
Chapter 38
Thérèse ne savait pas s’il fallait fuir ou pas. C’était la première fois qu’elle voyait Carol et Margot s’affronter. Les interventions de la petite ne la gênaient pas mais là... le regard noir s’était posée sur elle et Thérèse en jaugea la dureté.
Margot avait raison ; Thérèse ne savait pas où poser les yeux tandis que Carol se montrait si aguichante.
Mais souligner ainsi une impuissance évidente à ne pouvoir réellement exprimer ses sentiments, c’était cruel .
Car oui Carol pouvait être cruelle et sexy ; le plaisir et la douleur se mélangeaient et s’entremêlaient pour tisser un nœud dur et étroit qui serrait Thérèse comme le boa enserre sa proie.
Ses doigts se crispèrent involontairement comme pour couvrir et caresser les seins de Carol et puis cette langue caressant les lèvres sucrées et rouges de ce rouge qui l’obsédait et s’y attardant encore plus ... quelle évocation , quelle suggestion... Thérèse en rougit et elle s’éloigna de cette vision car , dès le début , il n’avait aucunement été question de réduire Carol à du sexe. Elle n’agirait pas comme tous ces hommes qui , bien que fascinés par sa beauté, ne la considéraient néanmoins que comme un objet ; de cela elle était sûre.
L’ayant vécu elle-même dans sa période hétéro elle n’avait su qu’une seule réaction : chosifier les hommes et les rabaisser au rang d’objet, leur rendre la monnaie de leur pièce en quelque sorte. Et elle en avait bien joué et elle avait compris que ce n’était que ce qu’elle voulait et que l’amour ou du moins ce que pouvaient lui offrir ces hommes de rencontre ne remplacerait jamais le flirt ou le regard d’une seule femme sur elle.
Bien sûr que Carol échappait à toute catégorisation ; elle était un véritable kaléidoscope des sentiments . Belle, dominatrice, faible, misérable, hautaine et fière jusqu’à l’absurde... mais intéressante aussi et sensible. Thérèse l’avait vu vaciller légèrement alors qu’elle était aux prises avec des adolescentes à l’extérieur du dancing ; elle avait souhaité intervenir mais s’était abstenue en pensant à la réaction de Carol qui, elle y mettrait la main au feu, l’aurait foudroyée du regard.
Elle se plaçait alors non loin du bar quand Carol buvait son café après , enfin après... la backroom.
À ces moments-là, Thérèse restait bloquée et hésitante ; c’était alors un combat qu’elle avait toujours perdu. Elle finissait par se perdre dans la foule des noctambules pour, à regret, se retrouver dehors les bras ballants et maudissant son manque de courage.
Son quotidien , mais plus encore, sa vie tranquille avaient été bousculés lorsque cette femme avait surgi sous ses yeux provocante et un peu vulgaire. C’est ce qui l’avait attirée au premier abord, bien qu’au fond d’elle-même, elle en fut choquée. Mais de longues conversations avec Gaëlle l’avaient persuadée de perdre cette vision sommaire et réductrice. Elle ne pouvait que reconnaître qu’elle aussi adoptait parfois les visions d’une société machiste et condescendante.
Beaucoup auraient rejeté cette vulgarité qui pouvait être un repoussoir ; bien sûr, Thérèse avait compris que c’était une protection avant tout. Qualifier son comportement de vulgaire sonnait, Thérèse le savait, comme un jugement ; c’est à cause de cela qu’elle défendait bec et ongles contre les autres qui la méprisaient même si ce mépris cachait le désir que Carol suscitait chez tout le monde. Et c’est avec une certaine amertume qu’elle en concluait qu’un homme qui draguait
beaucoup était un Don Juan tandis que le femme qui faisait de même n’était qu’une roulure , une traînée .
Parfois, elle s’était même disputé avec les lesbiennes qu’elle fréquentait, mais tout s’était arrêté quand elle avait admis qu’elle avait des « sentiments » pour cette femme. Elle eut juste droit alors à la pitié de toutes ces filles.
Bien sûr qu’à l’époque, elle ne connaissait pas les tensions troubles qui traversaient Carol, mais elle en eut la perception. Ce fut au moment où elle focalisa son regard sur la blonde tout en faisant abstraction de la musique , du bruit , de l’alcool et des autres qu’elle sut que c’était fait , qu’elle avait trouvé la Femme qui lui fallait... ce serait elle et personne d’autre. Elle voulait ce diamant noir , ce rubis rouge sang dont les facettes la blesseraient à coup sûr.
Elle effaça tout préjugé qu’une telle situation pouvait provoquer et elle avait vite effacé de son vocabulaire tout ce qui pouvait s’énoncer comme un jugement, voire une condamnation. Elle n’avait de toute façon pas d’autre choix que d’aimer cette femme qui la défiait du regard ... aux yeux provocateurs, elle avait répondu par un sourire . Ce sourire candide que Carol n’attendait pas fit son effet... enfin pas vraiment tout de suite... à moins que cette histoire ne soit pas la vraie histoire. Après tout la mémoire de Thérèse, la trahissait chaque fois qu’elle voulait mettre des dates sur leur rencontre. La seule vérité était qu’aimer Carol était fascinant et périlleux et que ,de toute façon, elle n’en voulait pas d’autre.
Mais heureusement, Il y avait aussi Carol la gentille qui parfois pointait le bout de son nez ; après tout, elle avait traversé une bonne partie de la France pour l’aider et elle trouvait des solutions à tout. Et Thérèse avait tout accepté et elle retrouva , à son corps défendant, pieds et mains liés et redevable de tant de choses.
Son orgueil était mis à rude épreuve car elle détestait dépendre autant de quelqu’un .
Pourquoi s’occupe-t-elle de moi ainsi ? Comme si elle voulait se faire pardonner sans en être vraiment convaincue
Là aussi la peur tisse sa toile d’angoisse. Et c’est valable pour les deux...
Alors qu’elle avait saisi , quelquefois, dans le regard de Carol comme une interrogation muette quant à l’opportunité de sa présence, Thérèse se sentait parfois comme une personne qui est coincée dans un étang gelé sous les yeux d’une belle indifférente.
Alors qu'il n'y avait que la glace à briser…que la glace…
Alors pour se sauver et aussi pour fuir elle rentra dans l'hôpital ; y rentrer c'était abandonner le monde dangereusement merveilleux de Carol pour aborder un monde fait de relents et de douleur. Un monde bien réel qui ramenait ses propres angoisses à leur vraie place.
La cabine téléphonique délabrée qui ornait le hall d'entrée fut son refuge. Elle avait complètement oublié qu'il lui fallait appeler Gaëlle pour la prévenir des changements dans le démarrage de leur projet commun et elle s'en voulut.
Mais, là encore, comme une fatalité elle observa la mère et la fille. C'était une aventure que de voir Carol discuter ainsi et elle n'avait pas besoin d'entendre ce qui se disait. Les gestes et les attitudes expliquaient et désamorçaient à l'avance le moindre soupçon d'effleurement de la naissance d'un possible conflit insoluble.
Carol apparaissait alors au-dessus de tout ; elle était si belle que tout le reste ne comptait pas. Elle planait au-dessus tout déesse lointaine et insensible dont le sourire démentait la suffisance . Il y avait de jolies femmes et des femmes ordinaires , des femmes distinguées et des femmes modestes.
Carol écrasait tout, tout en souriant , tout en s'excusant. Mais ne la croyez pas car , par sa simple beauté, elle suffisait et ravalait celle des autres au rang de commodité. Thérèse eut la confirmation routinière et hors du commun de cette particularité . Elle aurait voulu être plus belle , plus grande, plus à l'aise ; elle ne l'était pas. Elle aurait voulu fendre la vie comme le font les vainqueurs et arriver jusqu'à Carol pour planter ses yeux dans les siens et lui dire les choses les plus folles qui remplissaient ses nuits tourmentées. Carol n'occupait pas ses rêves mais , à son réveil, elle lui manquait comme l'oxygène pouvait manquer en haute montagne.
Mais pour Carol est-ce que la beauté comptait ?
Orson Welles disait que la beauté permettait 48 heures d'avance mais Thérèse , si peu sûre d'elle-même, savait qu'elle avait des mois de retard. Mais il y avait eu ces baisers ; le cœur de Thérèse s'affola à ce souvenir et son ventre se serra… que c'était doux, que c'était bon. Mais Carol s'était reprise et la porte s'était refermée…
Encore une fois comme une évidence le désir la déserta ; Thérèse se sentait toujours coincée entre son désir et ses convictions. Elle avait souvent observé les cavaliers d'un soir que Carol emmenait dans la backroom et elle ne désirait s'identifier à eux. Tous ceux qui tournaient autour de Carol voulaient la baiser pour s'en vanter ensuite et Carol, pour s'en protéger , n'avait pas d'autre solution que d'être impitoyable et méprisante envers ces Don Juan de pacotille.
Mais , en somme, elle ne faisait que faire comme les hommes : prendre et jeter.
C'était sa manière à elle de survivre mais Thérèse était résolue à ne pas se laisser submerger par cette envie irrésistible qui lui envoyait des images si éloquentes qu'il lui fallait tout son sang-froid pour les maîtriser.
Elle séduirait Carol par d'autres biais sans vraiment savoir comment ; l'impuissance l'envahit . Elle leva les yeux au ciel et
aperçut au loin quelques nuages gris…tiens allait-il pleuvoir?
Elle reposa de nouveau les yeux vers le banc du square attenant à l'hôpital. À la vue de la gestuelle des deux protagonistes il ne devait pas y avoir de dispute mais ça discutait et argumentait fermement .La mère et la fille ne voulaient ne pas se fâcher et ce simple spectacle suffit à Thérèse pour que les larmes ne mouillent le bord de ses yeux…c'était une chance …Carol était une chance et ses filles une autre…
Elle s'attarda sur les embrassades de ce couple adorable et s'éloigna quand , d'une façon inattendue, Carol tourna la tête et l'aperçut; elle se leva et agita la main et Thérèse , interloquée ,ne sut que faire de même.
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Thérèse reposa le combiné crasseux. Il faisait chaud et la cabine sentait comme l'hôpital en concentré. Un Bottin déchiré, émietté jonchait le sol. Elle en sortit vite. Gaëlle savait déjà tout car un avocat d'affaires de Mme Aird s'était présenté et lui avait tout expliqué et elle put entendre le soulagement dans le voix de son amie car l'hypothèque de sa maison n'était plus nécessaire. Elle ne pouvait donc plus refuser l'offre de Carol et elle se sentit encore plus impuissante.
Gaëlle , l'élément majeur et essentiel de leur projet, avait donc les mains libres alors que Thérèse dépendait tant de Carol.
C'est fou ce que l'argent peut faire…c'était désarmant et parfois décourageant. Mais il ne résolvait pas tout .
Il faudrait un jour ou l'autre mettre les choses à plat avec Carol et , enfin et surtout, parler de ce sentiment diffus qui les rapproche parfois et les éloigne souvent parce que Carol voulait et ne pouvait pas… à moins que ça ne soit justement le contraire.
Ce premier baiser, c’est elle qui me l’a donné. Le temps aurait dû s’arrêter.. Sa bouche sur mon front, ses lèvres effleurant mes joues et mon nez... mon nez... ensuite je ne sais plus , je ne savais plus gérer. J’aurais voulu d’un geste tout figer et recommencer. Ses adorables aveux ... je suis la première personne qui l’aime comme elle rêve d’être aimée, la première et elle angoisse autant que moi... pas pour les mêmes raisons.
Et puis le deuxième ... mais c’était plus brouillon , moins précis et écourté...
Thérèse dut se battre pour ne pas la rejoindre ; Carol lui manquait déjà alors que ... elle voulait ses yeux , elle voulait tout et plus . Elle n’avait pas envie d’être là car elle en sortirait épuisée...
Epuisée... elle en sourit tristement. L’épuisement était ce qui la saisissait quand elle a su l’emprise fatale que sa grand-mère maternelle avait sur Jacqueline. Elle ne s’en était pas rendu compte car, petite , elle n’avait pas fait tout de suite la relation entre les crises d’eczéma de sa maman et la venue de Renée bien qu’elle remarqua alors des changements dans le comportement de sa maman.
Elle n’était plus la même ; elle tremblait, se cachait et demandait à Thérèse d’être gentille et aimable avec sa grand-mère. Mais un jour, écourtant ses jeux à l’extérieur, elle était rentrée plus tôt et avait vu sa maman en pleurs et Renée la considérant avec mépris. Elle connut la tristesse mêlée de colère et , si jeune, l’envie de frapper jusqu’au sang.
Elle se dirigea lentement vers la section psychiatrique partagée entre le plaisir de revoir sa maman et l’anxiété de constater la fragilité constante qui ne la lâchait pas . Alors qu’elle-même aurait tant besoin de soutien et de réconfort. Il y avait eu des visites très pénibles où Jacqueline était une autre qui lui faisait peur ; elle y passait des heures pour entrevoir une maman plus apaisée par leurs longues conversations entrecoupées de gros câlins . Elle était connue de tous car elle était la seule visiteuse de Mme Belivet. Son père fuyait l’hôpital et son frère s’en foutait. Ces longues introspections la laissaient à chaque fois sur le flanc... rentrer ainsi dans le monde de sa maman c’était toucher du doigt une souffrance si bien ancrée en elle qu’en parler était une douleur et une totale distorsion avec ce que Thérèse voulait accomplir. Elle restait alors sur le banc du square perdue et blessée , ce même banc où étaient assises Carol et sa fille.
Elle reprenait alors la route du retour profondément consciente de laisser derrière elle une tragédie banale et sordide dont elle ne connaissait pas obscurément la solution... emmener sa maman avec elle et lui redonner le goût de vivre par sa seule présence. Mais elle n’en avait pas les moyens.
Thérèse connaissait la peinture écaillée, le moindre détour , la moindre cassure des couloirs de cet hôpital et elle reprenait contact avec ce creuset de la condition humaine. Elle en sentait aussi l’odeur des malades qui se négligent et perdent toute dignité dans cet air surchauffé à n’importe quel mois de l’année. Les murs grisâtres avaient depuis longtemps perdu leur couleur originelle. Quand elle voyait une chambre vide, elle en connaissait la signification et ça n’était jamais pour une question de guérison.
Elle évitait parfois le regard des malades qui déambulaient ; s’approcher si près de la folie et de la solitude était une épreuve réelle qui l’effrayait. D’autant plus qu’elle avait compris... sa maman ne guérirait jamais. Elle serait juste soulagée un moment, au mieux. Et ce soulagement venait de la présence physique de sa fille.
Par bonheur, elle avait eu des contacts généreux et ouverts avec le personnel soignant, tant il s’était avéré que Jacqueline était la patiente idéale et qu’il ne fallait pas juger de la qualité des soins à la beauté du décor. Au contact de toutes ces femmes, elle avait appris ce qu’étaient une bienveillance bourrue , une humanité généreuse et une énorme indulgence. Avec les médecins, ce n’était pas la même musique.
Elle avait appris la nécessité d’une humilité fière et évidente . La modestie des soignants lui avait appris à l’être aussi. dans un monde d’agressivité et d’ostentation, elle perdait d’avance dans quelque combat que ce soit. Elle ralentit le pas craignant à l’avance ce qu’elle allait y trouver .
« Thérèse »
Elle se retourna et reconnut celle qui l’avait interpellée , une femme grande et robuste au sourire aussi large que la carrure.
« Josiane Salut tu vas bien ? »
Elles s’embrassèrent quatre fois sur les joues à la mode vendéenne.
"bien sûr ma grande ça va
-et maman ?
-ta maman va moyennement bien et je vais te répéter ce que tu sais
-oui que je dois l’emmener avec moi et qu’elle ne peut plus vivre seule. C’est ce que je viens lui annoncer.je suis venue avec une copine en voiture"
Josiane ouvrit largement les bras et secoua affectueusement Thérèse :
"c’est très bien et c’est ce qui lui faut ; dis elle a encore maigri"
Thérèse souffla et d’un grand sourire rassura Josiane.
"ne t’inquiète pas, je l’ai vu . Avec moi dans les parages, ça changera
-j’y compte bien. Dis donc c’est ta copine, c’est la grande blonde avec qui tu marchais ?"
Thérèse se sentit de suite confuse et ses joues devinrent brûlantes
"oui bien sûr
-bien... elle est très belle et sa petite fille aussi. Tous les garçons en parlaient ... mais à la façon dont tu ne les regardes pas, c’est à peine perdue, je pense ?"
Elle ne sut quoi répondre ; Josiane savait ce qu’elle était et ça n’avait pas d’importance . Elle ne put que balbutier :
"enfin oui enfin presque...
-c’est cela... allez ne fais pas cette tête... ça ne me regarde pas. Tu viendras la chercher demain à partir de midi d’accord ? Et je dois te dire encore une chose"
Thérèse avait toujours tenu compte de l’avis de Josiane sur l’état de sa maman et elle redoubla d’attention :
"Thérèse je sais que ta présence lui est absolument nécessaire. Mais vois-tu sérieusement, elle a besoin de l’écoute d’un professionnel . Tu l’écoutes très attentivement, mais tu es trop impliquée et quand elle te parle, elle est toujours au bord du précipice. Elle a souffert d’une terrible dépression qui n’a pas été soignée alors ne te mets pas en danger car elle est parfois très déstabilisante et elle te ferait mal , très mal sans s’en rendre compte . Tu te souviens ?"
Thérèse souffla et acquiesça . Elle se souvenait très bien d’un coup de fil échangé avec Jacqueline lors de son premier internement. Ça n’était plus sa maman , c’était une étrangère cinglante et distante qui avait refusé de converser avec Dominique car il n’était pas son fils .
"Ce Dominique n’est pas mon fils
-et moi je suis ta fille ?
-qui est ma fille ?? Si j’avais une fille , elle ne m’abandonnerait pas
-je suis ta fille maman
-je ne sais pas . Au revoir Mademoiselle"
La détresse de Thérèse fut telle qu'elle disparut des radars de son entourage. Elle chargea sa moto , emmena son chat et passa deux semaines d'ultra solitude dans un petit hôtel breton non loin d'une plage rocheuse battue par les vents qu'elle arpenta souvent avec Garp sur ses épaules. Elle lut beaucoup et mangea peu.
Sur le retour elle n'eut pas le courage de passer voir sa maman. Mais cette dernière lui avait écrit expliquant et s'excusant Elle appela donc à nouveau et , comme Jacqueline dormait profondément, conversa pour la première fois avec Josiane.
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Thérèse s'arrêta un moment sur le seuil de la chambre 14 ;La semelle de ses Docs glissaient silencieusement sur le vieux carrelage luisant de propreté . Jacqueline était assise sur le bord du lit les jambes ballantes et la tête baissée ce qui augura du pire. L'oisiveté lui amenait des souvenirs et des réminiscences et le réveil était douloureux.
Thérèse avait toujours préféré voir sa maman être occupée et ce qu'elle préférait avant tout était de la voir broder ou tricoter. Ces innocentes occupations avaient sur elle un pouvoir de sidération et d'oubli du passé. C'était la thérapie que sa maman avait trouvée ainsi que les longues promenades en solitaire sur la plage désertée de ses estivants.
Mais Thérèse sut de suite que ça n'allait pas…
"maman ça va je suis là" et elle s'agenouilla devant Jacqueline qui leva lentement les yeux sur sa fille et ne la reconnut pas tout de suite ; elle avait ce regard perdu signe de son grand désarroi. Les lèvres frémissantes de colère contenue , elle saisit les mains maigres et parcourues de profondes veines bleuâtres:
"mamita c'est ta fille unique et préférée, je suis là et je t'emmène avec moi"
N'obtenant aucune réaction , elle s'assit sur le lit et entoura de son bras les épaules de sa maman réprimant un recul à l'odeur qui la frappait :
"maman c'est miss Bang., ta poupie...je suis là"
Elle se sentit profondément impuissante à contrer la sidération de sa maman ; Margot aurait certainement trouvé le mot
pour les faire sourire .C'était une situation tellement connue , vécue tant de fois. Mais les circonstances actuelles la rendirent encore plus aiguë , plus insupportable. Le découragement la saisit . Finalement ne cherchait-elle pas à décrocher la lune ?
Mais l'orgueil de Thérèse la fouetta ; elle montrerait à Carol qu'elle mériterait d'en être aimée, qu'il y avait une issue à tous ses problèmes . Le manque d'amour maternel pouvait être compensé par un autre amour celui de ses filles et celui de Thérèse. Elle réussirait…et elle sauverait aussi sa maman.
"c'est toi miss Bang? Tu es là et tu as dit que tu m'emmenais avec toi? C'est vrai?"
Thérèse se mit à genoux devant elle et lui saisit les mains et trébuchant sur les mots pour les reprendre et les hacher menu:
"oui maman…c'est une dame….enfin c'est Carol qui… elle est plus âgée mais enfin tu verras…quand elle sera là elle t'expliqueras"
Notant la confusion de sa fille Jacqueline puisa en elle toute la force dont elle disposait et saisit le menton de sa fille:
"Thérèse est-ce ton amie spéciale? Serait-ce ton amour, celui que tu cherches depuis toujours? Tu le mérites chèrie. Je ne connais personne d'aussi gentil que toi et d'aussi sincèrement dévouée à celles qu'elle aime"
Thérèse ne se sentit pas bien. Ses amours étaient toujours restées…cachées. Elle n'avait jamais emmené qui que ce soit chez ses parents. En parler avec autrui? Avec les autres lesbiennes c'était difficile; Thérèse les fréquentait mais sans s'investir . De toute façon elles la trouvaient un peu trop "intellectuelle" un peu trop "prise de tête" un peu trop "vierge d'acier" et surtout Thérèse ne s'était jamais saoulée et cette retenue la rendait toujours un peu en décalage avec les autres . Il faut dire qu'elle leur enviait aussi la facilité avec laquelle elles passaient d'une fille à l'autre sans s'en faire.
Ça n'était absolument pas le cas pour Thérèse.
Évoquer ses relations n'était pas une chose qui allait de soi; il n'était pas question de trop en dire et par respect , par discrétion mais surtout parce qu'elle ne voulait que sa maman se laisse aller à des comparaisons .
en effet il y avait en Jacqueline une soif d'aimer et d'être aimée qui submergeait sa fille qui ne voulait pas la blesser en exhibant un bonheur éclatant qui, au demeurant, n'existait pas encore:
"je ne sais pas maman ; tout est tellement dans le non -dit . Sincèrement je ne sais pas…je ne sais vraiment pas mais il ne faut pas lui en vouloir. Elle a connu la même chose que toi et elle en souffre tant
-que veux - tu dire par là?"
Thérèse retint sa respiration et saisit doucement les mains de sa maman :
"sa maman ne l'aime pas tout simplement…"
Un triste sourire illumina brièvement le doux visage un peu fêlé :
"oh!!! … Je ne suis donc pas la seule"
Jacqueline avait été élevée à la dure et se tenait toujours droite mais seule sa tête s'effondra :
"oh non maman et dans la même situation vos réactions sont , elle baissa la tête , différentes mais vous souffrez toutes les deux et vous ne le méritez pas…pas du tout"
Elle saisit les mains de sa fille et plongea les yeux dans les siens :
"elle t'aime dis-le moi est-ce qu'elle t'aime? Aurait -elle honte de la situation?
-je ne sais pas maman, je ne sais rien...Elle envoie des signes positifs et puis plus rien…j'ai parfois l'impression fugace que je représente un danger".
Mais Thérèse , mue par le besoin de ne pas inquiéter sa maman, se reprit de suite :
"mais tu sais ça va…je gère à fond"
Jacqueline ne quitta pas sa fille des yeux , comprenant le petit mensonge ,la sentant terriblement émue et bouleversée comme toujours de l'implication de sa fille :
"chèrie, en ce qui me concerne, ne te tourmente pas trop , tu sais , je sais gérer même si"
Thérèse la coupa :
"oui maman tu sais gérer mais il y a l'autre qui t'appelle et qui a pris la relève de ta mère …mon frère que je renie absolument"
Thérèse serra alors instinctivement les mains de sa maman qu'elle porta à ses lèvres :
"je te jure maman ; ce n'est pas mon frère… je m'entends mieux avec mes amis qu'avec lui. Il est égoïste et sans intérêt si ce n'est le sien propre…un vrai connard
-mais c'est ton frère
-non…d'ailleurs si je mourrais rien ne doit lui revenir même pas une petite cuillère"
Jacqueline enlaça brusquement sa fille , criant presque et les yeux bordés de larmes:
"Thérèse ne parle comme ça de la mort , de ta mort . Je ne le supporterais pas. Tu le sais n'est-ce pas?"
Elle se blottit plus encore contre sa mère :
"excuse moi je sais que je ne dois pas dire ça , pardonne-moi je t'en prie. Ces derniers temps je me sens si chamboulée"
Je suis un funambule sur un fil de soie surplombant le vide…tu sais… je"
Thérèse finit par se taire partagée par l'envie d'en dire plus sur elle et Carol mais elle se retint convaincue par la nécessité de ménager sa maman. Elles restèrent l'un contre l'autre oublieuses du temps et des autres. Thérèse avait toujours ainsi depuis la nuit des temps: se réfugier dans les bras l'une de l'autre et y rester. Mais cette sensation de réconfort physique s'amoindrissait par l'amaigrissement évident de sa maman.
Elle se recula pour dire ce qui n'allait pas:
"dis j'ai vu le contenu de tes placards ; que des biscuits et de la soupe en sachet. Ce n'est pas bien et ton frigo
-mais je n'aime que ta cuisine chèrie
-mais enfin maman j'avais mis des choses au congélateur , je t'ai expliqué comment te faire à manger facilement.
avec moi tu mangeras correctement et tu te remplumeras;"
Elle fit tourner une des bagues de sa maman:
"même tes bagues bougent trop"
Elle prit le poignet noirci où pendouillait la montre plaquée or qui ne quittait jamais sa maman et cette dernière grimaça :
"je sais mais je n'ai pas faim… mais je ne veux pas être grosse…pas trop quand même. Je veux rester la plus jolie à tes yeux"
Thérèse secoua la tête et posa le bras sur les épaules proches:
"maman tu sais que ça n'est pas une question d'être jolie ou pas parce que tu l'es toujours ; je veux que tu sois en bonne santé parce que je veux te garder le plus longtemps possible"
Une fois de plus la perspective de la mort de Jacqueline la frappa en plein cœur et ses yeux se gonflèrent des larmes qu'elle sut gérer.
"ne parles pas comme ça , ma Thérèse" et elle serra fort sa fille dans ses bras.
"c'est sérieux maman je veux que tu t'occupes de toi , que tu profites de la vie et que tu ailles te faire un brin de toilette"
Jacqueline se redressa et Thérèse en fit autant.
"je vais me faire belle avec les moyens du bord ; Mme Lenoir a rempli une valise quand elle a vu qu'on m'emmenait "
Car je suppose, ma chèrie, que tu veux que je fasse bonne impression n'est-ce pas?"
Thérèse hocha la tête en faisant un sourire comique , comme pour s'excuser:
"elle est gentille Carol mais elle vient d'un milieu friqué et c'est autre chose que les cousines ; elle est élégante , à l'aise partout alors ….
-ne t'inquiète pas ; j'en ai assez d'être au lit"
Elle posa un baiser sur le front de Thérèse et s'enferma dans le petit cabinet de toilette:
"merci maman"
Thérèse resta un moment dans la chambre à ne rien faire et , finalement , en sortit pour retrouver au plus vite
sa déesse aux pieds d'argile, le plus délicieux des tourments..