
Brooklyn - Envie - Chapitre 1
« Tu joues ? »
C'est James Barnes qui vient de lui parler, les yeux découpés dans un été immuable, alors que l'automne dehors est bien avancé. C'est un gars du quartier qui va au même collège que lui, ils se suivent sur le chemin. Barnes trouve toujours des camarades au fil de sa route mais de temps en temps, quand il le remarque, il salue Steven de loin. Ils ont joué ensemble quand ils étaient en primaire, dans la cour de récréation, dans les rues. Barnes, qui a un an de plus, a trouvé d'autres copains au collège, Steven les voit disputer des matches de basket quand il passe à côté du parc, le soir.
« Tu déconnes, Barnes ? »
Steven hausse les épaules et s'apprête à renvoyer sur le terrain la balle qu'il a interceptée, mais l'autre lève la main pour l'arrêter.
« Je sais pas, il a de bons réflexes ! » argue-t-il moqueur, à son camarade, Glenn, celui dont le cri a alerté Steven, et qui éponge maintenant son nez en sang, sur un banc. Il lui adresse un signe vulgaire.
« On va pas arrêter de jouer ! continue-t-il, avec un sourire effroyable de charme.
- C'est bon, je reviens dans cinq minutes ! Deux minutes ! » geint Glenn.
Barnes rit et tourne le dos.
« Viens ! répète-t-il en retournant sur le terrain.
- Tu sais jouer ? » demande Douglas avec méfiance au jeune garçon qui avance timidement.
Steven regarde les quatre autres joueurs, pas très emballés. Il connaît les règles du basket, il sait un peu viser, il s'amuse seul dans la cour de son immeuble quand il n'y a personne, mais de là à jouer...
Mais Barnes qui sourit encore force la confiance, y'a pas à dire. Combien de temps ce sourire l'invitera-t-il encore ? Il semble prêt à se délayer dès que Steven aura les yeux tournés. Alors il lui fait une belle passe et se dirige vers le banc où Glenn peste encore contre son nez douloureux. Il ôte sa sacoche, hésitant, la dépose à côté du blessé, avec un regard qui demande : tu peux surveiller ? Glenn fait une sale grimace : j'ai le choix ? Steven l'ignore et se retourne vers les cinq amis qui le toisent, les bras luisants sous leurs tricots de corps, en chaussures de sport, en position de jeu face à lui, malhabile dans ses vieux bottillons de ville et sa chemise qu'il avait promis de ne pas salir.
Qui sait ? Ça pourrait bien se passer.
Ça s'est mal passé.
Les copains de Barnes n'ont pas vraiment cherché à préserver le nouveau – et Steven ne peut pas vraiment leur en vouloir. Ils l'ont laissé chercher ses marques pendant deux minutes au bout desquelles ils ont retrouvé leur brusquerie naturelle. En 1931, le basket, c'est un jeu offensif. Steven est petit, chétif, perdu au milieu de ces grands corps solides qui évoluent autour de lui. Il a beau se débattre avec acharnement, sitôt qu'il parvient à empêcher une passe, on le bouscule. Après trois coups accidentels dans le dos puis les côtes, une balle dans l'arrière de la tête, un regard désolé de Barnes – il en frémit encore d'embarras –, il a senti ses bronches s'emballer dangereusement. Il gronde en frappant sa poitrine, non, non, tiens le coup ! Mais sa vision se brouille. Il trébuche, quitte le terrain, n'entend pas les reproches parce qu'il s'est écroulé, appuyé sur le banc, les poumons fermés, le souffle sifflant.
Il y a un peu d'agitation autour de lui, des « Mais voilà ! », « Fait chier ! Ça va, mec ? »
« Allonge-toi » dit Barnes en donnant de puissantes tapes sur son épaule. Steven s'étrangle, proteste de son mieux, le repousse maladroitement. Il s'assoit péniblement, s'appuie au dossier, et s'efforce de souffler, le visage pincé dans une grimace pénible. « Qu'est-ce qui t'arrive, qu'est-ce qu'on peut faire ? C'est quoi, faut faire quoi ? » Steve entrouvre les yeux, juste de quoi laisser passer un regard noir, incapable de répondre. Il fait un autre signe de la main pour le chasser et mobilise toute son énergie à
souffler et puis péniblement, inspirer, et recommencer
respirer
l'air comme une lame
et la panique du manque
Oublie le reste, l'agitation des gars derrière, la poussière qu'ils soulèvent en partant, leurs rumeurs
Respire
Comme on force un mécanisme rouillé, et puis petit à petit, ça passe, ça redevient naturel, lentement
C'est passé
Ce n'était pas une grosse crise.
Il rouvre des yeux éteints. Les basketteurs sont partis. Steven ramène lentement ses genoux cagneux contre lui. Ils tremblent mais le supportent encore. C'est fini.
Sans attendre, il se relève. Ses affaires traînent, désolées, sur le banc.
« Ça va mieux ? »
Steven se retourne, stupéfait. Barnes fait tourner le ballon sur son doigt. Il n'a pas l'air ravi, mais il sourit quand même en lui proposant de rentrer ensemble. Steven hoche la tête, enfile sa veste et ils empruntent le chemin de leur quartier.
« C'était quoi ?
- De l'asthme. Quand je fais des efforts, ou quand je suis stressé, mes poumons se resserrent, ça m'empêche de bien respirer.
- Oh. Mince. Mais pourquoi t'es resté, alors ?
- J'avais envie. » marmonne Steven en haussant les épaules.
Barnes ne s'en soucie pas plus, il recommence déjà à jouer. Le ballon passe de l'un à l'autre, rebondit entre les passants qui rentrent du travail, ou vole par-dessus leurs têtes quand il s'amuse des réflexes de Steven. Les femmes soupirent, leur langue claque, Steven dribble tout près de leurs chevilles. Les messieurs qui se massent devant les agences d'emploi les houspillent. Quelques voitures les klaxonnent. Le fier pont suspendu apparaît de temps en temps entre deux immeubles, dans le soir tombant, « Orange colored sky » chante Nat King Cole à la radio. Au coin d'une rue, deux grands gaillards ricanent, sur le perron d'une épicerie. Steven les reconnaît, ce sont des gars de troisième, Declan et Peter.
« Hum...
- Quoi ? » s'étonne Barnes.
Steven hésite à répondre. Il a déjà vu Barnes, que tout le monde aime, plaisanter avec eux et il n'a pas envie de le contrarier. Les jeunes hommes scrutent un gamin qui sort, une miche de pain sous le bras.
« Je n'aime pas trop ces gars.
- Ah bon ? Je les connais un peu.
- Tu sais qu'ils rackettent les petits pour avoir plus à la cantine ? Et ils volent des trucs dans les magasins pour revendre près du collège. Harrington, le directeur, le sait mais il ne fait rien.
- Ah oui, pas cool..., admet son camarade.
Eh mais tu fais quoi, là ? » glapit-il.
Steven a foncé vers Declan, le plus grand. Il le toise, et même s'il ne peut le regarder que par en-dessous, la vision est renversante aux yeux de Barnes.
« Eh ! je t'ai vu ! » déclare-t-il, les poings serrés le long du corps.
Il n'a pas crié. Il fait des pas de côté pour continuer de cerner le gaillard qui fait semblant de l'ignorer.
« Monsieur ! » crie-t-il à l'attention du vendeur.
Deux autres hommes s'arrêtent, sur le trottoir d'en face.
« Je ne sais pas ce que tu veux crevette, fait Declan en posant une main hypocrite sur son épaule, mais moi j'ai pas envie de te faire du mal, alors... »
Steven se dégage de sa poigne.
« Tu as pris son porte-monnaie !
- Mais... C'est pas tes affaires ! gémit Barnes pour lui-même avant de courir le rejoindre. Salut les gars.
- Qu'est-ce que tu fous ici, Jimmy ? » s'étonne Declan, agacé par l'intrusion des deux gamins.
Barnes hausse les épaules, le sourire hésitant, suppliant. Allez, ne l'embêtez pas trop fort.
Le gérant attend, sur le seuil du magasin.
« Il a pris son porte-monnaie ! » répète Steven.
Le petit garçon palpe ses poches en blêmissant. Il n'ose donner raison à ce jeune gars trop frêle face aux deux voyous, mais il apparait clairement qu'il n'a plus sa monnaie sur lui.
« Vous allez vider vos poches, jeunes gens », somme calmement et fermement l'épicier.
Il a parlé très fort exprès, parce que les messieurs qui se sont arrêtés au cri de Steven observent la scène.
« Nan mais c'est bon, il est là, brandit fièrement Declan, il allait tomber, je l'ai juste rattrapé... »
Barnes hausse un sourcil dubitatif.
« Que je ne vous revoie pas ici, c'est bien compris ? gronde le commerçant. Filez. »
Les gaillards jettent à Steven un regard dur comme du béton armé. Il s'y cogne le front sans ciller. Obligés de déguerpir, ils détournent les yeux les premiers.
« Vous trois, restez quelques minutes, il vaut mieux les laisser prendre de l'avance.
- C'est pas gr...
- Je peux demander à quelqu'un de vous raccompagner, peut-être ? »
Steven et Barnes secouent la tête en même temps. Intrigués, ils oscillent de la tête l'un vers l'autre sans vraiment s'interroger.
« Ça va aller.
- Merci pour ce gosse. C'était courageux. Pas malin, mais courageux. Vous voulez attendre la fermeture ? Je vous ramènerai.
- Non, merci. Ma mère va s'inquiéter. »
Il leur offre encore des bouteilles de Coca Cola et des conserves de viande. Les deux jeunes garçons reprennent leur chemin, le regard alerte, sans savoir comment recommencer à se parler. Steven craint que Barnes ne lui en veuille mais il se remet à dribbler, avec un petit sourire et passe la balle à son camarade. Il ne lui demande même pas pourquoi il a agi ainsi.
« Je ne voulais pas faire tant de bruit, bredouille Steven.
- Ah bon ? Au moins, ça les a dissuadés.
- La prochaine fois, ils s'arrangeront pour faire ça sans témoins.
- Ouais, je ne sais pas. »
Ils sont presque arrivés dans leur quartier quand, mus par une sensation imperceptible, ils tournent la tête dans la même direction. Une silhouette surgit d'une allée, sa voix éclate :
« Eh, la crevette ! »
Le cœur de Barnes déraille à la vue de Peter et Declan qui avancent vers eux, vibrants de rage. Mais Steven reste dressé là, c'est très curieux, alors il l'imite, sans bien saisir pourquoi. Merde, ça va mal finir.
« Eh laissez tranquille, sérieux... tente-t-il.
- Ta gueule, Barnes, t'es pas concerné.
- Ah mais si ! » s'offusque-t-il.
Peter saisit le bras de Steven qui essaie bien de riposter par un coup de pied, mais sans succès.
« Tu devrais avoir honte ! » rugit le jeune garçon.
Peter le tient, Declan lève le poing mais Barnes s'accroche à son coude. Pendant une seconde d'effarement, il se demande d'où lui est venue cette impulsion, ce réflexe inconnu. Dépité, Peter jette son adversaire contre le mur, sa tête cogne les briques rouges. Son exclamation de douleur surprise résonne sur les immeubles et Bucky crie avec lui.
« Stev... ! »
Declan le saisit par le col, Barnes se débat comme un fauve, tend le bras vers Peter pour le retenir, parvient à lui donner un coup de pied dans les côtes, mais son adversaire n'en frappe Steven que plus fort.
« Arrête ! »
Barnes est interrompu par un choc dans la tempe. Sonné, il chancelle, il sent à peine que Declan l'a lâché. Il grogne. Des talons claquent sur le bitume : leurs assaillants prennent la fuite. Encore secoué de peur, il inspire, agite la mâchoire. « Ça va, Ste... » Le mur est vide. Steven est en train de leur courir après. « Quoi ? Encore ? » grogne-t-il. Puis il le voit : ils ont emporté son sac. Pourvu qu'il ne me claque pas une deuxième crise d'asthme, ce con, songe-t-il en s'élançant à leurs trousses. Peter se tient les côtes, ralenti probablement par une contusion, là où son pied l'a heurté. Bucky en sourit dans sa course. Il sort un cahier de la besace et le déchire par pure malfaisance, sème les feuilles froissées derrière lui. « Voleur ! » clame Barnes à l'attention des hommes désoeuvrés assis sur des trottoirs. Une porte s'ouvre, une fenêtre. Il dépasse Steven, il y est presque, il va les rattraper. Le fuyard jette le sac dans une benne à ordures que Steven n'hésite pas une seconde à escalader, et les deux crapules en profitent pour décamper pour de bon. Barnes hésite et finit par ralentir.
Les papiers déchirés tourbillonnent autour de ses chevilles, il en a piétiné par mégarde. Il baisse les yeux. Ce n'est pas un cahier d'écolier. Enfin, si, c'en est un. Mais dans les marges, et sur les dernières pages, il y a plein de gribouillis qui prennent l'aspect de monstres, de paysages, de petits animaux. Ce sont des dessins qu'il tient entre ses mains, agenouillé dans le caniveau. Des figures, des silhouettes, des bateaux... Saccagés par les mains stupides de Peter.
« Eh ? »
Il se retourne. La tête de Steven surgit de la benne. Écarlate, essoufflé, il lui tend sa besace par la lanière « Att... rape... Le temps que... je sorte. Et doucement ! » Mais Barnes manque de tout lâcher quand Steven s'effondre sur les pavés en sautant, hébété par les coups qu'il a reçus, l'essoufflement et le bazar d'adrénaline qui se bouscule dans ses nerfs. Indifférent au hoquet d'inquiétude de Barnes, sans songer à le remercier, il lui reprend le sac, les mains tremblantes pour inspecter ses affaires. Une des bouteilles de Coca Cola est cassée, et les gars ont emporté les boîtes de viande. Il reste un sachet brun, devenu visqueux à cause du soda, mais à voir le visage soulagé de Steven, son contenu est intact. Il se laisse tomber dos à la benne, ses jambes maigres tendues devant lui, le temps de reprendre son souffle et ses esprits. Les bleus n'ont pas encore percé sa peau qu'ils le lancent, comme les phosphènes qui pulsent sur sa rétine. Il ferme les yeux.
Quand il les rouvre, Barnes est toujours là.
« C'est mort, je ne te ramène pas à ta mère dans cet état. Déjà la crise d'asthme, j'étais pas fier, mais là...
- Me ramène pas alors, je suis pas un chien. » réplique-t-il en se levant.
Mais Barnes le rattrape, lui tape dans le dos, un sourire aux lèvres qui devient bientôt un rire nerveux. C'était une plaisanterie ? Vexé, Steven s'énerve :
« Mais pourquoi t'es resté, d'ailleurs ? »
Barnes hausse les épaules.
« J'avais envie. »
Ils continuent d'avancer. C'est Steven, encore perplexe, qui lève le premier les yeux vers Barnes. Quand il les baisse, son camarade le regarde à son tour.
« C'est un... hum...
- Plaisir ?
- ... De vous retrouver, Steven Rogers.
- Steve. »
« Steven ! s'écrie Mrs Rogers les mains pressées sur la bouche.
- C'est ma mère, explique inutilement Steve.
- Ah ouais, y'a un air de famille !
- Qu'est-ce que tu as... Qui est-ce ? »
Elle saisit son garçon par l'épaule, le relâche pour ne pas l'embarrasser devant son camarade, les saisit tous les deux par les bras pour les faire entrer.
« C'est un ami ! » déclare Steve avec fierté.
Barnes hausse un sourcil dubitatif. La mère de Steve pince le col de sa chemise avec une grimace.
« Elle était propre la dernière fois que je l'ai vue.
- C'était il y a si longtemps.
- Je t'ai envoyé à la pharmacie. Ça devait être l'affaire d'une demie heure ! »
Steve hausse les épaules. Barnes mord son sourire. Mrs Rogers ouvre un placard et en sort de l'alcool et des pansements.
« Elle a l'air...
- Oui : elle a l'habitude. »