
Chapter 34
L’oiseau nichait dans le saule pleureur, le seul arbre de ce jardin don’t il était devenu l’habitant permanent . Jacqueline le
nourrissait de pain rassis et de raisins secs dont il raffolait. Jusqu’à présent, il avait échappé à la prédation des chats qui erraient dans le quartier ; les chats chassent pour le plaisir et Thérèse avait sauvé plus souvent qu’à son tour des oiseaux de leurs griffes.
Sa maman ne les aimait pas pour d’autres raisons car, dans ses moments de rupture et de chaos et affrontant le regard jaune à la mince pupille, elle y voyait le regard de sa mère.
Le danger tissait chaque rencontre avec Carol et c’était à chaque fois comme un défi à son propre manque de confiance en elle. Elle pensa à sa façon de conduire en moto. Avant de prendre un virage elle calculait à chaque fois le point exact à partir duquel elle s’inclinerait et , plus vite elle allait et plus précis devait être le calcul. Tacitement ses copains motards reconnaissaient son talent.
Mais avec les femmes et plus précisément avec Carol ... elle s’écroulait à chaque fois. Quels que soient la fille ou le club, elle pouvait rester des heures sans oser proposer un verre ou une danse... coincée , plus d’une fois elle s’était sentie coincée. Elle s’arrêta au milieu de l’escalier extérieur qu’elle avait souvent escaladé deux par deux pour aller voir sa maman . Ses yeux traînèrent sur une vieille cicatrice sur sa main droite à la base du pouce : elle se revit , adolescente, à graver avec la pointe d’un compas l’initiale de son amour du moment... elle prit la décision enfantine de faire la même chose si Carol s’en allait.
Perdue dans ses pensées Thérèse regardait l’oiseau comme un prétexte pour ralentir et apprécier ce temps suspendu entre rêve et réalité, entre ce qu’elle espérait et ce qui pouvait arriver, entre être et avoir parce qu’elle voulait être aimée de Carol . Avoir Carol viendrait plus tard. Elle avait toujours voulu brûler les étapes avec les autres mais...
Là c’était différent , c’était éblouissant et fascinant voire dangereux.
Elle n’en revenait pas que ce cadre modeste à la triste banalité allait être le théâtre des moments les plus importants de sa vie. Ça aurait pu être plus beau, plus grand... ça n’aurait servi à rien. Elle voulait aller à l’essentiel.
Le temps devait s’arrêter , tout devait être figé. À chacune de ses rencontres avec Carol toujours ce sentiment unique et perdu comme s’il fallait à chaque fois regretter la seconde qui venait de s’écouler comme s’écoulent les secondes avant
de mourir. Pourquoi évoquer la mort dans ce jour ensoleillé ? Pourquoi penser à la chute avant même d’avoir sauté ?
Elle reconnut l’ombre familière qui était sa compagne ... le manque de confiance comme une fatalité.
Elle imprima dans sa mémoire le plus infinitésimal des détails comme le bleu du ciel, la clarté du jour, le bourdonnement d’une abeille, la chaleur du soleil. La roue du destin s’enclanchait donc.
Elle vérifia ses ongles , son haleine ; il fallait être le mieux possible.
Parce qu’en finalité c’était elle et Carol ; ce duo d’une simplicité limpide cachait dans ses méandres toutes les craintes et angoisses possibles. S’il avait servi à l’écriture d’un scénario , le scénariste eut dût déployer des trésors de perception et de créativité pour rendre extraordinaire cette chose de tous les jours :
Gravir un escalier, ouvrir une porte , pénétrer dans une maison, cogner à une autre porte pour demander :
« puis-je rentrer ou pas ? »
Et puis attendre .... Mille cœurs battaient à la faire chuter.
« je t’en prie Thérèse viens »
Deux trous rouges au côté droit
Deux trous rouges au côté droit
Encore une hésitation, la main posée sur la poignée, et Thérèse ouvre la porte de la salle de bains prête à encaisser l’inévitable secousse qui la transcende comme à chacune de ses rencontres avec cette grande femme blonde aux courbes impeccables et qui la tient au creux de sa main à sa merci. Le bonheur et la crainte lui procurent un plaisir toxique et inextinguible .
Carol est là , en jean et polo noir, souriante ; elle est là radieuse se maquillant du bout des doigts.
Thérèse efface de sa mémoire la femme du vendredi soir pour admirer celle qui se dresse devant elle
qui n’avait jamais été aussi éblouissante qu’avec ce teint velouté, cette bouche à peine soulignée d’un rouge à lèvre flirtant avec l’orange. Un poudrier Guerlain tient en équilibre sur un côté du lavabo plus habitué au gros savon de Marseille qu’aux nuances d’un luxe superficiel et si nécessaire et si protecteur. Il lui semble que l’univers entier est concentré dans cette femme dont chacun geste est comme un indice , l’indication d’un jour meilleur , d’un avenir possible.
Carol se maquille donc et ne sursaute pas à la présence de la jeune femme ; elle lui sourit cependant et avec un brin d’ironie :
« tu n’accours donc pas quand je t’appelle ? ».
Thérèse a des fulgurances de volonté , sa timidité se fait la malle parfois ; elle apprécie l’arrogance du ton mais fronça les sourcils . Elle ne peut pas montrer la faiblesse qui la hante depuis qu’elle connait Carol et , pourtant, il lui faut beaucoup d’audace pour répondre :
« je te suis dévouée mais je ne suis pas ta servante »
Carol soupire et s’absorbe encore plus dans sa tâche et commence à recolorer la bouche de sa couleur fétiche qui ne la quittait jamais ; Thérèse aurait apprécié un rouge plus auburn :
« crois-tu donc que je suis ta maîtresse ? » puis elle se tourne vers Thérèse pour apprécier pleinement l’ambiguïté de ses paroles. Provoquer la jeune femme est , pour Carol, un test ; agir ainsi est le moyen d’éprouver la constance et la force des sentiments de Thérèse qui , titillée par cette phrase , écarte la provocation avec un large sourire :
"j'en rêve mais pourquoi brûler les étapes? …tu me dois un baiser n'est-ce pas?
-un baiser ?...ai-je donc une dette?"
En Thérèse se bousculent l'impatience, le désir et le stress. Avoir revendiqué ainsi ce baiser n'est-ce pas de trop?
Carol sent l'intense pression que la présence de la jeune femme provoque en elle et elle choisit de s'admirer à dessein.
Elle ignore donc volontairement la jeune femme bouleversée qui la dévore des yeux.
Elle sort de sa trousse un boîtier doré frappé de l'aigle impérial , met une pincée de khôl dans les yeux et les cligna plusieurs fois. Elle se juge prête ; elle a enfin son regard de louve teinté d'acier bleuté. C'est son armure et sa protection si … dérisoires.
Le clic de la fermeture fait écho à la demande de Thérèse.
"Je vais te donner ce baiser mais n'espère pas trop de moi ; je ne suis pas très …stable. Mon mal-être m'entraîne parfois sur des chemins poisseux
-stable? Poisseux? Une fois encore dis m'en plus"
Carol soupire car elle n'est pas fière de ce qu'elle doit avouer. Ça semble si lointain et pourtant rien elle n'a rien oublié… enfin si jusqu'à présent juste à cause du rouge à lèvres.
Ce rouge ne me quitte pas , pensa Thérèse… cette couleur fut le premier hameçon qui la harponna il y a des mois. .. Un éclair de la lampe stroboscopique avait brièvement frappé la bouche de cette blonde un peu trop démonstrative à son goût et un autre éclair sur sa silhouette . Revivre cet éclair ici chez sa maman la frappe de mélancolie.
Illisible et lointaine Carol referme le tube comme elle avait claqué le petit boîtier. Il y a un deuxième écho dans la pièce carrelée. Quelque chose d'irrémédiable s'était passé :
"non ce sera plus tard. Rien n'est vraiment nécessaire. Tout ne doit pas être dit"
Un pas en avant deux pas en arrière. Tout est à refaire.
Thérèse ne relève pas car l'impatience la dévore et tout ce qui n'est pas ce baiser l'agace . Mais il y a aussi le remords. Le sort de sa maman passe au second plan alors qu'elle se consacre à Carol qui dévore , engloutit tout, suce la substantifique moëlle de son existence. Elle est désarmée, épuisée:
"alors pourquoi m'as-tu appelée? J'ai tant de choses à faire et ce baiser je
-calme toi "
Thérèse obéit.
Carol veut tout reprendre à zéro.
Elle prend Thérèse par la main et l'attire contre elle. Vissant son regard dans les yeux noisette furibonds elle
parcourt en souriant du bout des lèvres le visage frémissant de la jeune femme. Une fois encore elle sent en elle le flou et la tentation. Elle pose le doigt sur la veine jugulaire et en apprécie le rythme de plus en plus élevé.
Tout est nouveau, tout est surprenant . Elle observe et enregistre les doux gémissements de cette jeune femme si surprenante. Elle en ressent aussi la fragilité ce qui la rassure; elles sont donc deux timides pas pour les mêmes raisons.
Saurais-je aller jusqu'au bout? Saurais-je lui donner ce qu'elle veut? Après tout un baiser c'est tout et rien en même temps. Merde j'y vais.
Sûre d'elle mais quand même craintive elle baisse les yeux vers Thérèse en priant pour que Margot n'intervienne plus.
Elle caresse du pouce la lèvre inférieure d'une bouche à peine close qui laisse passer de brèves respirations saccadées
Elle-même respire aussi vite; Thérèse le remarque , pose sa main sur le cœur battant de Carol et la rassure:
"vas-y je ne te mangerais pas… je ne fais que t'attendre"
Carol recouvre tendrement la main de Thérèse qui s'approche doucement, les sens aux abois.
Elle sait ce qu'elle doit faire mais pour elle c'est comme un saut de la mort , un "kiss of death" irrémédiable. Elle n'avait jamais embrassé comme elle allait faire. Elle allait être active et non passive comme lors des baisers de Harge qui annonçaient des choses qu'elle préférait oublier. Quant à ses amants de passage aucun n'avait accès à sa bouche; si elle avait été réduite à un ventre , elle les réduisait à un sexe. Ils baisaient et c'était tout.
En fait elle était vraiment une mante religieuse et ces étreintes là amères et rudes, comme une punition qu'elle s'infligeait à elle-même.
Avec Thérèse c'est différent; il n'y a pas la menace physique juste l'envie de connaître encore une fois la douceur d'un baiser. Et puis cette jeune femme l'aime et Carol aime cet amour qu'elle lui porte même si elle ne s'en juge pas digne.
Mais le jugement des autres ,le supportera-t-elle ?
L' embrasser signifierait rentrer dans des amours clandestines et ce n'est pas ce qu'elle veut offrir à ses deux filles. Seul un homme pouvait lui offrir cette stabilité qui serait l'assise sur laquelle elle peut se reposer. Oui ça ne peut être qu'un homme. Elle croyait pouvoir passer à autre chose mais tout recommençait ; le même cercle infernal se mit en branle et elle respira profondément prête à encaisser …sournoisement mais connaissant bien le chemin à suivre l'angoisse familière s'installa. Elle n'est plus dans cette salle de bain ; son passé , ce problème non résolu , la submerge . Sur un tressaillement , sur une hésitation tout revient . Toujours l'engrenage de la fatalité…
Des couloirs , des murs , des escaliers. Je claque une porte , je longe les murs , je dévale des escaliers…
Comme à chaque peur les insécurités de Carol se referment sur elle et elle recule, se dit que ce ne serait pas raisonnable pour les autres et pour Thérèse. Elle devrait se reprendre; non elle va se reprendre. Elle a ouvert une porte qu'elle ne peut pas laisser béante; c'est au-dessus de ses forces. Elle fixe un point loin , sans intérêt et ne bouge plus.
Thérèse attends puis elle sait comme sait la gazelle avant l'attaque de la lionne . Elle renifle le changement d'atmosphère ; le soleil a disparu et les oiseaux se sont tus… la pluie sans doute.
Elle retire sa main et celle de Carol n'étreint plus que du vide. Elle attend le coup, l'annonce, enfin n'importe quoi comme lors de ses longues conversations avec sa maman, dont elle sortait brisée et épuisée.
"je suis désolée Thérèse mais il te faudra de la patience"
Puis, lui tournant le dos , elle sort de la salle de bains. La regardant partir un sentiment de colère s'empare de Thérèse cependant elle retient les mots blessants et inutiles au prix d'un effort épuisant :
"attends s'il te plaît
-pardon?
-attends s'il te plaît…comment te sens-tu? Comment vas-tu? Ce sont tes angoisses n'est-ce pas?"
C'était l'expérience qui parlait…
Carol s'étonne … pas de reproches , juste une inquiétude; elle se sent alors misérable. Thérèse mérite mieux que cette sortie somme toute tragique et grandiloquente si loin de son véritable état d'âme.
Hésitant un instant elle se retourne et répond humblement loin de toute provocation :
"pas bien , pas bien du tout…" , les yeux déjà gonflés de chagrin et de fatigue, "je ne suis rien du tout …je te fais mal comme à mes filles " puis, croisant les bras dans un geste de supplication "je suis pitoyable n'est-ce pas?"
Thérèse écarquille les yeux et murmure :
"non pas du tout; tu es triste et fatiguée, usée par ce que tu assumes depuis tant d'années. Je pense que tu te bats contre tout ça et que tes victoires sont sans lendemain parce que tout est à refaire à chaque heure de chaque jour. Et , alors, tu te dis qu'elle a gagné"
Carol, chancelante, retourne s'asseoir sur le bord de la baignoire . Elle est assommée par tant d'attentions; tout son être tendu supplie; elle tend les bras vers Thérèse:
"viens contre moi"
La jeune femme , intimidée mais confiante ,s'approche et Carol pose la tête sur son buste:
"je suis inconstante n'est-ce pas ; personne ne peut me faire confiance, surtout pas toi"
L'instant est unique et Thérèse a , comme toujours, le sentiment de jouer son va-tout. La prendre dans ses bras , elle l'a voulu mille fois… alors, tremblante et haletante, elle passe les mains dans la chevelure blonde qui lui rappelle les champs de blés mûrs des étés torrides de sa jeunesse:
"au contraire, je ferais tout pour que tu sois sûre de toi et de moi . Dans le dancing je te voyais comme une femme forte et je pense que c'est ce que tu es
-tu plaisantes j'étais une pute
-non ne dis pas ça. Tu agissais comme une prostituée mais tu ne l'es pas et c'est ce qui fait la différence ; tu es une femme qui se bat pour s'en sortir et je sais que tu y arriveras car c'est ce que nous voulons toutes
-toutes? Même toi?
-oh oui autant que tes filles pas pour les mêmes raisons mais pour le même but; on veut te voir heureuse"
Carol ne répond pas et écoute ce jeune cœur qui bat pour elle. Thérèse sert contre elle cette femme perdue dont elle a tant besoin . Elle respire autant qu'elle le peut le parfum de Carol mêlé des senteurs du chèvrefeuille qui entoure la fenêtre de la salle de bain. Le toc-toc d'un pic-vert rythme son cœur béant à tout ce qu'elle ressent ; la présence physique de Carol a le don de le calmer et c'est une Thérèse consciente de l'instant présent qui se penche sur Carol qui lui offre sa bouche. Les Parques mêlent un fil double…
Elle saisit de ses dents la lèvre rouge orangé et l'effleure du bout de sa langue tandis que Carol se hausse doucement pour faciliter le contact. Elle rit quand Thérèse , qui approfondit son baiser , ressent le velours du rouge, le léger duvet de la lèvre supérieure.
Fermant les yeux la langue tendrement inquisitrice, Thérèse se focalise sur ce contact qu'elle ne veut pas sacraliser; consciente de la fragilité du moment elle veut en profiter . Sous sa bouche Carol apprend se révèle et se donne et Thérèse goûte et en reprend.
Les deux femmes sont en découverte de l'autre .
Thérèse rentre dans un monde de beauté et de sensualité qu'elle ne soupçonnait pas , même pas lors de la liaison toxique avec Jackie où tout était manipulation et combat d'ego. Tout son corps et son esprit participent à cette exploration où chaque découverte n'est qu'un hors d'oeuvre ; ses mains se creusent et s'ouvrent. Un champ gigantesque de nouveautés s'offre à elle mais c'est une offrande précaire et elle le sait et elle ne l'oublie pas.
Elle veut plus de passion et d'emportement ; mais le délice est dans les détails et ce rapprochement la fait rentrer dans le pays des merveilles qu'elle ne soupçonnait même pas. Elle prête l'oreille aux variations du souffle , aux tressaillements des lèvres , aux mains qui se promènent sur elle , erratiques et curieuses…
Mais elle savoure l'instant présent.
Carol est une adolescente qui , effrayée et fascinée, progresse dans un monde fait de merveilles et de sensations. Elle ne réfléchit pas elle sent et ressent et en redemande. Son corps lui échappe et elle sait qu'elle ne savait rien du désir, de l'amour, de pourquoi les fleurs éclosent et les ventres s'offrent ; en automne elle vit son printemps. Chaque centimètre de sa peau s'éveille d'un long et interminable hiver ; elle a faim et elle a peur. Cette peur familière qui est son refuge et qui lui sert de prétexte pour ne pas s'aventurer au dehors.
Plus elle se creuse , plus elle découvre, plus elle reconnaît l'inutilité et la stérilité de sa vie. Sa triste quête des week-end lui apparaît dans toute sa cruauté et sa vacuité. Elle s'est leurrée pendant tant d'années. Tout ce qu'elle a fait n'a servi à rien…la colère la ravage.
Qu'ai-je donc fait pour me punir ainsi, pour m'être autant fourvoyée?
ce simple baiser si doux si tendre a effacé tout ce qu'elle croyait être. Loin de tout cadre luxueux qui était une armure à ses yeux elle était différente; elle pouvait être faible car la jeune femme qui la serrait contre elle ne représentait aucun danger. Juste une remise en question qui était le plus grand pari que le destin lui imposait. Elle devait être audacieuse et renoncer à ce personnage qu'elle s'était créé et à sa mise en scène. Elle ne voulait plus jouer elle voulait être elle-même. Mais elle n'était pas familière de l'audace car elle avait toujours fait ce qu'on lui avait demandé.
Sa vie était un leurre et elle n'en gardait que ses filles. L'autre duperie a été de croire que ses filles rempliraient tous les vides de sa vie… autre leurre. Là encore elle se projetait dans un schéma conventionnel ; la mère qui se sacrifie pour le bonheur de ses enfants. Mais là aussi les dés étaient pipés car c'était la seule option possible… être mère ou putain.
Les chocs successifs de ces révélations ébranlèrent son moi profond et cette fatale vérité la percuta. Carol s'éloigna de Thérèse comme à regret .
"ça ne va pas ? Mais tu pleures" s'inquiéta Thérèse.
Les larmes tombent toutes seules et Carol ne les retient pas que du contraire. Thérèse encore émue de ce baiser, dans un mouvement de protection, la reprend dans ses bras et la console:
"pourquoi? Tu es gênée?"
Carol lève les yeux vers son adorable consolatrice :
"je pense que je dois me remettre en question et ça va être difficile
-parce que?
-parce que se rendre , à l'aube de ses 40 ans, qu'on croyait avoir le contrôle sur sa vie , sa bouche se tordit en une grimace de dépit, et qu'en fait … foutaise"
Elle a comme un mouvement pour se libérer de l'étreinte de la jeune femme qui se tait.
Cette confession mêlée de colère et de rage effraye Thérèse qui pense bien sûr que c'est de sa faute:
"tout ça à cause de moi n'est-ce pas et à cause de mes sentiments … déplacés???"
Plus de regard scintillant juste les yeux noirs de Thérèse ; elle le sait , elle le sait…cet amour là n'est pas possible; tomber amoureuse d'une hétéro est donc une malédiction .Elle tombe de haut , de si haut qu'elle s'écarte pour mieux encaisser. Une petite voix tue depuis des années lui susurre :
"je te l'avais dit , tu vises trop haut; mais elle ne te mérite pas non plus"
Il ne lui reste plus que l'orgueil pour supporter le chaud et le froid , le haut et le bas, l'obscurité et la clarté. Son orgueil insensé qui , plus d'une fois, lui avait causé tant de problèmes. Elle s'écarte donc avec une violence mal contenue qui déconcerte tout de suite Carol qui , consciente de ce qui se passait, se reprend tout de suite :
"tu t'es trompé sur le sens de mes paroles; j'en veux à ma mère et aux idées que le système éducatif si
restrictif m'a imprimé dans le cerveau ,pas à toi…je n'arrive pas à gérer tout ça , mais, elle hésita ,mais je suis bouleversée par ce que tu ressens pour moi. On ne m'a jamais fait une déclaration d'amour comme tu le fais dans toutes tes phrases et derrière chacun de tes mot. Tu m'entends chèrie jamais et , bien sûr, je suis chamboulée , bousculée et tes sentiments ne sont pas déplacés du tout"
Elle se met debout pour calmer Thérèse; elle l'enlace et l'enserre de toute sa tendresse. Les cheveux blonds se mêlèrent aux cheveux bruns. Thérèse doit à chaque fois se mettre au diapason des sentiments de Carol sans oublier les siens. Tout cela lui donne le sentiment d'être un bateau ivre qui erre de côte en port en évitant les bancs de rochers cachés sous les eaux calmes.
Non sérieusement un bateau ivre?
Elle sourit de penser aux vers de Rimbaud.
"à quoi souris-tu Thérèse?" demande Carol qui se sent différente d'un seul coup; il se passe quelque chose de pas prévu d'indéfinissable. Elle sent la chaleur de Thérèse l'envahir et c'est terriblement perturbateur. La backroom était plus facile
Car personne ne voyait personne ; pas d'explication juste du mouvement et de l'action. Ici tout est ralenti et chaque seconde a la saveur d'un fruit défendu.
"à toi , à tout , à mes pensées qui chavirent à chaque fois qu'on se parle"
Carol rejette sa tête en arrière sous les yeux charmés de Thérèse et replanta ses yeux dans les siens :
"ne crois-tu pas que moi aussi je ne suis pas troublée par nos échanges? Je n'ai jamais eu d'amie. En tout cas je n'en ai aucun souvenir
-ce n'est pas possible…et à l'école , dans ta jeunesse une confidente , une meilleure amie comme tout le monde a…même moi j'en ai eu"
Carol hausse les épaules :
"hey bien pas pour moi"
Thérèse saisit la main manucurée et , en guise de consolation, la porte à ses lèvres puis l'examine et pose un baiser sur la cicatrice:
"et tu ne sais toujours pas pour cette cicatrice? Je pense que ce n'est pas une coupure involontaire parce que
-parce que quoi?" reprit Carol.
"regarde j'ai la même ; enfin pas tout à fait mais elles ont le même bourrelet et la mienne je l'ai tracée avec un compas chauffé à blanc
-mais tu étais folle de te faire mal ainsi?
-non j'étais amoureuse ; elle s'appelait Danièle"
Carol se saisit de la main tendue tandis que Thérèse prend la sienne:
"oui je devine un d
-attends Carol j'essaie de deviner …on dirait un v ou un a majuscule; ça a du te faire mal"
Carol retire sa main et la scrute . Comme elle veut se souvenir car elle en est sûre ; c'est là que se situe le problème.
"je ne me souviens plus de rien ; mais tu vois j'ai un rêve qui, de temps à autre , me visite et, depuis qu'on se voit plus il est de plus en plus précis mais toujours incomplet"
Puis elle s'éloigne pour mieux penser ; et c'est un trouble incertain et confus qui l'envahit. Thérèse s'approche et passe un bras autour de son cou la main posée sur son épaule en guise de consolation :
"on découvrira ce qui te tourmente . Un rêve dis-tu? Qu'y vois-tu?"
Elle voit alors le soubresaut et le pincement des lèvres de Carol.
"oh des portes, des escaliers , des couloirs tout en bois , en vieux bois
-une école?
-oui ça ressemble de très loin à l'école de ma dernière année d'étude, Carol baisse les yeux, quelque chose a du se passer là bas…je ne sais pas quoi mais ça me hante"
Thérèse note le langage de ce corps qui la fascine et qui l'intrigue ; les mains de Carol dansent un ballet incertain et éphémère qui s'arrête et reprend au gré de son humeur. Les yeux bleus acier font mal tandis que Carol lâche
"et je ne sais pas si je veux savoir"
T
C