
Chapitre 2
Les jours suivants, ils marchent ensemble sur le trottoir qui mène au collège. A chaque coin de rue, un nouveau camarade accoste Barnes, l'accapare avec des blagues auxquelles Steve ne comprend rien, dans un langage brut qu'il n'aime pas. Des exagérations à tout va, des plaisanteries scabreuses, des piques qui font rire gras. Ils marchent devant, mais Barnes se retourne souvent. Quelques filles, déjà, le suivent des yeux. Steve pense, en le voyant sourire ainsi, entouré de gars solides qui cherchent son attention, auréolé de filles qui rougissent : Barnes, c'est vraiment l'enfant chéri de l'Amérique.
Et comme s'il l'avait entendu, James Barnes se retourne et lui sourit.
Ce matin-là, il joue encore à la balle dans la cour de récréation. Il a plu ; à chaque rebond, le ballon fait jaillir une gerbe de paillettes transparentes qui éclatent au soleil. Les vêtements des garçons sont sales, leurs fronts moites malgré les températures glacées de l'hiver, ils se prennent au sérieux, se bousculent en criant des rires, ne lâchent rien, galvanisés par un je ne sais quoi de nerveux dans l'air, la fatigue ou l'orage. Énervé, Douglas entrave les bras de Barnes qui se libère sèchement : « C'est pas du jeu ! » Le coéquipier vient de marquer. « Ça ne compte pas !
- Détends-toi, Barnes !
- Tu vas voir, tocard ! »
Ils luttent avec encore plus d'acharnement et de fébrilité, et Douglas se trouve bientôt acculé par la vivacité de Barnes. Tentant le tout pour le tout, il feinte et lance le ballon de toutes ses forces. Sous les yeux horrifiés des joueurs, son projectile fuse droit vers le bâtiment et fend une fenêtre, d'un grand trait net.
Steve reste bouche bée dans le silence stupéfait. « Oh non » souffle son camarade Arnie. Douglas s'écrie : « Putain ! ». Le directeur Harrington surgit. Sa menace, encore silencieuse pourtant, fige tous les élèves dans un contre-jour un peu étrange. Sur le sol noir mouillé, le soleil, mouillé aussi, découpe leurs silhouettes graves.
« James Barnes. C'est votre ballon.
- C'est pas moi qui ai lancé !
- Qui, alors ? »
Personne ne pipe mot. Le directeur appelle à nouveau.
« James Barnes. »
Le jeune homme avance, le visage fermé. Steve sent ses pieds s'animer à leur tour.
« Eh, qu'est-ce que tu fais ? s'étonne Arnie.
- Rogers, ne vous en mêlez pas ! » avertit le directeur.
Steve continue d'avancer à la suite de Barnes, ils sont alors les seuls à se mouvoir dans le silence des élèves pétrifiés. Encore hors de portée de voix de Harrington, il balbutie à son camarade, surpris, contrarié, qui le fusille du regard avec le reste du monde :
« J'ai tout vu, tu veux que je le dise ?
- Non ! » gronde-t-il indigné.
Et il accélère le pas, laissant là un Steve pétri d'embarras.
Barnes est mis à l'isolement, à midi, on voit par la fenêtre son visage furibond, les yeux noirs, toisant ses compagnons qui jouent sans lui. Ils lui adressent des signes désolés mais il continue de bouder. Steve ne peut s'empêcher de penser qu'un visage si doux n'a rien de bien menaçant. « Qu'est-ce qui te fait rire ? s'étonne Arnie.
- Rien... Qu'est-ce que tu disais ? »
Il boude encore quand il descend, l'après-midi, et saute sur le dossier du banc qu'occupe Steve, les mains dans les poches. Arnie, John et Thomas qui discutent un peu plus loin, le regardent avec étonnement. Steve lève les yeux, mais Barnes n’épie pas ce qu'il fait. Il marmonne, au bout d'un moment :
« Je voulais seulement qu'il le dise lui-même. »
Il soupire. Ses partenaires de jeu le hèlent mais il les dédaigne.
« C'est pas grave, ça va pas durer. »
Steve ne répond rien, il n'y connait pas grand-chose en camaraderie. Il discute avec certains élèves de temps en temps, et ça s'arrête là, il n'a jamais réussi à tisser de vrais liens.
« Et puis, c'est pas comme si, à part pour jouer, on se parlait beaucoup. »
Steve pince les lèvres en continuant de réfléchir. Il n'est pas très causant non plus. Mais il n'est pas vraiment copain avec Barnes non plus.
« C'est un mauvais joueur, soutient-il, sans ajouter : mais au moins, il joue.
- Tu lis quoi ? ignore Barnes.
- Vingt mille lieues sous les mers, balbutie Steve qui se demande s'il n'a pas dit une bêtise.
- C'est Jules Verne ? Je n'ai lu que Le tour du monde en quatre-vingt jours.
- Je te le prêterai, si tu veux.
- Ouais... »
Encore un silence. Embarrassé, Steve finit par se permettre de rouvrir son livre. Il sent Barnes glisser sur le siège pour lire par-dessus son épaule et sourit. Plus tard, Douglas et ses copains viennent le solliciter à nouveau.
« Allez, arrête de déconner, reviens, là !
- Nan, frime Barnes en balayant l'air de la main, je suis en train de lire. Plus tard, on verra. »
Il joue serré, constate Steve. Lui, on n'a pas à le réclamer deux fois : il a bien trop peur de voir une occasion filer. Mais personne n'insiste pour lui. Barnes peut se faire prier, se montrer fâché. Ses copains semblent pourtant savoir que la querelle ne durera pas, ils s'éloignent faussement bougons, savants calculateurs, le visage trop amical pour être sincère dans leur dispute. Cela, Steve l'a compris, même s'il n'a rien compris aux subtils sous-entendus, aux calculs de toute la conversation.
Douglas ne s'est même pas excusé.
« Comme si t'aimais lire..., raille-t-il.
- Eh bien si », rétorque Barnes, plus sec.
Les yeux de Douglas passent de l'un à l'autre. Il hausse les sourcils, hautain, et s'éloigne pour de bon. Steve ne sait plus trop que penser, sinon que sa présence le gêne finalement, peut-être pas si sincèrement amicale, peut-être calculée elle aussi, éphémère, utile.
« C'est Harrington qui t'a interdit de jouer ? demande doucement Steve.
- Qu'est-ce que tu racontes, toi... »
Barnes tend la main par-dessus ses genoux pour tourner la page. Sous ses mitaines, ses doigts sont lardés de rouge. Des coups de règle.
« Attends, j'ai pas fini ! proteste Steve.
- Hein ? T'étais plus rapide que moi sur la dernière, à quoi tu rêves ? »
A la fin des cours, Steve l'attend, en essayant de ne pas avoir l'air d'attendre. Comment font les autres garçons pour décider qu'ils s'attendent ? Ils se le demandent ? Il y a pensé, c'est vrai, mais il n'a pas osé dire : à ce soir. C'est bête, puisqu'on fait le même chemin. Les collégiens quittent le bâtiment en groupes, parmi lesquels il ne distingue pas son visage. Fatigué de le chercher, seul immobile dans la masse pressée qui le bouscule, il décide d'avancer au moins jusqu'au bloc d'immeubles suivant, très lentement, pour lui permettre de le rattraper. Ou pas, peut-être, je ne sais pas. Il marche un peu plus vite près de l'épicerie, les sens aux aguets, et ralentit devant le parc, songeant qu'il y retrouvera peut-être sa bande. Mais non, je suis bête, il n'a plus de ballon. Une intuition gratte le crâne de Steve, tardive, il se maudit de ne pas y avoir pensé plus tôt. Il regarde d'un côté puis de l'autre du parc et choisit de retourner sur ses pas, mais s'arrête au bout de vingt mètres. C'est stupide. Non, c'est malvenu. Il se retourne, pivote de nouveau, reprend son chemin en pestant contre lui-même, sous les regards suspicieux des hommes qui errent, emmitouflés dans leurs manteaux rapiécés. Il atteint les grilles du collège précisément au moment où Barnes sort du bâtiment, la mine renfrognée. Ils se regardent sans sourire, Steve minuscule dans l'encadrement des immenses grilles, Barnes seul dans la cour déserte.
« Tu m'as attendu. »
Steve ne répond pas à une remarque aussi évidente.
« T'étais pas obligé. »
Tu n'aurais pas dû.
« Merci. »
Et tes copains ? Ils ne t'ont donc pas attendu ?
« Viens, on se casse, vite ! » fait Barnes en tapant son épaule.
Ils courent jusqu'au parc où Barnes a la délicatesse de ralentir le premier. Ils continuent d'avancer, côte à côte, Steve sur le trottoir, lui en contrebas. On n'a pas grand-chose à se dire, avec mes copains. D'accord, et toi, Steve ? Qu'est-ce que tu pourrais lui dire ? Son cerveau fuse tout le temps quand ils sont côte à côte, comme s'il avait envie de l'impressionner. Lui aussi. Comme les autres. Il se raille intérieurement.
« Tu sais, j'ai un ballon, si tu veux. »
Hum, que c'est original.
« Ah oui ?
- On peut jouer dans ma cour, si tu veux. Si tu as le droit.
- D'accord. » sourit Barnes.
Il apprend à Steve à viser, tirer avec plus de précision, assurer ses appuis. Ils échangent des dribbles et des passes amicales, puis il continue de dribbler, pour le plaisir du son qui se répercute entre les immeubles, du rythme un peu envoûtant, qu'il fait accélérer, décélérer, il joue à la balle comme un dompteur, un chef d'orchestre d'étranges percussions. Il passe d'une main à l'autre, ondule tout autour, et prend son camarade à témoin, avec un sourire adorablement fier. Se rappelant les matches qu'il suit à la radio, Steve adopte une voix nasillarde pour déclamer des bêtises : « Ils sont seize mille à être venus ce soir applaudir le jeune prodige James Barnes ! Un attaquant impétueux...
- Hoho, rit Barnes, impressionné, en faisant bondir la balle sur ses genoux.
- Et pas toujours... Académique ? continue Steve avec un geste d'incompréhension qui fait rire son camarade. Le voilà qui remonte le terrain... Rien ne peut l'arrêter... Il met la pâtée à son adversaire de toujours, Harrington-le-Coriace, comme le surnomment ses coéquipiers...
- Hey !
- Vingt-sept point à dix-huit, alleeez ! Bien fait ! »
Barnes éclate de rire en bombant le torse aux fenêtres, gradins de fortune.
« Et c'est le moment de vérité : trente secondes... »
Il continue de dribbler, passer la balle entre ses jambes, agile comme un dragon, malgré ses doigts engourdis et blessés.
« Alors ? demande-t-il à Steve, subjugué.
- Quinze secondes, se ressaisit Steve, plus que quinze secondes pour créer l'exploit ! Douze... Dix... »
Barnes bondit et plaque la balle sur le mur avec un cri qui claque sur les briques des immeubles, ricoche jusqu'au ciel. Elle rebondit vivement, Steve l'attrape.
« T'as de bons réflexes » assure-t-il en venant s'asseoir à côté de lui, essoufflé, le front moite, une mèche folle échappée de ses cheveux.
Steve tend ses mains, petites et fines, bleuies par le froid autour du ballon, en souriant. Mrs. Rogers ouvre la fenêtre et leur adresse un signe auquel ils répondent.
« James, il va bientôt être l'heure de rentrer, la nuit tombe, prévient-elle. Steven, n'attrape pas froid ! »
Ils s'amusent un moment avec les filets de buée de leurs respirations entre leurs dents qui claquent. Barnes, le souffle rasséréné, murmure, en regardant au loin, le sommet des joues éclairé par le couchant doré :
« En fait, Barnes, c'est pas mon vrai nom. »
Steve se tourne vers lui et renifle. Son camarade se tourne aussi pour lui faire face, à califourchon sur le banc.
« C'est le nom qu'on m'a donné quand j'ai été placé chez le lieutenant. »
Le cœur de Steve bondit. Ses yeux gris, verts, non, bleus, ses yeux chatoyants et indécis s'arrondissent.
« Mais je sais que le nom de mon père, c'était Buchanan. »
Il lève vers Steve une mine malicieuse, un peu interrogatrice aussi. Steve sourit à moitié, perplexe. Plein de questions tournent dans sa tête, mais comme il ne sait pas s'il peut les poser, il déclare :
« Comme le président ? »
Le visage de son ami s'effondre.
« Argh, tais-toi. Celui qui n'a pas su empêcher la guerre civile ? Super...
- Oh, je... »
James balaie son inquiétude d'un sourire indifférent. Il glisse un doigt rouge sur la balle que Steve tient toujours entre ses mains.
« Mais j'aime bien ce nom quand même. »
La balle roule sur quelques décimètres, de l'un à l'autre, puis revient, puis s'en va, puis
doucement, Steve souffle :
« Quand ?
- Pendant la Grande Guerre. Je ne l'ai pas connu. Il est arrivé en France sur le SS Léviathan, tu connais ? »
Steve secoue la tête.
La balle roule encore deux fois.
« Il est arrivé en France, à Brest, en 1918. J'avais pas encore un an. Ensuite, il a combattu dans la Meuse, c'est là qu'il a été tué. Le 20 avril 1918. C'était une attaque surprise. Barnes était là. »
"Le big Barnes" est lieutenant, tout le monde le sait, à l'école. Steve croirait que ça fait partie du prestige de James si son ami n'était pas déjà charismatique, d'où que cela lui vînt.
« Mais il ne m'a jamais rien raconté. Dès que j'ai été en âge de lire, il m'a donné le dossier de l'armée qui contenait ces renseignements. Après, du plus loin que je me souvienne, il n'en a jamais parlé. C'est la mère Barnes qui a répondu à mes questions, des choses vagues : pourquoi la guerre, pourquoi la France. De Buchanan, elle ne savait rien.
-Tu l'appelles la mère Barnes ?
- Non (James rit), je l'appelle par son prénom, Helen.
Ma mère ne pouvait pas s'occuper de moi, elle était fille-mère, je crois qu'ils devaient se marier à son retour du combat. Barnes approchait de la retraite, elle n'avait pas pu avoir d'enfant, alors ils m'ont recueilli. C'est une chance que j'aie échappé à l'orphelinat.
- Et tes frères ? »
Steve les a vus jouer dehors, vu James les accompagner à l'école ou faire des commissions, le saluer à la fenêtre.
« Recueillis aussi, après le désastre de la grippe espagnole. Michael et Robert sont frères. C'est pour ça que ce sont ceux qui se disputent le plus fort, mais aussi ceux qui s'aiment le plus. Rien ne les séparera jamais. Donald, le plus jeune, il vient d'une autre famille. Il est mignon mais... Un peu simplet, tu vois ? Je crois qu'il est un peu jaloux de ce que Mick et Rob ont, alors il s'attache beaucoup à moi. »
Steve tient toujours le ballon dans les mains, comme une grande boule de cristal, ce secret dont il a la certitude qu'aucun de ses copains ne connait. Il le tend à James :
« Tu veux le prendre ? »
Son camarade fait une moue d'hésitation, regarde la direction qu'il doit emprunter pour rentrer, et se retourne vers Steve pour répondre :
« Non, j'aime mieux qu'il reste ici.
A demain, Steve.
- A demain, James Buchanan. »