
Chapitre 18
L'anniversaire de Bucky approche, Steve guette ce premier signe du printemps lointain encore, à la longue vue, tu saisis ? « Je ne peux pas vraiment inviter tout le monde chez le gros Barnes, et traîner dans le parc, c'est pas exceptionnel, alors je pensais aller au bar, avec les gars du quartier, les gars du lycée, les copines, ça te dit ? »
Un bar
« Oh, ce n'est plus un vrai bar, ne t'en fais pas, il n'y traine quasiment que des mineurs. On y va quand le foyer du lycée est bondé. »
D'accord. Et puis d'ailleurs, je ne m'inquiétais pas !
Steve n'est pas quelqu'un qui renonce. Jamais. Il observe et s'ajuste. Il porte fièrement et nettoie avec un soin religieux les chemises blanches de l'armée, que sa mère a reprises à sa taille. Il coiffe ses cheveux en arrière avec de l'eau, se regarde dans le petit miroir tout piqué, redresse les épaules, songe à les rembourrer de journal aussi, avance le menton, imite les poses de Bucky, dans son urgence de le rattraper au plus vite.
« Oh, on a rendez-vous ? » demande la vieille du troisième.
Steve sursaute, lui jette un regard outré et se fait mal à la cheville en sautant crânement les deux dernières marches de l'escalier.
Il neige encore. À l'intérieur du bar, l'atmosphère est presque palpable tant elle est moite. Les gars jouent aux cartes avec des filles, dont Daisy et Dolores. Leurs visages ramènent Steve à la nuit de Halloween, le rire clair derrière la fenêtre, le rideau illuminé d'orange. Mystère, lumière, opéra. Cela fleure bon les soirées joyeuses. Et l'eau de Cologne. Steve tourne la tête vers Bucky qui regarde ailleurs comme si ça n'était pas important, le visage légèrement tourné vers lui, comme si ça l'était. Et sa mèche rebelle tombe sur son front.
Aux cartes, Steve est bon, il calcule, l'air de rien, mémorise et surprend tout le monde avec un bon coup au dernier moment. Il aime bien, cela lui donne un rôle à tenir, quand plus loin certains gars dansent avec leurs amies, boivent et fument. D'autres échangent des plaisanteries qui ne le font pas rire. Ils parient des piécettes. Ses joues s'enflamment à mesure que ses gains montent. Bucky sourit beaucoup, assis à côté de lui, les manches retroussées sur ses beaux avant-bras qui effleurent les siens, dans la chaleur confinée et survoltée de l'établissement, dans les vapeurs de tabac et d'alcool de ce pays exotique duquel Steve est l'invité et dans lequel il espère ne pas commettre de faux-pas. « Eh, Rogers ? taquine Douglas quand Bucky se lève pour danser. Ginger Rogers, c'est de ta famille ? Non ? Ouais, j'me disais aussi, il n'y a pas pas grande ressemblance, hininhin. » Steve lève les yeux au ciel. Ces gars-là n'auront jamais une Ginger Rogers à leur bras, ils peuvent bien se moquer si ça les console. « Eh Rogers ? marmonne encore Douglas.
- Quoi ?
- On fait la belle ? »
Son mégot puant collé au coin du rictus à la Popeye fascine Steve qui s'attend à le voir dégringoler à chaque instant. Doug aura toujours l'air vieux, abîmé déjà, et Steve s'étonne de la montée de compassion qui surgit en lui. Il compte les pièces dans sa main, hésite. Manny coupe les cartes avec solennité. « Je vais déjà payer notre addition, à Bucky et moi. » déclare-t-il en se levant aussitôt, comme s'il craignait que cet argent ne disparaisse. « Ben non, laisse tomber, ça vaudra pas le coup de jouer après ! Allez, t'abuses ! Allez, un peu de cran, Rogers ! Steve ! » Steve hausse les épaules. Il sent ses oreilles rougir, son cœur s'épanouir tandis qu'il se dirige vers le comptoir, suivi par Douglas qui supplie, négocie, marchande et râle jusqu'à le faire rire. « Le jeune homme vous importune ? demande le barman suspicieux à Steve qui secoue la tête.
- Mais pas du tout, on plaisante, tu me connais, Timmy ! répond son camarade en tambourinant, nerveux, sur le zinc.
- Tu fréquentes cet endroit, toi aussi ?
- Pas du tout, c'est la première fois que je viens.»
Douglas rit à sa grimace, presse son épaule et le serre contre lui, une étreinte brute, qui pétrifie les membres de Steve dans un malaise inquiet - et malgré tout curieusement flatteuse : « Tu peux nous payer une partie de billard, au moins ? » Steve fait voltiger sa dernière pièce avec une pichenette, si maladroite qu'elle valdingue sans que son camarade ne puisse l'attraper. Douglas soupire, atterré, pendant que Steve se tord les mains, et il le retient par le col de se jeter à genoux pour la dénicher sous la table. Il s'accroupit à sa place : « C'est ça que tu voulais Rogers, hein ? Que j'm'aplatisse devant toi ! Allez, je l'ai, viens, tu veux jouer ? » Steve secoue la tête, l'air détaché. Il ne sait pas du tout jouer. Il observe. Les quatre premiers coups sont donnés si rapidement qu'il n'y comprend rien, mais ensuite les gars commencent à calculer, mesurer. Il regarde Douglas faire les gros bras, son rôle à lui, et commence à comprendre. Son camarade pose la main sur la table, incline la queue dans un sens puis l'autre, fronce le nez et, sans avoir tiré, la tend cérémonieusement à Steve. « Rogers, celle-là est pour toi, t'as bien mérité ! J'vais t'montrer ! » Steve incline la tête, les yeux rivés sur la boule. Il a à peu près compris comment on tient la queue, comment on pose la paume sur la table, le petit V du pouce contre l'index, il a très vite saisi quelques angles pour taper dans les billes, bon. Bon. Bon. Il fait un pas de côté pour contourner la table, les yeux rivés sur le tapis vert, et c'est trop tard qu'il sursaute.
Des mains se referment sur son torse, toutes enroulées autour de lui pour retenir son coeur qui s'emballe. Bucky fredonne des mercis à n'en plus finir en le serrant dans ses bras. Hehe, fait Steve en tapotant son poignet. « T'es le meilleur » Steve ne sait plus où se mettre, ses membres agités de papillons pulsent, et en même temps voudraient être serrés plus fort. Bucky le sent peut-être et en riant il se balance contre lui au rythme de la musique.
« HEM HEM, Barnes ?!? Tu seras sympa de me rendre Rogers, il est INDISPENSABLE à ma victoire, okay ? »
Bucky, en lui adressant un mauvais geste, libère Steve. « Allez, montre-moi un autre de tes talents cachés.» encourage-t-il
Mais quand Steve se retourne pour promettre, une fraction de seconde plus tard, Bucky ne sourit pas, la tête tournée ailleurs, nulle part. Steve saisit la queue avec assurance des mains de Doug, vise, et échoue lamentablement.
A la sortie, il discute avec Dolores. Ils bavardent très bas sur le trottoir, si bas que Steve n'entend pas bien leurs paroles. Alors il marche dans l'ombre que le soleil laisse derrière eux, où s'impriment leurs mains qui s'effleurent.
Bucky avance, droit devant
Combien de temps
Ton ombre qui s'étire, à mesure que tu t'éloignes, fera une ligne, de toi à moi ?
« Mais tu vas la fermer, oui ? »
Tout le monde pile et tourne vers Steve, les yeux écarquillés. Lui regarde Manny, les joues rouges de colère, les poings serrés, il regarde Manny qui le dépasse de deux têtes et fait le double de son poids. Plus loin, les copines de Dolorès se sont retirées en un petit conciliabule, mais impossible de savoir ce qu'elles se disent. Bucky avance vers lui. Douglas le remarque, fait signe à Manny qui recule d'un pas, sans cesser de toiser Steve.
« Qu'est-ce qui se passe ? »
Steve le fusille des yeux pour lui intimer de répondre.
« Nan mais rien, mais j'ai mal compris... La pote à Dolly, là, genre elle flirtait...
- Elle flirtait pas du tout ! beugle Steve. Elle t'a dit qu'elle voulait pas...
- Mais tu comprends rien, ça fait partie du truc, elle va pas dire oui, c'est une fille de bonne famille ! Oh la honte... »
Daisy rougit, le sourire nerveux, les yeux baissés. Dolorès cache à peine sa bouche bée derrière une main coquette.
« Eh, mais Rogers, t'es grave. Qu'est-ce que t'y connais, toi de toute façon ? Putain, tu fais pitié, gamin, va, laisse-nous vivre notre vie au pire ? »
Estomaqué, Steve ne répond pas. Il essaie de croiser le regard de Daisy qui évite le sien, puis renonce, baisse les yeux, serre les dents, et s'en retourne. Les yeux de Bucky passent de l'un aux autres. Il rejoint Steve :
« Viens, on rentre. »
Une pierre tombe dans sa poitrine, en écorchant bien les parois au passage. Il n'ose plus lever les yeux et s'assurer qu'il a eu raison. Peut-être que c'est Manny qui a raison, qu'y connait-il après tout ? Il a juste senti le malaise monter... et...
Et merde, il a tout gâché.
« J'peux rentrer seul, grogne-t-il, étranglé.
- Mais j'veux pas que tu sois seul, chuchote Bucky.
- Tu fais chier Rogers ! clame Manny, dans leur dos.
- Ta gueule ! » crie Bucky sans se retourner.
Steve est agité. Il se retient tant qu'il peut, mais dès qu'ils ont passé le coin de la rue, des décharges mordent les extrémités de ses doigts, et il frappe et secoue en serrant les dents.
Eh, dit Bucky, faut pas les croire, c'est pas comme ça tout le temps.
Steve crisse. Tais toi, je ne veux plus en parler !
Il sautille pour consumer la nervosité. Il raconte des bêtises, rapporte les commentaires qu'il a entendus au bar, tous les gars t'admirent, les filles disent que tu as les yeux les plus beaux du monde. Bucky lui écrase sa main dans les cheveux en riant. Il donne un petit coup de pied, affectueux, dans le talon vernis de sa chaussure. « Mais elles te vont, en fait ?
- Hum. Ma mère a bourré la pointe avec du journal, ça tient.
- Vous êtes pas possibles ! »
possibles ! »