
Chapitre 22
« Ça va ? » demande Bucky à la récréation.
Steve acquiesce. « Moore a l'air très pressé.»
Ou alors, est-ce Steve qui est pressé ? La trace de la main de Moore brûle toujours son cou, et il a hâte d'être débarrassé de la tension soulevée par son regard torve.
« Tu sais quoi ? Moi aussi ! » déclare Bucky.
Il se précipite dans la cour et les couloirs, interpelle ses coéquipiers d'un geste de la main. Comme s'ils avaient senti que quelque chose se tramait, ils le suivent ; la curiosité vrombit parmi les autres lycéens.
« EH ! beugle-t-il, Moore, retourne-toi, je t'ai vu ! »
Au bout du couloir, Kenneth, le camarade de Bucky, ferme le passage. Moore lève les yeux au ciel.
« Oh, je vois, on a appelé chevalier Barnes à la rescousse ? La lâcheté, j'en reviens pas !
- Tu crois qu'on a besoin de m'appeler ? les fouteurs de merde je les repère !
- Et puis la lâcheté c'est peut-être de t'en prendre à Rogers tu crois pas ? raille Kenneth.
- Eh ! » proteste Steve, sans savoir vraiment contre qui car les deux accusations sont gênantes. A côté de lui, plus spectateur qu'acteur du duel, William lâche un tsssk méprisant. Bucky avance vers Moore, pendant que les basketteurs, plus nombreux, dissuadent ses acolytes d'intervenir. Dans ses bras, la colère déferle, elle en éjecte les écailles lisses de la retenue. Arrivé à hauteur de son adversaire, il a abandonné toute résistance et il le plaque contre le mur. William siffle, impressionné. Ou ironique.
« Personne ne bouge. Ça va se régler très vite. Comme tu peux voir, Moore, l'équipe de basket est derrière moi, et le directeur est derrière nous. Et moi, je t'ai à l'oeil. »
Moore jette un regard torve sur les sportifs puis Steve dont la détermination vaut tous les gros bras du monde. Il crache encore :
« Pathétique...
- T'as pas l'air de comprendre, gonde Bucky. T'as bluffé, t'as perdu. Traîne pas dans ces affaires-là.
- Occupe-toi de ton cul. »
Moore ne peut pas insister : s'il s'engage dans le combat, il sera battu, et il ne semble pas prêt à risquer sa peau. Pas comme Steve qui se défend à corps perdu parce qu'il a pire à perdre. Bucky le lâche, sans le quitter des yeux. Moore lisse sa veste, renifle et tourne les talons. Mais, furtivement, au passage, il jette au jeune homme un regard dédaigneux, la bouche tordue dans une moue étrange, comme aguicheuse, très malaisante ; elle jette un mauvais frisson dans l'épine dorsale de Steve.
Il l'englue encore le soir, tandis que Bucky l'accompagne chez lui.
« Qu'est-ce qu'il y a, Steve ? T'es déçu de ne pas avoir eu le temps de le ratatiner ? T'inquiète, je suis sûr qu'il a compris la leçon, il ne t'embêtera plus.
Tu es vexé qu'on ait dû faire appel à l'équipe ? Tu aurais voulu bouffer Moore tout cru à toi tout seul ? Mais regarde, Moore aussi, il convoque ses gros bras. Je sais, on devrait pas s'abaisser à son niveau, mais
(hors de question de les laisser t'écraser. Jamais.)
Je
(Jamais. Pour toi, je
)
Où est passé mon Steve qui voulait détruire toutes les brutes ?
Rappelle-toi, Steve. Tu m'as dit quand on était petits que, quitte à perdre, au moins tu leur aurais dit ce que tu avais à dire. Ou un truc comme ça. Moore, c'est comme Declan, Peter et les autres abrutis, ils ne veulent rien entendre tant qu'on ne les fait pas taire, et encore...
Ça ne t'excite que quand il faut défendre les autres, c'est ça ? Pour te défendre, toi, ça n'a plus d'intérêt ? »
Malgré lui, Steve sourit. Bucky rit : « J'y crois pas !
- Mais quand même... » répond enfin Steve.
Il soupire.
« Moore n'est pas parti parce qu'on l'a convaincu mais parce qu'on a menacé plus fort. Il est humilié. Il reviendra. Ou il ira taper des moins chanceux que moi, il sera viré du lycée, il ira plus loin. Je ne suis pas sûr qu'on l'ait changé en quelqu'un de meilleur. Douglas est devenu mon ami parce que je lui ai proposé un adversaire plus intéressant – et que toi tu es mon ami, sinon j'aurais été son souffre-douleur à lui aussi. Il leur faut un ennemi plus gros à chaque fois, sinon on dirait que leur vie n'a plus aucun sens.
Comment on sort de ça ?
- Steve, murmure Bucky tout bas, comme un fanal dans la tempête.
On n'est pas en concurrence avec Moore. On lui dit juste non, mais nous, on n'ira pas frapper les plus petits parce qu'on l'a emporté sur lui.
On ne s'en fait pas un ennemi. On lui oppose une défense. Peut-être qu'à force de s'en prendre, il se remettra en question.»
Steve sourit doucement. Il n'est pas vraiment convaincu mais Bucky, c'est l'optimisme vainqueur, et lumineux, tu résistes pas. Et il n'a pas d'autre solution que de jouer le bouclier, en attendant... Bucky frotte rapidement son épaule, sa main reste suspendue en l'air comme une bouche entrouverte qui ne sait quels mots employer.
« Tu crois que ça suffira ?
- On fait ce qui nous semble juste.
- Jusqu'au bout de la ligne, murmure Steve.
- C'est ça. Avec toi jusqu'au bout de la ligne. »
Ça sent la tarte aux pommes, ça tient du miracle. Cette année, pour la première fois, il y a la pénurie. Les tempêtes du Dust Bowl ont décimé fermes, récoltes et pâturages, saccagé le matériel agricole. Des milliers d'agriculteurs se précipitent vers les côtes. Les plats à la table des Rogers ont toujours été rustiques, ils sont devenus frugaux. Steve grandit tant bien que mal, Sarah travaille dur et piétine pendant dix heures d'affilée. Ils boivent des tisanes très chaudes, enrichies de sirop de maïs avec parcimonie, en rêvant du jour où ils pourront se remplir l'estomac jusqu'à plus faim. Alors c'est un peu la fête ce soir, l'odeur du dessert emplit l'air, chasse les relents d'humidité. L'oeil malicieux, Sarah lui fait goûter une bouchée, petit plaisir avant le dîner.
« Qu'en penses-tu ? »
Steve a la langue salée de larmes.
« Ça a un goût bizarre.
- Bizarre bon ou pas terrible ?
- Pourquoi tu me demandes ça ? T'as foutu quoi dans cette tarte ?
- Langage. »
Steve parcourt la cuisine des yeux. Il reste un peu de farine sur la table, mais pas une trace de pelure ou de pépin de pomme
« Tiens, qu'est-ce que tu as sur le cou ?
- Ne change pas de sujet maman !
- Toi, ne change pas de sujet ! »
A à la grimace et au ton de son fils, elle pâlit et se jette sur lui. Il se débat et fuit, c'est à dire qu'il se perche debout sur une chaise bancale.
« Descends de là, tu vas tomber !
- Non !
- Qui t'a fait ça ? Quand ? Pourquoi tu ne m'as rien dit !
- Un abruti qui voulait mes médicaments. Avant hier. Bucky, les autres, et un petit peu moi, on l'a convaincu de ne pas recommencer.
- Bucky ? Quels autres ? Steven, j'en ai assez, il faut que tu changes de fréquentations !
- Quoi ?! Mais c'est l'autre qui a commencé à me provoquer ! Sans Bucky, je...serais... »
Il hausse les épaules. L'oeil noisette de Sarah se trouble. Steve proteste : « Sarah Rogers je t'interdis de pleurer !
- Comment ai-je pu ne pas voir ça... »
Elle presse sa main sur sa bouche puis la lève vers le cou de son fils.
« Descends, je t'en prie.
- Tu peux pas tout savoir ! proteste Steve en serrant ses doigts dans les siens. Je vis ma vie.
- Oh tiens, c'est du joli, ta vie !
- Maman ! Tu crois que ça me plait ? Il y a quoi dans cette foutue tarte ?
- Et si on déménageait ? Si on recommençait notre vie ailleurs ? propose-t-elle comme une prière en tirant sur sa main.
- Quoi ?! Pour aller où, maman ? Tout le monde vient se réfugier ici. Tu as ton travail, moi le lycée... »
Sarah baisse la tête. Ses mains tombent sur la table, et elle se laisse choir sur une chaise. Steve saute de son perchoir et avance timidement vers elle. D'accord, d'accord, songe-t-il effrayé. On fait marche arrière. Il s'assoit à côté d'elle, reprend ses mains dans les siennes. Elles sont desséchées par les désinfectants, les lavages trop fréquents, pourtant il n'en rencontrera jamais de plus douces et authentiques.
« Je te demande pardon de t'avoir... fait si maigre, et malade, et je m'en veux...
- Ça m'empêche pas de m'amuser. Et puis Roosevelt lui-même est infirme. »
Sarah a un faux rire.
« Tu es fatiguée, maman, tu te donnes tant de mal, tu fais une montagne d'un rien, tout est arrangé. Dès que j'aurai l'âge, je gagnerai de l'argent moi aussi, et tu pourras te reposer.
- Quand tu seras président.
- Par exemple. Mais on va commencer par se remplir le ventre de pommes, faire une bonne sieste et se promener. »
Sarah lève la tête, mais au désespoir de Steve, ce sont ses contusions qu'elle regarde. Maman, regarde-moi, moi.
« Il n'y a pas de pomme dans la tarte.
- Hein ?
- J'ai trouvé une recette qui proposait de les remplacer par des crackers.
- T'es la pire des mères, faire de moi un cobaye comme ça...
- C'est bon ou pas ?
- Ah mais Roosevelt lui-même devrait en faire servir à la Maison Blanche ! »
Il découpe deux gigantesques parts et sert Sarah avec de grands gestes de serveur français : « Madâme... Jolie mamandame.
- Bucky a une étrange influence sur toi ! »
Ensemble, ils engloutissent une deuxième bouchée. C'est franchement pas mal. A la cinquième, ils sont déjà moins enthousiastes.
Steve s'empare du petit seau à ordures pour le jeter dans la poubelle, sur la rue. La vieille du troisième descend en même temps que lui, il lui tient la porte et étire ses lèvres en un grand sourire, bien tendu. « Quel brave jeune homme, murmure-t-elle en s'appuyant sur son bras pour descendre les marches, ta maman a bien fait son travail. Quand est-ce que tu lui présentes une gentille et bonne fille, hein ? » Il rigole. Elle insiste : « Hein ?
- Les études d'abord ! » assène-t-il, un doigt autoritaire dressé devant lui.
&
À la fenêtre de la bibliothèque du lycée, Bucky termine un travail de littérature, Steve une figure de géométrie. Dans son sac, ouvert sous la table entre eux, il y a les crackers restants dont ils chipent des morceaux furtivement. De temps en temps, ils fredonnent tout bas. Parfois, ils lèvent la tête pour épier les camarades dans la cour, sans être tentés de les rejoindre. Steve éternue. « Ça, murmure Bucky, ça c'est le signe qu'on a passé un bon Halloween.
- Bruh. »
Bucky ricane. Ils lèvent la tête à nouveau et scrutent, cachés derrière leurs livres, les allées et venues de Raymond. La vigilance de l'équipe de sport ne le quitte pas. Ça le tient à distance, c'est sûr, mais Steve n'est pas rassuré.
« Je ne pense pas qu'il va te chercher des noises à nouveau, gronde Bucky, les mecs comme ça, ils attaquent pas quand ils risquent d'avoir mal. On a gueulé plus fort que lui. »
Steve sait que Raymond est capable de le coincer quand il arpentera les couloirs seul, mais il est prêt à encaisser, comme toujours. Ça va piquer un peu, bon. Pas question que Bucky le suive partout comme un chien de garde.
« Mick me fait penser à lui parfois, et je n'aime pas ça. On a été élevés de la même façon, pourtant.
- Tu es excellent en classe. Et tu as le basket. Tout te sourit.
- Je travaille !
- Tant mieux. Mais ça te plait.
- Oui.
- Raymond, et peut-être Mick, ils n'ont pas l'air de croire beaucoup que l'avenir leur sourira... Par les voies légales. »
Bucky soupire. Steve pose un calcul. Il tire la langue à Raymond dans son dos.
« A quel moment on peut dire qu'on a vraiment mal tourné ?
- Très grande question, Mr Buchanan.
- J'en ai une autre : est-ce que tu crois qu'on peut toujours retourner sur le droit chemin ?
- Si tu réponds à l'appel de Dieu et acceptes la rédemption opérée par Jésus Christ...
- Et toi ? insiste Bucky, ignorant sa blague. Tu en penses quoi, toi ?
- La même chose que Jésus, je pense... Qu'on a le droit à l'erreur.
- Tu deviendrais ami avec Moore ?
- BRUH. » gémit Steve.
Bucky s'étire. Steve lui pince la côte. Son gloussement éclate entre les rayonnages. Le bibliothécaire peste.
« J'essaie d'être un bon frangin mais tout ce qui vient de moi, Mick le refuse.
- Pourtant, t'es le pire voyou que j'ai jamais rencontré. »
Il hausse les sourcils, ersatz de regard ravageur. Bucky sourit et tapote son épaule.
« Tiens, je sais pas si tu les as entendus en parler, vu que Donald te monopolisait : Douglas et Emmet vont postuler dans les Civilian Conservation Corps.
- Le truc de Roosevelt ? Attends, ils ont dix-huit ans ?!
- Bientôt oui oui. Oui... Ça a l'air bien : ils seront logés, nourris, payés pendant six mois, ils apprendront un métier. J'espère que... Que ça leur conviendra.
- Eh, demanda encore Steve en rangeant ses affaires. Est-ce que tu crois qu'on pourrait fêter Thanksgiving ensemble, nos deux familles ?
- Je pense, oui, les Barnes aiment bien ta mère. C'est une bonne idée.
- Je crois qu'elle est un peu seule » dit doucement Steve.
Ils jettent un dernier regard sur la cour. Kenneth et Jane qui n'ont pas le droit aux démonstrations d'affection se regardent avec tendresse. William continue de courtiser Deborah, la fille du bar. Celui-là, il a l'air plus gentil vu de loin que de près. Steve s'en méfie, mais il n'a jamais osé en parler à son ami. Mitchell, le professeur d'art, passe dans la cour, échange quelques politesses avec les amies de Steve. « Tiens, il nous a conseillé d'aller à l'exposition de Hopper, au Musée d'Art Moderne, ça te dirait de venir ? » Bucky hoche vigoureusement la tête. « Je ne connais pas mais oui, oui, oui ! » Un truc sage, rient-ils, que le gros Barnes et Sarah approuveront. Mathilde, en bas, hoche la tête aussi comme si elle les avait entendus mais elle ne sourit pas comme les autres. Elle sourit, mais pas comme les autres.
Sois un bon garçon, fais ce qu'il faut.
« Tiens, on pourrait, dit Bucky exactement en même temps que Steve, y aller en famille.
- Tiens, on pourrait leur proposer de venir avec nous ? »
Un truc de bon garçon.
« Attends qui ? fait Bucky. Les filles ? »
L'interrogation grince dans la tête de Steve. Il la secoue vivement. Mauvaise idée : ça agite les doutes qui grattent comme du sable à force de tourner à toute vitesse entre le cerveau et le crâne. Qu'est-ce que je viens de faire ? C'est déplacé ? Il n'y croit pas ?
« En famille, c'est très bien ! » rectifie-t-il.
Bucky rit toujours. Il a la tête de celui qui n'en revient pas et ça vexe un peu Steve mais il a la délicatesse de ne pas en rajouter. Il enchaîne, naturellement :
« Mardi, vous avez dessin juste avant midi, non ? Je vous attendrai à la sortie ! Si tu veux, je leur propose.
- Mais si elles refusent ? »
Bucky se tourne vers lui.
« On invitera Moore. »
Et il rit du cri d'effroi surjoué de Steve.