
Chapitre 19
« Je me demande ce que ça fait de voir les nuages de plus près. Est-ce que c'est un peu... Comme la mer, quand on est sur le quai, mais à l'envers, tu vois ? »
Bucky rit. Sa voix a encore baissé. Ils sont étendus sur le toit, baignés de sueur, après s'être battus. C'est l'été revenu, enfin. Ils sont allés au cinéma, ce matin-là, ils ont réussi à économiser, à arriver à l'heure, tout s'est bien déroulé cette fois. Steve ne tient pas en place sur un fauteuil et quand il sort, c'est pire : la tête remplie de visions futuristes et difformes, exaltées qui s'entrechoquent : l'Empire State Building, les dinosaures et le gorille géant. Il y songe avec excitation en sautant sur le trottoir au rythme de ses phrases qu'il n'achève pas, en se tordant la cheville tous les trois pas à cause de ses godasses de clown, et Bucky le rattrape à chaque fois par le coude en glapissant. Mais arrivé dans l'avenue qui débouche sur le pont, Steve a levé la tête vers la skyline de Manhattan, en face, et demandé : « A force de construire des immeubles de plus en plus hauts, on va perdre pied avec le sol. C'est trop grand pour nous. Y'a que les monstres de science-fiction qui y évoluent avec aise, c'est ça ? C'est vers ça qu'on va, ce siècle démesuré ? »
Qui, qui, quel enfant de l'Amérique pense à des choses pareilles ?
« Je croyais que tu voulais grandir, se moque Bucky.
- Je veux délivrer les monstres. »
Bucky fait une pichenette sur son front. Steve lève une main pour se débarrasser de lui, mais il empoigne son poignet, entoure son torse, lui bloque les bras. Alors ? Tu n'as pas retenu ce que je t'ai appris ? Il riposte d'un petit coup sur le tibia. Son ami secoue la tête et serre plus fort son corps contre lui, ce corps fébrile à l'odeur de métal rare. Il étouffe un rire dans le coton de sa chemise qui apaise mal la fièvre irritée de son épaule, alors que Steve se débat plus fort en rugissant.
« Eh, vous jouez à quoi, là ? les interpelle un homme à sa fenêtre.
- Rien, on joue ! réplique Bucky en le lâchant si vivement que Steve vacille.
- Il m'a pas fait mal ! » assure-t-il.
L'homme hausse les sourcils. D'autres passants ont tourné la tête. Les deux garçons décampent sans plus discuter. Arrivés chez Steve, ils empruntent l'escalier de secours et s'entraident pour se hisser sur le toit. Ce n'est qu'une fois à l'abri que Steve saute à nouveau sur son ami. En riant, en pestant, ils répètent les prises et les clefs qu'ils se sont apprises mutuellement et se laissent complaisamment échouer par terre, sous le soleil accablant. Même là, Steve continue de bloquer son bras, sa jambe avec sa jambe. Mais tu n'arrêtes jamais, bon sang, t'es pas obligé d'avoir le dernier mot ! Un ricanement lui répond. Bucky bascule sur le dos et soupire d'aise, les bras en croix, et Steve s'apaise aussi, le genou toujours collé contre le sien, curieusement satisfait.
« Qu'est-ce que ça fait de vivre là-haut, est-ce qu'on voit mieux le ciel ?
- Steve. T'es encore... Comme ivre.
- Évidemment : je viens de me battre.
- Contre moi !
- Ce n'est pas pareil ? »
Bucky bouscule sa cheville, punk. Steve hausse les sourcils avec un sourire en coin. Une mèche blonde danse sur son front, et Bucky songe qu'il était temps de se retrouver, pour diluer dans chaque jour l'euphorie trop intense des retrouvailles.
« Steven ! bondit Sarah en l'entendant entrer. Oh, bonsoir James !
- Bonsoir ! »
Sarah sourit de toutes ses dents.
« As-tu vu les affiches du Royal American Show ? »
Elle lui tend un dépliant. S'il a vu ? Tout le monde ne parle que de cela depuis facilement trois semaines. Le Royal American Show, c'est bien plus qu'une fête foraine : un vrai monde ambulant, exotique, mystérieux, surnaturel, peuplé d'animaux rares et de monstres de foire, dans lequel on circule sur des manèges à sensations, sous des cieux colorés d'artifices et où, le temps d'un week-end, on oublie les austérités des années trente. Les groupes d'amis s'organisent, négocient âprement avec leurs parents, imaginent les nouvelles attractions en regardant les publicités, planifient leur week-end en fonction de leurs moyens dans une effusion plus excitée encore qu'à Noël.
« Oh... » souffle Bucky avant de plaquer une main sur sa bouche en riant.
Attaché avec une pince à cheveux au prospectus qu'il vient d'ouvrir, il y a trois dollars. Trois billets, entiers, de un dollar. Sarah en gagne douze les bons mois.
« Maman..., balbutie Steve. Tu ne veux pas les garder pour...
- Non. On n'a pas pu fêter ton anniversaire le 4 juillet mais maintenant que nous sommes à la fin du mois, je sais qu'il me reste ça. »
Steve lève vers elle des yeux brillants, il entend déjà le caramel d'une pomme d'amour craquer sous ses dents, face à la plage où elle descend trop rarement.
« Quand est-ce qu'on y va ?
- Oh, tu verras ça avec James. Tu dînes ici, James ? Je file à mon service de nuit mais, Steven, il y a de quoi préparer du coleslaw. Attention avec le couteau.
- Attends, tu ne viendras pas ? s'étonne Steve.
- Les Barnes veulent que je rentre avant sept heures et demie, je dînerai avec eux, mais merci de proposer !
- Et je sais manier un couteau, merci !
- C'est ton anniversaire, Steven. Vas-y avec tes amis, fait-elle en embrassant le front de son fils. De toute façon, je suis trop occupée ! »
Elle tournoie dans sa robe d'été, enfile une veste légère et, devant le petit miroir, ouvre un tube de rouge à lèvres. Au coin du reflet, les deux garçons observent ce geste féminin avec beaucoup de curiosité, ce petit rituel intime, ce cachet de sensualité. Le raisin corail glisse sur ses lèvres, elle les presse l'une contre l'autre, efface du bout du doigt une bavure invisible. Puis elle se retourne vers eux et sourit, croyant rompre le charme. « Jolie ! » murmure Bucky, troublé par ce ruban rose. « Merci » répond-elle, et Steve fait semblant de vomir. De l'escalier monte le claquement désaccordé de ses talons usés, elle réussit encore à rendre ça lumineux.
« Quelle tornade ! rit Bucky.
- Tu y es déjà allé ?
- A Rockaway Beach ? Je m'y suis promené avec les Barnes, il y a deux ans, sans pouvoir monter dans les attractions, c'était déjà tout un rêve. »
Steve sourit.
Ce que Bucky préfère, ce sont les manèges. Ce que Steve préfère, c'est toute l'atmosphère un peu électrique, à contre-jour du monde, qui excite son imagination. De la ménagerie dont il réinventera les animaux dans ses dessins, au Whip éclaboussé du rire de Bucky, sa jeunesse éclatante, sa beauté née pour la fête, à ravir toutes les têtes. Son charme entoure Steve tout entier comme un manteau d'invincibilité dont il laisse les sensations l'envahir, mais arrête de chercher des mots ça va mal finir, respire
Steve sourit bravement, le cœur un peu retourné, en frottant ses hanches où apparaîtront sûrement des ecchymoses bientôt, à la sortie du train fantôme.
« Oh ! Mais ! fait une voix féminine un peu plus loin.
- Eh ! C'est Daisy et Dolores ! crie Bucky en courant à leur rencontre. Mince, vous étiez juste derrière nous ! »
Les filles acquiescent, rient discrètement des épouvantes exquises du manège, minaudent un peu dans le chatoiement des lampions.
« Steve ? Tu veux manger maintenant ? »
Steve acquiesce, encore un peu verdâtre.
« On voulait goûter aux hot dogs de Nathan's famous, vous alliez où ?
- Dolorès voulait réessayer les machines à sous, elle est vexée que j'aie réussi à attraper mon ours du premier coup ! »
Ils se taquinent, s'emboîtent le pas naturellement à travers les stands tapageurs, dans la file d'attente. Enfin Bucky se tourne vers lui, deux cartons à la main, et Steve défaille rien qu'à l'odeur :
« Le leader incontesté du hot dog !
- Oh bon sang, il n'a pas volé son prix... gronde son ami, la bouche pleine de saveurs trop rares.
- Vous êtes sûres de ne pas en vouloir, les filles ?
- Certaines !
- Il faut savoir, déclare Bucky en se léchant les doigts, que Nathan travaillait chez les Feltman avant. Il les a lâchés pour faire de la concurrence.
- Ça ne se fait pas !
- Ça ne se fait pas.
- Je pense qu'on devrait rétablir la justice en achetant au moins un hot dog chacun à Feltman, tu ne crois pas ?
- Ce serait la moindre des choses. Et après, on part à la chasse à l'ours pour mademoiselle ! »
Par souci d'équité, les deux amies partagent leurs derniers nickels, sans succès. Bucky prête cinq cents, puis cinq autres : « Bon, cette fois, pas de bêtises ! Là, mais serre ! A droite ! Alleeeez ! », il prend sa main pour guider le joystick, puis sa place dont elle se retire en rougissant. Il persiste, s'énerve. Enfin la machine leur cède un joli ourson à qui Bucky donne le baiser du vainqueur avant de le sermonner : « Toi... Toi tu peux te dire qu'on t'a désiré, hein ! » Il le frotte sur le nez de Dolorès et se tourne vers Steve qui n'est plus là.
« Il est où ? demande-t-il trop sèchement à Daisy, sans écouter sa réponse, le regard alerte dans la foule.
- Je ne sais pas, moi ! »
Bucky avance, pivote, emprunte une allée au hasard.
Je n'aime pas du tout cette sensation de déjà-vu.
Il fait un brusque demi-tour.
« Eh ! Attention ! »
C'est Steve. Il apporte du pop corn.
« Je t'ai dit que je partais !
- J'ai pas entendu !
- Ça se voit ! »
Ils descendent s'accouder à la balustrade qui surplombe la mer pour partager les sucreries, tous les quatre. Dans l'atmosphère du soir, les néons luisent, phares des divertissements sans fin. Bucky donne une petite bourrade à Steve. Son ami lui répond de même. Il reste appuyé contre son épaule mais Bucky ne sait pas s'il s'en rend compte. Enfin si, il doit sûrement... Mais qu'est-ce que ça peut faire ?
« Il faudrait rentrer avant la nuit, murmure-t-il à regret.
- C'est joli, ici, la nuit, regarde.
- Brooklyn un peu moins.
- T'as raison. Vous rentrez comment, les filles ?
- Mon père vient nous chercher dans une demie heu...
- Bye bye, alors, à bientôt... » fait-il avec clin d'oeil.
Dolorès et Daisy agitent leurs ours en signe d'au revoir. Ils courent dans les allées pour brouiller les couleurs, jusqu'à leur station de tram.
« Uh oh.
- Hum hum, acquiesce Steve en retournant ses poches désespérément vides.
- On a un peu abusé avec les hot dogs.
- Et pas du tout avec les peluches, peut-être ? Mais qu'est-ce que tu... ? »
Bucky remonte l'avenue, le pouce levé, le sourire irrésistible à chaque voiture qui passe.
« Ça ne marche pas ! geint-il.
- Ça marcherait si on était des filles, pfff. »
Ils s'amusent à leur faire des grimaces, se dandiner "comme des filles", la nuit qu'est-ce qu'on en a à faire, récoltent des klaxons, des huées, mais personne ne s'arrête. Steve grogne, la tête rejetée en arrière. Mas il n'arrive pas à s'inquiéter. Il s'amuse trop, le cœur rempli de frissons semblables à ceux des manèges et orgues de barbarie. Il est prêt à marcher toute la nuit et se faire engueuler par sa mère en arrivant, les pieds en sang, si ça veut dire rire comme ça toute la nuit.
N'empêche que pas après pas, l'humeur gaillarde s'effiloche légèrement et Bucky commence à grogner : « J'en ai marre, je vais m'asseoir sur le trottoir et m'endormir... mes pieds sont en feu... j'suis au bout... ça y est, c'est le bout de la ligne, Steve... This is the end of the line...
- Dis pas de conneries, monte sur mon dos
- Oh, Steve... » rit Bucky avant de l'attirer dans ses bras.
Le rire de Steve cogne près de son cœur, en crécelle dont on sent les vibrations du poignet au thorax.
« Eh, cours, Steve, cours ! Le camion !
- Hein ? Quoi ? »
Bucky prend sa main sans réfléchir et l'entraîne dans sa course, derrière un glacier. D'accord, il y a une petite plateforme sur laquelle on pourrait grimper mais... « Tu n'y penses pas ! » Il tire fort sur ses doigts, allez, on va l'attraper ! Ils se cachent du rétroviseur, il y a d'autres klaxons, des voitures les frôlent, mais qu'importe. Il empoigne la barre, tire Steve plus fort pour le soulever sous les épaules, la taille, il ne sait pas trop mais l'adrénaline les flanque sur le marchepied.
« Accroche-toi !
- Oh misère, rit Steve, soulagé en posant son front sur son épaule pour retrouver son souffle, la main de Bucky grand ouverte dans son dos pour le tenir.
- Oh misère... » répète Bucky dans un murmure épouvanté, en regardant sa petite tête blonde au sourire dévorant.
« I fell in love with
A gal I thought was kind.
Fell in love with
A gal I thought was kind.
She made me lose ma money
An' almost lose ma mind.
- Alors là, non, je conteste, tu t'es fait ça tout seul », rétorque Steve.
Il rit encore un peu, appuyé contre lui par les cahots de la route.
« Hum » fait Bucky, avec indifférence, en regardant la fête qui s'éloigne.
Et sa mèche rebelle tombe sur son front.