûr, quoi d'autre ? »
Il rit en faisant exprès de ne pas croiser le regard outré de la jeune fille. Steve préfère ne rien répondre, aussi vexé soit-il. Il surprend le sourire en coin de Mathilde, inquisiteur plus que fier, et il retourne nettoyer sa table en rougissant. Il avait réussi à oublier cette stupide histoire de musée. Bucky, redevenons des chenapans et faisons des bêtises. Invitons ma mère au musée. Et la vieille du troisième avec. Et même Moore si tu veux, je m'incline, je l'affronterai de toile en toile, tu vas voir.
« Eh, tiens, vous avez déjà visité l'expo de Hopper ? Parce que Steve et moi, on y va jeudi après-midi, si ça vous dit, on pourrait la faire ensemble. »
Traître.
Ruth ne peut dissimuler un sourire radieux. Patricia regrette : « Ma mère voulait venir avec moi, on y va dimanche.
- Et toi, Mathilde ? »
Mathilde jauge Bucky, l'iris si noir remarque Steve pour la première fois, peut-être qu'il faut des yeux noirs comme ça pour inventer des couleurs fabuleuses. Puis elle dévisage Steve qui n'a rien demandé, qui a même réussi à retenir son soupir désespéré, et elle acquiesce.
Steve ne peut pas dire que c'est la même chose que de recevoir des menaces de Moore, non, pas vraiment. Le combat réveille chez lui un truc instinctif, il n'a pas besoin de réfléchir, il sait où son jugement le mène, ça le remplit d'énergie et Bucky rit de ses joues carmines d'ivresse, pas de colère. Pourtant la tête qui turbine, l'estomac capricieux, c'est un peu la même chose. C'est pire : il ne sait pas du tout où il va. Qu'est-ce que ça implique, exactement ? Il n'ose rien demander à son ami qui se prépare en fredonnant « Stompin at the Savoy ». Steve imite sa coiffure, une raie bien dessinée, les cheveux peignés en arrière. Comme il reste un peu de brillantine dans ses paumes, Bucky enroule les mains autour de sa tête et lisse ses mèches d'or. « Regarde-toi ! » Steve se trouve différent, c'est un peu sophistiqué, mais il lui semble aussi que cette coiffure fait ressortir sa maigreur et ses cernes. Adieu mèches folles adorables. Ils friment devant leur reflet, vêtus des mêmes chemises blanches, roulent des épaules. Celles de Bucky ont la rondeur des statues de marbre, précise et harmonieuse. Un truc que Mathilde dessinerait d'un seul trait. Steve se donne de petites tapes qui les font rire, s'empare de ses chaussures, dans lesquelles il glisse une feuille de journal de moins que l'année dernière - on a les victoires qu'on peut. « Prêt, beau gosse ? »
Il est temps. Tous les garçons et les filles du lycée ne pensent qu'à ça.
Il est temps, regarde, tu suis les pas de Bucky, tout ira bien. Tu ne peux pas refuser. Tu ne peux pas te tromper.
Ils ne courent pas, de crainte de salir leurs vêtements, il descendent au contraire la rue à grands pas, droits comme des gentlemen, et très en avance pour ne surtout pas faire attendre les filles. Il fait si froid dehors que Bucky propose de patienter dans le hall, et tandis que ses yeux scrutent l'extérieur pour sortir dès qu'il les apercevra, ceux de Steve ne cessent d'être happés par la porte qui mène à la salle d'exposition où s'engouffre un public nombreux.
De Hopper, il n'a vu que deux images, mal imprimées en noir et blanc sur le prospectus affiché en classe. Il a vaguement écouté Mitchell parler de paysages et bâtiments, de son style profondément américain, mais Steve ne connaît pas suffisamment l'art pour saisir ce que cela peut signifier. Un style américain ? L'Empire State Building le 4 juillet, la grande Amérique tape à l'oeil et conquérante ? Il se figure un art un peu patriotique d'abord, quelque chose de triomphant façon clairon de Gershwin. Il creuse un peu, c'est très important d'imaginer avant de rencontrer Hopper pour de bon. Il fait des croquis dans sa tête. Amérique conquête de l'ouest, paysages de rois du monde, à bord d'une locomotive rugissante, de l'or dans l'eau, du pétrole dans le désert. Amérique fracturée par la guerre civile, les rêves déchus de Wall Street qui voudraient poursuivre les fêtes sans fin de Gatsby. Steve se rappelle le poème préféré de Bucky, les rivières de Hughes. Il réfléchit. Quel étrange pays, fondé sur une terre volée et bâti par des hommes asservis
et qui clame la Liberté.
Tout ça pour dire :
Il ne s'attendait pas à ça.
« Je préfère les tiens, déclare Bucky après avoir observé les toiles avec circonspection. Ceux-là manquent beaucoup de fantaisie. »
Steve rit silencieusement. Bucky est aussi dérouté que lui, il se réfugie dans la loyauté.
L'Amérique, d'accord. C'était si simple, il ne pouvait pas y penser, à ces petites fenêtres sur les temps modernes, vouées à la solitude, inédites tant elles sont banales, comment disait-il ? « le transitoire du quotidien ». Un quotidien dérobé, extrait du monde avec curiosité. Les paysages sont déserts, les façades aussi. Les couleurs s'approchent du réel avec respect - cette lumière du Williasmburg Bridge, juste avant l'orage, prodigieux - sans se départir de leur artifice : les tableaux comme l'essence ultime du réel.
« On a perdu Steve... rit Bucky avec Ruth, mais dix minutes plus tard, Steve le retrouve planté devant les toits de Washington Square, le Train de marchandises de Gloucester.
C'était pas vraiment une bonne idée, ça pour un rendez-vous, rit-il tout bas.
- Hein ? » soupire Steve, mal descendu.
Le sourire de son ami quitte Steve à regrets, balaie Ruth sans arrière-pensée et s'habille d'un brin de mystère, pour retrouver Mathilde qui n'a attendu personne. Elle a raison. « J'ai mal aux pieds » murmure Ruth avant de lui emboîter le pas. Steve traîne seul dans la salle annexe, réservée aux croquis, jusqu'à ce qu'ils reviennent tous les trois, beaux comme un tableau, ou plutôt une affiche de cinéma. Si l'un d'eux devait être saisi dans un tableau, ce serait Steve : bonhomme solitaire, beige parmi les messieurs en costume noir, le menton levé les mains croisées derrière le dos, perdu et songeur face aux toiles monumentales.
« Tu as vu tout ce que tu voulais ? »
Dehors, il fait gris, pas un temps à traîner dans les rues, ils passent quand même par le parc, font le tour de l'étang surmonté de brumes. Les sentiers sont tapissés de feuilles brunes. Steve voit tout ça en peinture maintenant, c'est comme sortir du cinéma, étourdi par les images, la tête remplie de sensations, et vide des phrases toutes faites des conversations. Il a envie de s'enfermer dans son esprit pour rejouer toutes les scènes. Bucky interroge leurs camarades sur leurs cours d'art. Ruth est plus bavarde, elle le relance sur la compétition de basket qui approche. Steve glisse les mains dans ses poches, et son esprit dans un recoin de sa tête.
Sois naturel, peut-être que ça va aller.
Ça, quoi ?
Peut-être que ça vaut le coup.
Peut-être, parce qu'alors qu'elles montent dans leur tram, Bucky murmure : « C'est idéal de sortir avec deux amies, non ? » Parce qu'après qu'elles sont parties, ils retournent courir ensemble dans la rue, et qu'ils se ne sont pas quittés de la journée.
Le souffle court de Bucky dit : n'y pense pas trop d'accord ? Laisse venir, jouons encore un peu.
D'accord ?
Ou alors c'est Steve qui se le dit tout seul, pour se rassurer.