
V - I saw the figure 5 in gold
Le ciel est un témoin avare de cet été 1933 à l'aridité dévorante. Il évapore toute l'énergie et l'accapare là-haut, silo des tempêtes futures. L'Oklahoma, le Kansas et le Texas sont ravagés par les blizzards noirs du Dust Bowl, et à lire les journaux qui tâchent les doigts, il semble que c'est la terre sablonneuse qui s'y incruste. L'air est si immobile que la poussière même ne danse plus, la lumière a l'épaisseur du plâtre. On dirait la fin du monde. Alors rions un peu plus fort, Bucky, on court, tu l'as toujours dit, sans se retourner ! au milieu des gratte-ciels arrogants, ou des vide maisons rachitiques, devant les vitrines la nuit, quand l'air est à peine plus respirable, pieds nus sur les berges ou sur le toit de béton. Deux chats de gouttière mal assortis : Steve aux yeux presque verts, maigre et maladroit, sur ses pattes inégales qu'il entraîne dans la course au défi des déséquilibres, et Bucky au dos brun, musculeux, à un rien de la jeune panthère.
Une nuit d'orage ocre, la pluie sous les éclairs et les réverbères dérobe des éclats de vermeil, ils lui tendent leurs langues avides et regardent les fracas se déformer dans le kaléidoscope de leur longue vue mouillée, en clamant la Rhapsody in Blue. Bucky secoue les épaules pour se débarrasser des dernières traces du rôle dont Dot l'a encombré. Ils se réveillent adossés au canapé, sans se rappeler s'être endormis, Bucky la tête sur l'épaule de Steve. Voilà l'aube. Sur les trottoirs qui sèchent à vue d'oeil, un vagabond lève les bras au ciel comme un oiseau englué, et siffle la Rhapsody in Blue.
Quels jours étranges, le soleil est cruel, si facilement tout s'évapore
Viens, allons sur le port
Tout se métamorphose
L'orage a lavé la fumée charbonneuse. Le monde redevenu sec arbore des couleurs plus vives, presque dérangeantes de netteté, on les dirait artificielles. Steve mord dans une prune, le jus sucré explose dans sa bouche, sur son rire presque rouge.
« Eh, on ira à Coney Island avant la fin de l'été ? »
Steve
Je crois que je me suis trompé
Nos retrouvailles, ce n'est pas le juste retour des choses. La vie est trop chienne pour des garanties pareilles ; elle ne promet rien, elle accorde seulement, parfois, des moments fulgurants, délivrés de banalité. Je ne peux alors que me retourner et songer : j'ai vraiment vécu, cela, moi ? Ce sera parce que c'est avec toi que je l'ai vécu. Quand je suis avec toi, il me semble que j'entends le grondement des dieux lointains qui t'appellent dans le tonnerre.
Tu regardes le ciel, espérant que reviennent te chercher un jour ceux de ton espèce
Cette impression que tu m'échappes, quand on est ensemble, que tu marches un peu devant, insaisissable
que tu me manques même quand tu es avec moi
A toi, à moi, à nos jours si grands qu'ils déchirent la course du temps.
Le petit matin de septembre est encore suffocant, pas du tout intimidé par les solennelles portes du lycée George Washington. Dans sa chemise rétrécie à la main, Steve a à la fois envie de se faire humble et de travailler sérieusement, mais aussi de répondre à la démangeaison derrière ses genoux qui lui intime de marcher sur les pelouses interdites. Dans trois semaines, il sera familier des lieux, dans quatre, il commencera à explorer les alentours.
« Barnes ! On va au Henry's, tu viens ? »
Les pluies d'octobre, aussi salvatrices soient-elles, dissuadent de déjeuner dehors et les jeunes gens retrouvent leurs habitudes de grands dans le bar qui jouxte leur lycée.
« Ton pote peut venir, hein !
- Il a un nom, mon pote ! »
En dépit du chahut, de la chaleur un peu collante de l'établissement, de la fumée de mauvais tabac, des conversations incohérentes qui ne s'arrêtent pas pour lui, Steve s'installe à leur table avec une certaine satisfaction. On ne s'intéresse pas plus que ça à lui, sinon pour échanger deux ou trois mots quand on s'ennuie aux intercours, pour demander des réponses aux exercices. Le reste du temps, ses camarades l'ignorent, et les amis de Bucky l'ignorent aussi. Par rapport au collège où on le coinçait dans le couloir pour lui faire les poches, lui donner un coup et le faire convoquer dans le bureau de Harrington, il y a indéniablement du mieux. Steve se contente de travailler avec curiosité et enthousiasme, et d'être l'ami inséparable de Bucky.
Mais peut-être manque-t-il un peu de discrétion car Kenneth demande, l'air de rien :
« Eh, je t'ai vu avec Raymond Moore, l'autre jour, tu fréquentes ce type ?
- Moore ? répète William, dédaigneux.
- Non, répond sobrement Steve, en se retenant de tousser à cause de la fumée de cigarettes.
- Fais gaffe, ce mec-là, il n'est pas net, hein...
- Hein ? s'écrie Bucky.
- Non, mais il ne s'est rien passé » réplique Steve très bas.
Les brutes ne disparaissent pas au lycée, pas plus que la soif de justice de Steve qui voit leurs trafics d'un mauvais œil. Raymond a repéré cet œil. Kenneth n'insiste pas. Il se penche sur l'épaule de Jane, sa petite amie, glisse son bras autour de sa taille et susurre à son oreille quelque chose qui la fait rire très doucement. Les gouttes dégringolent sur les vitres pleines de buée. William s'étire et déclare : « Franchement, la flemme de sortir. On n'a qu'à pas aller en cours, cet après-midi. Eh, non mais Steve, je plaisante ! » Ils rient à la mine effarée que Steve tente de ravaler. « Mais même... Ça serait pas le drame. Faut pas être coincé rigide comme ça. T'as peur de te faire punir ?
- Ça dépend pour quoi », ricane Bucky en levant une main, comme pour presser son épaule, mais il retire prestement son bras, sans avoir achevé son geste. En tout cas, ça se voit que le mec en face doute que « ça dépende ». Steve a l'allure d'un petit gars à sa maman. Une fille dont il a oublié le nom et qui fait les yeux doux à William rit de sa moquerie, et ils se lèvent pour commander d'autres boissons. Le temps passe doucement, dans le bar bondé, chaud et moite ; les oreilles bourdonnent de conversations croisées et de rires éclatants. Bucky retrousse ses manches et son sourire s'enflamme, lancé dans une fausse polémique avec un ami. Ses boutades ricochent sur toutes les tables, dans toutes les gorges pleines de rires conquis comme d'un nectar divin, qui dilate les pupilles,
enfant chéri
L'averse tombe encore dru quand vient le temps de retourner en classe. Steve frissonne, sur le porche qu'il répugne à quitter, et ferme vainement les pans de sa veste de coton en regardant Kenneth s'éloigner, crâneur sous son parapluie qui abrite les deux filles. William court derrière, le col de son manteau rabattu sur la tête. Steve tousse, à cause de l'humidité. Une main pousse son dos, Bucky s'élance devant lui, son imperméable tenu à bout de bras au-dessus de sa tête, Viens ! Steve déguise sa toux en rire et s'accroche à la toile. La pluie bat le tissu et leurs bras nus, elle les dépouille bien vite des dernières traces de chaleur du bar. William hausse les sourcils, entre la moquerie et la grimace. A ce moment-là, Steve s'appuie plus fort sur le bras de Bucky dont la première pensée, il en aura honte plus tard, est : mais t'es con ou quoi, puis quelque chose comme : arrête tes provocations, c'est pas le moment, là. Il le repousse. Steve hoquette. Bucky chancelle. Le sifflement abhorré de l'asthme crisse sur ses nerfs. Merde, s'affole-t-il en le rattrapant. « Oh non ! s'écrie-t-il. Merde ». Il enroule son manteau sur ses épaules. « Tu veux t'asseoir là ? Tu peux marcher jusqu'à un banc ? Merde, c'est leurs foutues clopes, là...
- Lan... gage... » râle Steve.
Bucky s'immobilise une seconde, une moue au coin de la bouche.
« Non mais je rêve. »
Steve avance résolument vers le bâtiment, ce n'est qu'une fois dans le couloir qu'il se permet de s'asseoir, la tête renversée en arrière contre le mur.
« Circulez, il n'y a rien à voir.
- Besoin d'aide, les gars ?
- Ça devrait aller, laissez-nous de l'air. T'as besoin d'une ampoule ? demande-t-il plus bas à Steve. Tu en as sur toi ? »
Steve hoche la tête, les yeux fermés, concentré sur sa respiration. Bucky palpe sa veste et trouve une fiole de théophylline, soigneusement enveloppée dans un carton et un mouchoir. Son ami le remercie d'un signe de tête mais il ne l'ouvre pas, espérant que ça passe sans qu'il ait besoin de la casser. Les dernières minutes de la pause s'écroulent, abattue l'une après l'autre par la lutte patiente et pénible. Bucky échange quelques mots avec des curieux, ses potes venus aux nouvelles. La pluie dégringole sur les vitres, rideau liquide et fracassant, mais aussi apaisant. Tout va bien, tu es au sec, au chaud, tu n'as qu'à te soucier de respirer. Respire, le temps passe, les cours vont reprendre, respire.
« Hello Bucky ! saluent audacieusement des jeunes filles, avant de s'engouffrer dans la classe d'en face, et les odeurs familières des pigments, de l'huile et de la térébenthine éclatent dans leur sillage.
- Bonjour ? répond Bucky.
- Elles s'appellent Ruth, Norma et... Euh... Patricia. » murmure Steve en réprimant difficilement son rire, ça fait mal aux poumons de rire.
Il s'est mépris sur la perplexité de son ami. Ce que pense Bucky, c'est que Ruth est dans la classe de Steve, et elle le salue, lui ?
« Salut Ruth » se résigne-t-il à répondre.
Sa politesse se dissout dans un courant d'air. Une autre jeune fille vient de surgir. Elle regarde les deux garçons en passant, elle se demande peut-être ce qu'ils font plantés là, sur le pas de la porte, Bucky en bras de chemise, pas très présentable mais diablement séduisant, et Steve égaré dans son grand imperméable. La courbe de sa bouche lui donne un air un peu moqueur, sourire sans sourire, sur lequel ils seront nombreux à s'échouer.
« C'est Mathilde, murmure Steve en se levant après son passage, comme si c'était important.
- Mathilde » répète doucement Bucky.