
Chapter 37
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Thérèse descendit l'escalier et rentra directement dans l'atelier de son père. Elle appela Carol:
"tu es prête?
-oui on peut aller voir ta maman et puis ma fille aimerait se promener"
Elle s'attarda sur les étagères presque vides de cet atelier ; beaucoup avait été donné. Il lui faudrait les démonter et les emmener avec elle. Elle emporterait avec elle un peu de son père et puis elle en a besoin . Elle se retourna :
"ok . Je me mets de la protection solaire et on y va"
Sous l'œil étonné de la fille et de la mère elle prit un tube sur une étagère proche et commença à s'enduire . Carol s'approcha :
"tu en as vraiment besoin?
-oui j'ai une peau très sensible ; j'attrape facilement des coups de soleil et on a beau être fin août le soleil tape encore bien fort. Et puis je n'aime pas rougir; je le fais déjà si souvent…ça m'agace"
Carol promena ses doigts sur les joues de la jeune femme et reconnut presqu'à regret :
« tu sais que tu as une peau incroyablement belle et douce »
Thérèse rougit car les compliments la gênaient toujours un peu :
"oui je le sais ; on me dit même que je fais moins que mon âge même à presque 30 ans"
Le regard de Carol s’appesantit encore plus sur la jeune femme ; jusqu’à présent, elle s’était arrêté sur l’ensemble . Il était temps de passer aux détails. Et ,sachant la modestie exemplaire de Thérèse, elle s’amusa beaucoup à l’embarrasser et à la détailler du regard. Dans le même temps des questions effleura son esprit. Pourquoi ne se maquille-t-elle pas ?
"tu n’as jamais pensé à te maquiller ?
-je ne maquillerais jamais parce que je ne sais pas le faire et que ça ne m’intéresse pas "
Elle s’était pliée de mauvaise grâce à ces rituels qu’elle détestait quand elle était fiancée ; trop humiliant à son goût.
Les autres fois où elle l’avait fait, ça avait été pour masquer les bleus après des disputes avec Jackie ; le fonds de teint et l’anticerne n’avaient aucun secret pour elle.
Pourquoi était-ce la victime qui avait honte et pas le bourreau ? La colère est mauvaise conseillère et il fallait au contraire expliquer que c’était peine perdue . Elle est comme elle est et le passé était le passé. Thérèse se saisit des mains de Carol et capta son regard :
"Carol ne cherche pas à me changer de cette façon ; j’ai déjà eu assez de mal à convaincre maman que je ne voulais pas mettre ma poitrine en valeur et que je ne voulais pas mettre des jupes et des bas. Plaire de cette façon n’est pas ma tasse de thé....ça ne fait pas partie de mon plan de séduction parce que je me ramasserais dans toute la longueur"
Le ton n’était pas agressif mais convainquant et tranquille , assorti d’un grand sourire. Au début, cela peinait Jacqueline, mais elle avait fait compris ce que cela signifiait pour sa fille :"ma Thérèse, c’est ton choix et je le respecte parce que, quoique tu fasses, tu restas ma fille pour toujours et à jamais ».
Carol eut un sourire qui lui fendit le visage , faisant d’inattendues fossettes :
"tu me feras toujours rire... quel est donc ton fameux plan de séduction ?
-maman arrête d’ennuyer Thérèse ; elle a mieux à faire pour l’instant
-la vérité sort toujours de la bouche des enfants ; tiens je ne sais plus qui a dit qu’une femme qu’on faisait rire était à moitié conquise" conclut Thérèse , le sourire provocant et l’œil rieur en envoyant un pouce à Margot.
Comment séduire Carol si ce n’est en étant elle-même ? Thérèse se sentit à la fois forte et faible. Comment était-il possible de faire coïncider ainsi de telles contradictions ? Pourquoi se sentait-elle toujours prise à la gorge par l’angoisse alors qu’elle avait besoin de tous ses moyens pour faire face aux tournants professionnels et sentimentaux de sa vie ?
Il lui manquait de l’assurance et de l’inconscience.
Cette inconscience qu’elle avait perdue au fur et à mesure des persécutions qu’elle avait endurées par ses choix et par sa présence.
Elle avait eu tant de mal à se sortir du harcèlement à la banque ; elle était passée de la honte à la colère , du silence à l’éclat. Elle était un mini colosse aux pieds d’argile . Jugée sur son apparence alors qu’elle pensait que c’était la qualité de son travail qui comptait, elle avait alors compris qu’elle était un problème pour ses supérieurs .
Il lui avait fallu être meilleur que les autres , que les hommes, ce qui ne s’est pas révélé difficile . Elle avait dû surtout se battre contre le non-dit. Elle s’était finalement révélée dans son travail d’équipière volante ; pas de chef et responsable.
Passer d’un siège à l’autre , aller dans une ville , dans un village et puis un gros bourg. Voir du pays , rencontrer des nouvelles têtes, affronter les préjugés et puis rencontrer Carol. Tout s’était mis en place comme un jeu de dominos.
Quant à l’assurance... il fallait tout faire pour que les autres ne sachent pas ses faiblesses et elle avait presque réussi ; même sa maman la prenait pour le roc qu’elle n’était pas.
Elle aurait voulu faire quelque chose de beau pour que Carol comprenne combien elle lui était chère.
Elle aurait voulu écrire un poème sublime, mais elle ne savait écrire que des vers de mirliton où admirable rimait avec
Misérable et passion avec tison ?
Elle ne se sentait pas artiste quoique dans certaines situations professionnelles elle avait agi en franc-tireur, presque en artisan. Elle faisait de la belle ouvrage, mais son chef d’œuvre à venir, c’était Carol et elle n’avait plus qu’à la signer comme on signe un tableau pour que l’oiseau s’envole de la cage , pour que la blonde s’assume enfin.
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Les trois filles finirent de se préparer . Après avoir soigneusement fermé la maison et sa petite clôture vert anglais , la petite troupe prit le chemin indiqué par Thérèse. Elle souriait de les voir se sourire ; la mère et la fille unies dans le même rayon de soleil suspendit le pas de Thérèse qui captura d'un battement de cils l'instant parfait .
Elle n'en revenait pas que Carol , l'élégance teintée d'une légère et imperceptible condescendance, se promène dans ce chemin qu'elle avait si souvent parcouru seule à la rencontre d'une mère si fragile ; elle aurait voulut s'excuser des odeurs d'ail et de poisson frit qui flottaient encore dans l'air malgré les fleurs et les arbustes odorants qui garnissaient les petites jardins des maisons modestes qui bordaient le chemin. Mais le vent, bon prince et complice de ce moment unique, s'empressa d'emporter avec lui toutes ces effluves qui gênaient tant Thérèse.
"Thérèse je vois qu'il y a une cabine téléphonique ; je vais appeler Marijke pour le bateau et les meubles
-tu crois qu'elle va être intéressée?
-bien sûr ; ta maman a des perles il faut les entretenir et les négocier. Je vais m'arranger avec elle. Il faut qu'elle vienne chercher le tout le plus vite possible
-d'accord mais il y a la route
-ne t'inquiète pas c'est une routarde ; bon j'y vais …avancez doucement en m'attendant"
Carol lui manquait déjà quand Thérèse rejoignit Margot.
"que fait- elle ?
-elle va téléphoner à son associée pour venir chercher ce qui les intéresse. On ne peut que recevoir des communications pas en donner
-pourquoi?
-le fric enfin le manque d'argent"
Thérèse soupira…ce manque était lancinant ; elle savait que sa maman ne mettait pas le chauffage. L'habitude de son père de mettre la chaudière à fond avait créé une très grosse dette vis-à-vis de la société distributrice de gaz. Depuis cet
Incident qu'il avait fallut gérer comme pour un tas d'autres choses l'économie était devenue le maître mot.
Margot ne sut quoi dire alors elle saisit la main de Thérèse en signe de sympathie :
"tu sais , dans le village, il y a aussi des enfants qui n'ont pas de jouets ou de livres alors moi je prête les miens ; j'en ai même donnés
-c'est bien Margot ; tu sais on dit que plaie d'argent n'est pas mortelle . Ce n'est pas tout à fait vrai"
Elles longèrent la piscine grillagée du camping qui était non loin du home pour personnes âgées ; des adolescents criaient et chahutaient. Thérèse s'était toujours étonnée de la proximité des deux établissements mais, au final, les pensionnaires aimaient ce chahut et demandaient qu'on les sorte pour en profiter. Le vent entraînait des odeurs de cantine vers le large tandis que les aides-soignantes sortaient les pensionnaires dans le grand jardin . Elles entendirent que les cris redoublaient ; Carol marchait à grandes enjambées pour les rattraper et les ados la sifflaient de toutes leurs forces sur son passage.
Mais Carol n'en avait cure.
"les filles attendez-moi"
Elles revinrent sur leurs pas et Margot prit la main de sa maman. Thérèse aurait bien fait la même chose ; elle aurait même glissé la main dans le jean pour sentir les muscles de la cuisse bouger presque sous ses doigts…
"ça va maman? Tous ces gens ne te gênent pas?"
Que Margot s'inquiète de l'humeur de Carol n'était pas étonnant. Elle connaissait sa réticence vis-à-vis des autres , surtout s'ils étaient d'un milieu modeste. Rindy et elle l'avaient remarqué.
Carol s'arrêta , se tourna vers sa fille et répondit d'un air détaché :
"non ils vivent c'est tout et ils ont raison…carpe diem n'est-ce pas?
-oui oui et aussi veni , vidi, vicci et aussi ave Ceasar morituri te salutant et pericoloso sporgersi " déclama Margot tout en sautant d'un pied sur l'autre.
Les deux adultes se regardèrent :
"tu mélanges le latin et l'italien"
Margot les regarda effrontément et lâcha d'un ton insolant :
"bof m'en fous…j'ai envie de crier et de hurler pas vous? Ça me prend comme ça". Et , dans un geste familier, elle elva les mains en l'air.
Carol prit un air faussement désolée :
"je regrette Thérèse mais ma fille a toujours fait ce qu'elle voulait"
Thérèse regarda la mère et la fille…comédie ou vérité:
"bon Margot tu as envie de crier , moi de courir… on va courir …c'est à qui arrive la première et revient jusqu'ici. Carol tu ne bouges pas" elle regarda autour d'elle.
"la première au café-tabac…go et on revient
-qu'est-ce qu'on y gagne?"
Carol les regarda du haut de son assurance :
"mon éternelle reconnaissance et le baiser au vainqueur"
Et elles démarrèrent très vite. Thérèse avait le sentiment de voler au-dessus de tout . Devant Carol elle ne voulait pas succomber mais elle réfléchit très vite et elle ralentit de suite.
Margot s'arrêta également et lui accrocha le bras:
"ne me laisse pas gagner, ce que maman pense on s'en fout et des baisers j'en ai à la tonne… on gagne ou on perd à la loyale...go"
On atteignait doucement le début de l'après-midi et la longue pause du dîner s'achevait dans la langueur presque figée d'un soleil déjà sur le partir; la vie active reprenait ses droits à l'aise. Les halles se vidaient des marchands .La banque ouvrait ses portes et le coiffeur accueillait la cliente qui frappait déjà à sa porte. Les deux coureuses slalomaient entre les gens mais elles arrivèrent en même temps devant une Carol sérieuse et autoritaire :
"bon ça va vous êtes calmées ; j'ai vraiment l'impression d'être dans un jardin d'enfants" mais le regard que lui adressa Thérèse n'était en rien celui d'une enfant. Elles avaient gagné toutes les deux et elle voulait sa récompense.
La jeune femme voulait lui dire tout le plaisir qu'elle avait d'être là dans ces lieux où elle avait autrefois imaginé des amours formidables , des passions dévorantes et partagées et tout cela entre le fromage et les poissons et
également , devant un café crème, à la terrasse de ce bar-tabac dont le brouhaha lui faisait oublier sa totale solitude et les visites épuisantes que nécessitait l'état de sa maman.
Il n'y était jamais question de ruptures ou de tromperies non; c'était de belles amours éblouissantes au milieu d'une adversité totale. Elle convainquait la femme superbe de lui tomber dans les bras…après que faire? Comment gérer?
Dans la réalité qu'elle vivait maintenant la femme superbe était devant elle et lui souriait effrontément .
"tu me fais vivre une deuxième enfance , Thérèse" gardant pour elle le fait qu'elle n'avait pas eu d'enfance. Mais cette nuance n'échappa pas à la jeune femme qui eut une grimace de connivence . Une odeur de sucre et de beurre les envahit. Non loin se trouvait la crêperie des Halles dont la devanture ouverte permettait d'acheter et de consommer au bar-tabac ou dans la rue .
"on a toutes les deux droit à notre baiser" murmura Thérèse et Margot lui fit un clin d'œil.
"maman tu peux donner le mien à Thérèse mais je peux avoir une crêpe? ; le petit déjeuner c'était il y a longtemps
-tu vois Thérèse les enfants il fait mieux les avoir en vitrine que chez soi ; ça va tournée générale de crêpes. Thérèse on a le temps… en ce qui concerne ce baiser , ce sera plus tard
-les visites commencent dans un quart d'heure no problemo". Ce disant Thérèse laissa traîner ses yeux sur les lèvres de Carol qui la narguait.
Thérèse ne savait rien refuser à Carol car elle se sentait profondément débitrice à son égard. Elle était même prête à arriver en retard aux visites.
Elles commandèrent 3 crêpes bretonnes beurre salé et sucre; le goût particulier du sarrasin et l'alliance du beurre salé étaient une véritable gourmandise. Toutes trois se régalaient mais Carol n'ignorait pas le regard de Thérèse et elle s'amusa à lécher de sa langue les grains de sucre accrochés à la lèvre inférieure ; elle le fit quand Thérèse la fixait.
"maman je ne t'ai jamais vue manger de cette façon… tu manges ou tu dragues?"
Carol , désarçonnée mais pas surprise:
"je te signale que tu parles à ta mère , pas à une copine" et elle mordit dans sa crêpe.
"bof...mes copines sont trop jeunes pour agir ainsi
-es tu plus âgée qu'elles?
-non je suis juste plus lucide et ce n'est pas bien ce que tu fais là; tu agis comme si Thérèse était un mec
-non
-si maman et elle ne sait pas répondre comme un mec le ferait puisque nous sommes en public ; ça veut dire que tu la pièges"
Carol, aux yeux de Gorgone, expira très fort et se tourna vers Thérèse qui se sentait de trop:
"ne t'inquiète pas ; entre Margot et moi il y a parfois de la tension… le genre de truc qui se règle entre quatre yeux. laisse-nous , on te rejoindra plus tard"
Thérèse dut mordre sur sa chique pour ne pas répondre et s'engouffra très vite dans le hall de l'hôpital tandis que Carol et Margot s'en éloignèrent.
Ça arrivait quelque fois avec Jacqueline; c'était une question de regard . Voir surgir chez sa mère si douce cette ombre malfaisante qui savait être si agressive lui était toujours un sujet d'étonnement . Ces parts d'ombre sont donc elles tellement fortes qu'elle balaient tout sentiment , tout attachement?.
Elle s'arrêta au milieu du hall d'entrée ; elle devait se reprendre et se calmer. Elle devait arriver le cœur et l'esprit tranquille car sa maman était une véritable éponge. Puis elle vit Josiane qui débordait toujours d'énergie et de bienveillance s'avancer et lui coller quatre baisers sur les joues :
"ah!!! Bonjour Thérèse je connais une de mes patientes qui s'impatiente
-salut Josiane . Maman est comment?
-tu la connais … l'inquiétude est son pain quotidien ; alors quelles nouvelles?
-je l'emmène avec moi ; il est temps qu'elle ne vive plus seule
-mais c'est super ; ça va la requinquer
-allez Jojo je te remercie pour tout et pour ta patience
-ne t'inquiète pas ; je veux bien avoir 20 patientes comme elle"
Elles s'éloignèrent l'une de l'autre et se firent un signe de la main pour se dire adieu. Pour Thérèse cet hôpital était tellement familier mais y être lui procurait du malaise car c'était toujours une déchirure et un tourment.
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Le vieux cimetière communal jouxtait la halle et profitait de l'animation apporté par les commerçants et leur clientèle.
C'était la vie et la mort liées en un inexorable bal et l'idée que l'un ou l'autre y serait permettait à chacun d'y aller de sa remarque .
"je veux ma tombe près de l'entrée ; ainsi je sentirais les odeurs de bouffe"
"je préférerais sentir les fleurs"
Des murs de pierre patinés par les embruns et zébrés par les lézards le bordait ainsi que des cerisiers et des pruniers.
Tout respirait la tranquillité et le temps de vivre.
Margot et Carol s'assirent sur un banc à l'ombre d'un cerisier dont les branches ployaient sous le poids des fruits :
"Margot je ne suis pas contente que tu interviennes dans mes interactions avec Thérèse"
La petite se leva et cueillit des cerises mûres :
"ah aurais tu des interactions avec Thérèse? C'est nouveau . Tu sais maman inter ça veut dire entre et je trouve que c'est toi qui mènes le jeu et pas Thérèse
-mais non elle me réponds
-là ce qui vient de se passer non mais tu te rends compte que tu l'allumes comme tu faisais avec ces hommes qui venaient à la maison et après tu te casses"
Carol rougit subitement et , la voix brisée:
"tu trouves que c'est ce que je fais….ce n'est pas du tout ça. J'essaie de lui donner de l'attention; tout cela est tellement nouveau pour moi. Je veux qu'elle sente qu'elle compte pour moi et même en public. Je ne sais pas comment faire. Je ne peux pas rompre le lien avec elle mais pas toujours"
Doucement et tranquillement , Margot prit la main de Carol et y déposa des cerises :
"maman je sais que c'est nouveau pour toi et pour moi aussi ; j'ai l'air comme ça de trouver tout normal. Mais non. La seule chose que je sais et que j'ai saisi dans vos regards et vos échanges c'est que vous vous plaisez et qu'elle t'aime.
C'est tellement évident que c'est une absurdité de le dire. Mais toi qu'est-ce que tu penses? Qu'est-ce que tu souhaites?
Carol se mit à déguster les cerises ne sachant quoi répondre.
Elle prit sa fille contre elle et les passants , quels qu'ils soient , ne pouvaient s'empêcher de laisser leurs yeux s'attarder sur le couple parfait assis sur ce banc centenaire. Carol prit le menton de sa fille du bout de ses doigts :
"tu sais ce que tu es: mon trésor . Si j'avais eu le dixième de lucidité à ton âge j'aurais compris que ma mère ne m'aimerait jamais . J'aurais fait mon deuil de cet amour impossible et j'aurais pu me bâtir une autre vie et vivre libre"
Margot couvrit de ses petites mains les longs doigts fins de sa maman :
"maman tu as géré comme tu pouvais avec les moyens que tu avais. Tu sais je ne suis pas toujours bien vue à l'école par les autres. Ils me fuient . Il n'y a que les enfants du village qui me traitent normalement car, de toute façon, je ne suis pas avec eux comme je suis avec vous"
Le regard de Carol s'emplit de fierté et de douleur et elle entoura de ses bras sa formidable petite fille :
"ma chèrie tu es mon réconfort"
Margot se laissa aller contre sa maman respirant à plein nez son odeur :
"maman je suis si bien avec toi ; je ne veux pas grandir, je ne veux pas devenir comme vous"
Carol qui avait posé sa tête sur celle de sa fille :
"pourquoi ne pas vouloir grandir? comme nous ?
-tu crois franchement que j'ai envie de grandir quand je vous vois agir comme vous le faites?
-mais
-et tu ne m'as pas répondu; que veux -tu de Thérèse? Tu as quelqu'un qui veut s'occuper de toi , qui est douce , qui est tendre, qui prend sa vie en mains et qui t'offre la sienne et toi tu regardes ailleurs"
Carol se sentit confuse:
"ça n'est pas si facile , si évident"
Elle aurait voulu se lever et fuir mais le regard de sa fille était la plus forte des chaînes :
"je crois que si un homme se présentait avec les mêmes qualités je ferais ce qu'il faut pour le garder"
L'incrédulité de Margot l'empêcha de répondre et Carol se réjouit d'avoir , pour une fois , cloué le bec à sa fille.
"et puis il y a surtout autre chose"
Il fallait aborder certains sujets et ne pas faire comme l'autruche qui se cache la tête dans le sable.
"tu vas m'écouter, Carol prit une grande respiration, voilà quand j'ai fait mes études à Genève on avait une professeure de littérature française qui adorait son métier et Victor Hugo dont nous avons étudié l'œuvre."
Margot écoutait attentivement car sa maman s'épanchait rarement sur son adolescence encore moins sur son enfance.
"dans un poème il y a cette phrase qui m'est revenue des années après : l'œil était dans la tombe et regardait Caïn
Il y avait un véritable chaos dans la têt de Margot qu'il fallait absolument canaliser…Caïn a tué son frère et il a des remords ou il est poursuivi par sa mauvaise conscience incarné par cet œil.
"maman tu avais oublié cette phrase
-oui à l'époque c'étaient des études afin de ne pas passer pour une idiote dans les salons des amis de ma mère , juste un vernis; cette phrase m'est apparue après , bien après Genève et je l'entends , parfois, dans les cauchemars que je fais. Et si , à l'époque , ça ne me touchait pas maintenant c'est autre chose"
Margot frotta sa main rouge du jus des cerises et la posa sur la grande main aux doigts parfaits tout en levant ses grands yeux écarquillés vers Carol;
"maman on trouvera ce qui te tourmente et on y mettra fin. Je te le jure et ne dis jamais à Thérèse ce qui tu viens de me dire... que si elle était un homme
-pourquoi ?
-parce que c’est mortifiant pour elle ; tu t’imagines elle a tout ce qu’il faut, ce que tu n’as jamais trouvé chez tous ceux qui ont défilé à la maison et ailleurs. Tu la rejettes pour le seul détail qu’elle ne saura jamais effacer
-un détail ? Tu veux rire"
Carol se leva exaspérée de tout ; elle n’aurait jamais du venir. Sa fille sentit l’orage venir. Margot se leva et saisit la main de Carol ayant l’intuition qu’il fallait la ramener sur terre ; Elle prit son intonation la plus autoritaire :
"maman arrête et allons à l’hôpital. Thérèse nous attend pour nous présenter à sa maman et cela compte pour elle"
Et, une fois encore, Carol reconnut le bien-fondé des paroles de sa fille. L’élan inexpliqué qu’elle éprouvait pour Thérèse l’avait amenée à faire ce qu’elle n’avait jamais fait vraiment : s’occuper des autres. Sa tentative d’explication était pitoyable et elle avoua toute penaude :
"tu as raison tu es la voix de ma conscience et je n’aurais jamais du dire ; mais comprends que je suis désorientée , complètement désorientée
-oh maman regarde les lézards il y a un bleu et vert, c’est beau non ? Et là dans la pierre fendue je vois la tête d’un orvet"
Margot tenta d’effleurer de son doigt le lézard qui filait déjà :
"Non ma maman chèrie pas la voix de ta conscience... mais ta fille tout simplement, elle souffla très fort, et à temps plein".