
Chapter 33
« Ah voilà que je vous prends les mains dans le pot de confiture !!! »
Qui était le pot ?
À qui appartenaient les mains ?
Margot n’avait pas son pareil pour qualifier les situations .
En un claquement de doigt, Thérèse sentit les mains de Carol s’éloigner et retomber à regret mettant un terme à ce qui était le premier pas. Elle put entendre le soupir et le souffle exhalés de sa poitrine tous les deux mêlés ainsi que sa déception.
Mues par les mêmes ressorts , se levant ensemble, elles bousculèrent la table ; tout fut renversé et les tasses chutèrent sur le sol. Ce fut un fracas incroyable laissant pour un instant sidérant tout le monde et la
porcelaine cassée se répandit dans toute la pièce. Elles hésitèrent entre le rire et les larmes mais se figèrent au vu de l’air navré de la petite . Margot courut vers Carol tandis que Thérèse récupérait ce qui pouvait l’être.
« Maman je suis désolée ; je ne voulais pas vous déranger. Tu ne m’en veux pas ? » lâcha-t-elle l’air tout penaud , enserrant
Ses jambes pour s’y raccrocher. Carol se pencha sur sa fille tout en s’attardant sur Thérèse qui secoua la tête tristement :
« un peu quand même et je t’ai déjà dit qu’il ne fallait pas ouvrir les portes aussi ... brutalement... fais attention où tu marches. La confiture ça glisse
-je suis désolée maman , j’ai oublié ; je voulais tellement te parler de quelque chose d’urgent. Je vous ai dérangées , n’est-ce pas ? »
Thérèse se sentait un peu rompue et déçue mais encore dans le nuage des félicités qui s’abattaient sur elle. Elle réunit la vaisselle cassée pour tout jeter :
« ben tu vois Margot le déménagement a commencé ....par le vide évidement. Mais non on ne t’en veut pas ... enfin peut-être un tout petit peu. Mais on reprendra notre conversation plus tard n’est-ce pas Carol ? » le regard suppliant tourné vers Carol qui hocha imperceptiblement la tête , les yeux remplis de toute la tendresse du monde devant cette scène inattendue.
La petite fille , gardant une main sur sa maman, prit la main de Thérèse pour y poser un baiser :
« tu ne m’en veux pas ? Parce que moi je ne t’en veux pas »
Le visage barré d’un large sourire et réprimant un gloussement ,Thérèse s’inquiéta et s’attarda sur Carol qui haussa les épaules :
« Pourquoi m’en voudrais-tu ? »
Margot fit la moue :
« je vais devoir partager ; mais c’est pour le bien de maman alors ça va. Mais je te préviens, la menaçant du doigt, ne la blesse pas sinon... »
Carol s’était libérée de l’étreinte de sa fille et se mit à éponger tous les liquides tout en intervenant :
« tu vois Thérèse ; j’ai des anges gardiens et des princes charmants prêts à me défendre. Je suis une femme comblée... enfin je pourrais l’être certainement , un jour ou l’autre ».
Tout cela dit sur le ton de la plaisanterie un peu amère, la voix un peu rauque et cassée, le sourire contraint
« Souris puisque c’est grave » dit la chanson.
Thérèse ne répondit pas tout de suite ,frappée par l’amertume qui rampait sous cette remarque ; mais voir Carol ainsi penchée accomplir une simple tache ménagère la laissa ... rêveuse. Oui, elles devraient former un couple et qui sait ? Un jour être une famille ; mais ce n’était pas là son premier souhait..
Elle l’aida à ramasser les derniers restes du petit déjeuner, ce qui lui permit de coincer Carol et de lui chuchoter :
« tu le seras un jour ou l’autre, d’une manière ou d’une autre car je veux en être la cause, sois en persuadée, puis se redressant,.....oh mais Margot...,j’ai déjà été prévenue
-hey pas de messe basse sans curé.....qui t’a déjà avertie ?
-Rindy »
Margot se tint devant Thérèse , les bras croisés sur son buste et les pieds bien campés :
« tu vois que ce n’est pas de la blague ; alors c’est clair maintenant ? »
Thérèse lança un clin d’œil à Carol qui suivait de loin la conversation tout en rangeant les restes du déjeuner :
« c’est clair comme de l’eau de roche ; mais as-tu envisagé la possibilité qu’elle me fasse mal ? Que feras-tu dans ce cas là ? »
Carol s’arrêta par instinct et saisit aussitôt l’insécurité dans laquelle vivait Thérèse. Elle s’en voulut du mal qu’elle lui infligeait sans trop savoir pourquoi.
Margot se pinça le menton , hésita un peu puis :
« Hé bien... euh je lui dirais que ce n’est pas bien comme quand je lui disais que je n’étais pas d’accord avec ses sorties du week-end »
La sincérité des enfants est souvent une épreuve pour les adultes ; Thérèse, les yeux grand ouverts, fixa Carol qui fit comme si de rien n’était :
« tu lui en a parlé ? et que faisait elle ?
-elle ne m’a jamais écouté ; quand ma maman a décidé quelque chose ... elle est têtue au point d’être parfois complétement à côté de la plaque. Mais moi je voyais qu’elle n’était pas bien »
Thérèse fut touchée plus que de raison . Ce qu’elle avait vu de Carol dans ces soirées ne lui avait pas laissé envisager que
ces actions-là pouvaient causer d’autres douleurs que la sienne propre.
Il fallait l’amener sur le chemin non pas de la rédemption car Thérèse ne voulait pas qualifier ses actions de condamnables , mais sur celui de la compréhension. Elle avait saisi depuis que des jugements hâtifs pouvaient blesser . Elle pouvait affronter la cruauté de Carol et lui offrir en retour, non pas le pardon car elle n’avait rien à lui pardonner, mais la juste et bienveillante compréhension. Elle voulait juste l’aimer comme elle était et c’était la meilleure chose qu’elle avait à lui offrir.
Carol , paniquée en profondeur et se sachant incapable d’en entendre plus, comprit que la conversation allait prendre un tournant qui ne lui plairait pas :
« Margot , quelle était cette chose si urgente dont tu voulais me parler ? »
La petite fille connaissait toutes les stratégies d’évitement de sa maman et , là, clairement ça en était une :
« Bon ça va maman... on passe à autre chose j’ai compris
-quoi ?' » s’adapte Carol
« rien ne laisse tomber ; bon mon projet . À la maison il y a un grand jardin ; il est même immense »
Carol, encore sous les interrogations provoquées par le discours de sa fille, répondit distraitement :
« oui, en effet il est vaste et ? »
Margot prit les mains de Carol ; dans ce geste qu’elle faisait si souvent elle se rassurait autant elle même que sa maman :
« maman , regarde moi bien, je sais ce que je vais faire de ma vie et ce n’est pas un caprice ; je veux cultiver mon jardin »
Carol leva les yeux pour rencontrer ceux de Thérèse qui restait muette mais souriante ; elle n’arrêtait pas de découvrir les facettes cachées de cette femme si belle et si déroutante. Elle savait que c’était sa destinée et que les autres seraient des seconds choix ou des roues de secours ; Les battements de son cœur le lui soufflaient.
« tu veux cultiver ton jardin ? » répéta Carol.
Thérèse rejoignit ce joli couple et posa ses mains sur leurs mains jointes :
« écoutons Margot car la vérité sort de la bouche des enfants n’est-ce pas?... n’est-ce pas le conseil d’un grand penseur ?
Margot libéra ses mains et Thérèse retint celles de Carol dans les siennes.
« Bon voilà... maman j’ai besoin que tu me laisses une partie du jardin ; je veux faire un potager et un verger. Plus tard, je ferais toutes les études classiques que tu souhaites. Mais , moi, je veux cultiver la terre suivant mes méthodes. Je veux
cultiver cette terre et en faire une amie qui me donnera au centuple...
-c’est quoi ces idées où les as-tu trouvées ?
-dans toutes les bibliothèques que j’ai visitées, dans un livre « Candide », un vieux livre d’un vieux philosophe... et puis aussi dans moi... je me sens bien quand je travaille la terre ça me permet de prendre du recul. Tu sais j’ai lu un livre qui dit que la Terre ne va pas bien et je veux m’en occuper comme je m’occupe de toi... Maman je sens tellement les choses ; tout ce qui t’arrive m’arrive , tout ce qui te blesse me blesse. J’ai jamais été bien quand tu revenais de tes sorties parce que tu allais mal maman... tu allais crier dans le garage et tes cris me faisaient mal , si mal... et ta mère ... elle a voulu me blesser mais là elle est tombée sur un os... alors elle s’acharnait sur toi. Oh maman, je crois que le travail de la terre me fera du bien. Les êtres humains prennent tellement et donnent si peu quoiqu’on fasse ».
Margot se tut encore une fois étonnée et blessée parce que, à chaque fois, le souvenir de son père la brisait.
Il m’a prise une seule fois dans ses bras... une seule fois et j’avais peur parce qu’il criait contre maman.il m’a serrée fort si fort qu’il me faisait mal. Je ne me souviens plus de rien de ce jour là .
Carol se recroquevillait au fur et à mesure des paroles de sa fille mais Thérèse la prit dans ses bras et la consola comme elle consolait Jacqueline pendant ses horribles crises d'angoisse et de presque folie. Les yeux bleus injectés de douleur
cherchaient une issue , une solution et Thérèse lui ouvrit les bras rejointe presque immédiatement par Margot qui, doucement, frotta de ses mains le dos de sa maman.
Le regard de Margot , mélancolique cependant , intercepta les yeux noisette et y trouva ce qu'elle y cherchait:
"tout va bien on est là , tu sais, pour toi, tout va bien , tout va bien…mes légumes …je pourrais fournir Thérèse en légumes si elle fait un restaurant" et elles posèrent toutes les deux un baiser sur le front tourmenté de Carol.
Elles restèrent un long moment les unes contre les autres et ce fut Margot , le nez froncé qui rompit le silence:
« Oh maman encore une chose... tu ne devrais pas te laver ? Tu as une odeur bizarre »
Thérèse ne put s’empêcher de glousser et Carol se recula :
« ça te fait rire ? Je sens mauvais Margot ?
-bofff....non tu sens bizarre
-mauvais ?
-non bizarre et je n’aime pas , voilà »
Thérèse ne s’éloigna pas :
« moi, je ne sens rien... pourquoi achèterais-je tes légumes ? »
Margot haussa les épaules :
« Ouai... n’importe quoi... Don Juan va... elle pourrait avoir mangé de l’ail toute la journée ; tu ne dirais rien. Tu les achèterais parce que... euh tu veux faire plaisir à maman et que le meilleur moyen pour ça c’est de me faire plaisir »
Encore une fois Thérèse ne put réprimer son sourire :
« de toute façon on va laisser Carol faire sa toilette ; je fais la vaisselle , enfin ce qui reste et hop tu vas m’aider... il y a mille façons de faire plaisir à ta maman. Merci du tuyau.
-de rien....la vaisselle ? ça se discute et hop je retourne dans le jardin ; alors maman c’est ok ? » fit Margot ,l’air effronté ,en reprenant son livre .
Carol était fatiguée , non pas d’elles deux, mais de tout ce qui se passait ; il y avait aussi ces bouleversements , ces déplacements que les baisers de Thérèse avaient provoqués. Il était plus facile de gérer la colère que de gérer ... l’envie et le trouble.
« oui Margot c’est ok pour ce que tu veux faire ; Bien sûr on en discutera... et non tu restes pour aider Thérèse et je monte me laver. J’ai besoin d’être seule. Je dois être seule »
« pourquoi je dois aider Thérèse ? »
Carol s’arrêta net :
« parce que je te le demande
-rien que ça ?
-oui tu dois apprendre à ranger tes affaires , à ne rien laisser trainer
-mais maman j’ai pas le temps »
Carol esquissa un sourire désolé :
« pas le temps ? Tu es déjà dans l’urgence?... Margot tu es intelligente mais j’aimerais que tu comprennes que se soucier des autres est important
-mais maman je me soucie de toi
-je sais chèrie mais moi j’aimerais que tu adoptes quelques habitudes comme celle de ranger tes vêtements , de faire ton lit. Quand tu feras des études tu devras t’occuper de ta chambre , de ta vie quotidienne.
-et Jeannette alors ? Je ne peux pas lui enlever son travail
-non , en effet, mais tu peux la soulager d’accord ? »
Thérèse assista au dialogue tendu respectueux et débordant de tendresse réciproque. Le regard, les inclinaisons, les gestes de Carol tout était bon à prendre et elle apprécia les yeux bleus gris teintés d’une douce autorité ; une main de fer dans un gant de velours.
Carol s’éloigna quand Thérèse la rappela :
« n’oublie pas que tu n’as qu’à taper du pied et je monte si il y a un problème ou si tu as besoin de quelque chose ou si
Mais Margot l’interrompit en soufflant bruyamment :
« ne tape pas tout de suite du pied maman ; parce qu’alors elle monte et je me farcis toute la vaisselle, le rangement, passer le torchon, frotter les murs, les repeindre peut-être... pas de question. Je sais qu’une fois en haut elle y restera » et elle se mit à rire heureuse de voir la mine de Thérèse s’allonger.
Margot aimait obéir à sa maman mais le triomphe de Carol resta discret pour ménager la fierté de sa fille.
Sur un sourire, elle s’éclipsa dans le jardin pour atteindre l’escalier extérieur qui l’amènerait au premier étage. Avant d’aller dans la salle de bain, elle céda à la curiosité de voir ce qu’était un logement modeste. Les pièces étaient encombrées de cartons ; sur une table en chêne reposaient des albums photos. Elle s’assit et les ouvrit.
Il y avait une petite fille aux cheveux dorés qui était dans les bras de sa jolie maman ; toujours la même petite fille sur toutes les photos en pantalon, en jupe, en short et sa maman n’était jamais loin.
« Thérèse » murmura-t-elle .
La maman, belle et fragile comme un Tanagra, avait une grâce innée et une grande élégance dans ses poses sur ces photos en noir et blanc ; Thérèse était une vraie friponne et leur affection mutuelle éclatait à chaque prise de vues. Un jeune homme plus âgé apparaissait de temps en temps , le regard soupçonneux et renfrogné. Et un homme banal et déjà empâté entourait de ses bras la jolie dame avec son enfant.
Carol soupira , posa ses coudes sur la table et se prit la tête.
Pourquoi ce bonheur simple lui avait-il été refusé ? S’était-elle trompée sur elle-même ? Pourquoi rien n’était-il évident ?
La famille, l’idéal de tout le monde....un enfer pavé de bonnes intentions ?
Et Margot sa petite fille qu’elle adore, qu’elle a tellement voulue , qui est arrivée dans un monde où son père la rejeta au premier coup d’œil. Le plaisir d’avoir sa petite fille dans les bras se doubla instantanément d’une immense culpabilité mais aussi d’un courage qui lui manquait . Elle défendit sa petite dernière avec l’aide de Rindy et la mère et la fille formèrent un duo soudé face à l’imprévisibilité d’Harge qui, un jour d’ivresse, brûla toutes les photos où se trouvait Margot.
Mais, Dieu merci, elle avait sauvé les pellicules.
Carol pensa à ce que lui avait confié Thérèse sur sa famille, ce fameux dimanche pluvieux. Elle vit aussi se dérouler une vie dans un milieu modeste mais aussi le bonheur simple qui lui avait été refusé. Elle avait vécu dans un luxe qui atténuait le sordide qui colorait sa vie depuis sa petite enfance. À quoi lui avait servi sa beauté ?
Ce don lui avait pourri la vie . Si elle n’avait pas été aussi belle, Anne n’aurait pas cherché à la « vendre ». Dans ses tentatives rationnelles d’expliquer les agissements de sa mère, il lui apparaissait clairement que la jalousie était sous-jacente dans ses actions.
Mais elle savait aussi qu’Anne aimait faire souffrir ; elle en avait pour preuve la satisfaction évidente à chaque blessure qu’elle infligeait à sa fille. Mais là n’était pas le pire ; le pire c’était quand elle-même était tentée de faire mal , elle aussi, que ce soit à Rindy, à Margot et , maintenant, à Thérèse... c’était comme une horrible envie de se venger , de torturer pour que chacun sache combien elle avait souffert. Ces bouffées délirantes n’étaient pas fréquentes mais elle devait absolument les maîtriser car elle en avait peur. C’était la part d’ombre que lui avait léguée sa mère et cette fatalité lui faisait peur... la proximité de Thérèse, sa gentillesse et sa douceur mettaient en relief les années perdues et ça allait être insupportable.
Il lui faudrait peut-être se remettre à crier et à hurler pour que respire son âme... s’occuper et ne plus laisser la mélancolie prendre le dessus... ses soirées dans les boîtes étaient sa thérapie et elle avait tout arrêté depuis que Thérèse était rentrée dans sa vie.
Thérèse dans sa vie ; comme tout avait changé depuis leur rencontre. Les sourires de la jeune femme remplissaient l’âme et l’esprit de Carol. C’était comme un sang neuf qui parcourait ses veines et c’était étourdissant , éblouissant, et toujours déroutant. Si son esprit et son intellect dominaient encore sa pensée, son corps réagissait indépendamment de toute précaution... ce n’était pas une sorte de distanciation mais plutôt le recul devant l’étrangeté de la situation.
Dans ces moments suspendus de grâce elle préférait ne plus penser, ne plus intellectualiser ,
mais laisser parler la peau qui ne mentait jamais et qui lui indiquait une route qu’elle n’était pas encore prête à arpenter.
Elle se dirigea vers la modeste salle de bain où, la veille, elle avait connu ce premier contact (délicieux) si intime et si respectueux, une véritable et suave surprise ; elle n’était donc pas qu’un corps et qu’un sexe.
Elle pouvait envisager la vie sous un autre angle , réussissant à dompter les peurs qui la traversaient ;
mais pour cela elle devait sonder ce qui la tourmentait, ce cauchemar qui ne la quittait pas teintant ses nuits d’angoisse et de remords.
« je m’en sortirais " dit-elle tout haut en entendant de nouveau le pépiement de l’oiseau qui les accompagnait depuis ce baiser ; rien n’avait changé et tout avait changé. Elle se campa devant le miroir et s’y détailla longuement , la main posée sur le cœur battant et retraçant de vive mémoire le parcours des lèvres de Thérèse.
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« bon la vaisselle est terminée , je peux y aller ? » demanda Margot en suspendant le torchon au crochet de la porte.
Thérèse finissait de frotter l’évier avec une éponge et de l’eau de Javel :
« tu peux y aller
-dis , Thérèse, ça va avec maman ? » c’était la petite fille attentive à la sécurité de sa maman , son talon d’Achille.
C’était la fillette de 11 ans loin de toute provocation qui s’inquiétait pour Carol.
« bien sûr que ça va ; mais dis-toi bien que je parle d’amitié et aussi d’amour
-je le sais ; Rindy m’a expliqué que deux personnes du même sexe pouvaient s’aimer comme les autres »
Thérèse essuya ses mains avec le chiffon qui pendait à la petite armoire sous l’évier.
— Tu sais, Margot, c’est parfois assez difficile. Il faut faire attention... il y a des gens qui ne supportent pas ça. J’ai
déjà reçu des coups parce que je sortais d’une boîte connue pour ça
-des coups d’éclat ? Tu es sérieuse »
Thérèse rit tristement, se disant que personne ne savait vraiment ce qu’elle vivait car personne ne pouvait se mettre à sa place :
« bien sûr ; j’étais avec une fille aux cheveux longs qui n’a rien eu et moi j’ai tout reçu parce que j’avais les cheveux courts
-pourquoi ?
-parce que les gens n’aiment pas qu’on prenne une autre route que la leur
-moi ça m’est égal ; je veux juste que maman sorte de ce malheur perpétuel qui ne la quitte pas. Tu sais j’ai le sentiment qu’elle en a fait une routine de vie et ça m’énerve. J’ai quelque fois l’envie de lui dire que... ça m’énerve
-je crois savoir ce que tu veux dire alors . Qu’est-ce que tu sous- entends par là ? »
Margot se mit à marcher en long et en large :
« elle ne veut pas se remettre en question ; même ses sorties étaient de la routine et toi tu es le cailloux dans sa chaussure parce que, au départ, tu dois le savoir... elle se cherchait un mec et on en a vu à la maison des mecs. J’avais l’impression que toute la population masculine s’était donnée rendez-vous à la maison des vieux , des jeunes , des beaux, des moches ,des gros , des maigres ; il y en avait un qui était beau et riche mais con... J’en ai entendu des bêtises
Oh Carol que votre petite fille est adorable .. oui et moi je lui tirais la langue. Il y en avait un aussi ; j’ai cru que ça allait mais non »
Ce qu’entendait Thérèse la plongea dans un océan de perplexité et elle espérait que Carol allait frapper. Tant d’hommes autour de Carol :
« il n’y en pas eu un qu’elle a retenu ? » Elle se durcit pour se préparer à la réponse.
« non aucun ; je crois qu’elle n’a couché avec aucun d’entre eux. Elle était impitoyable. Mais on recevait beaucoup de bouquets de fleurs à la maison et moi des jouets . Non mais tu te rends compte des jouets?... bien sûr le week-end c’était différent ... tu l’as vue ? »
Margot prit son air distant et fier, les yeux d’un noir charbon :
« ça ne devait pas être terrible... n’est-ce pas Thérèse ?
Elle voulait savoir tout en voulant ne pas savoir.
Thérèse savait très bien ce qu’elle avait vu dans la backroom et, longtemps, l’image de Carol , les yeux grand ouvert et l’air détaché, indifférente qu’elle avait alors que le mec du moment la plaquait contre le mur et relevait sa jupe.
Thérèse avait vu tout ça surtout la jupe relevée et la physionomie de Carol présente et absente, concernée et indifférente. Elle ne pouvait pas voir ses yeux mais elle les imaginait.
« Margo je n’en parlerais pas mais je ne la blâmerais pas non plus
-pourquoi ? Ce n’était pas bien ce qu’elle faisait et puis quand elle rentrait...
-je ne la blâmerais pas parce que ça fait partie d’elle ; ce n’est pas de jugement dont elle a besoin... que faisait-elle quand elle rentrait ?
-c’est triste... elle hurlait et ça me faisait peur. Je savais que je ne devais pas intervenir
-Ah ?
Thérèse, avant, avait souvent imaginé des choses qui ne lui plaisaient pas quand elle voyait Carol s’éloigner avec son amant d’un soir. Elle avait souvent eu la tentation de suivre la Porsche ; pour cela, il fallait supporter le comportement de Carol pendant toute une soirée et c’était trop. En fait, elle partait tôt et finissait la soirée avec une fille ou une autre, dans un lit ou un autre, sans trop savoir et pour chasser de sa tête des visions qui lui déplaisaient tant.
Mais elle était loin d’imaginer ce que lui avait dit Margot ; c’était une femme glaciale, froide, agressive , à la limite de la vulgarité qui rentrait dans le dancing et elle en sortait pour s’écrouler chez elle. Thérèse en fut émue et songea qu’elle aurait du lui parler plus tôt et l’attendre près de sa voiture toute la nuit. Elle serra les poings devant son manque de réaction et ses préjugés :
« Ta maman est une femme blessée et incertaine ; elle n’a pas confiance en elle
-elle est dure quelque fois même avec moi
-je sais ; il faut la comprendre... être rejetée par sa mère et pas défendue par son père , c’est très douloureux.
Te rejette-elle ?
-non elle aurait pu le faire et m’infliger ce que sa mère lui avait fait ... dans une sorte de thérapie... tu sais , quelque fois, j’ai peur d’elle »
Thérèse la prit dans ses bras :
« tu me le diras quand elle te fait mal... ma maman a aussi des moments où elle ne me reconnaissait pas ;
ce que je vois en elle me fait peur aussi. je veux comprendre Carol dans son tout et l’aimer pour ce qu’elle est et pas pour ce que je voudrais qu’elle soit »
Margot baissa la tête pour mieux assimiler ce qui avait été dit puis elle prit une longue inspiration :
« tu as envie de dormir avec elle ? Et c’est une question sérieuse ok ? »
Oui bien sûr que la question allait être posée et Thérèse le savait ; mais comment répondre ?
Thérèse ferma les yeux et ne réfléchit pas avant de répondre :
« dormir avec elle ? Bien sûr »
Des vagues d’interrogation balayèrent le regard franc de Margot :
« tu l’as déjà fait avec ta maman ?
-quand j’étais petite oui mais plus maintenant... je ne saurais pas... mais la tendresse et mon attachement n’ont pas changé »
La petite fille s’éloigna puis se retourna :
« parce que tu aimes les filles... alors tu ne sais plus dormir avec ta maman »
Thérèse ne savait plus quoi répondre sur le coup. Elle ne l’avait jamais envisagé comme ça ; il fallait mettre les choses au
Clair ;
« pas du tout Margot ; n’emprisonne pas les gens dans des idées préconçues... c’est juste que l’affection pour elle se manifeste dans d’autres actes que de dormir avec elle. Je l’ai déjà baignée quand elle n’était pas bien... tu sais voir sa maman pas bien et devenir pas souvent heureusement la mère de sa mère , elle soupira, c’est si dur »
Margot réfléchissait puis hésitante, elle caressa la joue de Thérèse :
« je ne sais pas ce que ça veut dire mais je crois que... on est presque dans la même situation toi et moi
-Sois plus Claire
-ben....on doit ne plus être l’enfant et être... une aide... passer de l’autre côté »
Thérèse posa les mains sur les épaules de Margot :
« tu as tout compris, c’est incroyable
-ce n’est pas parce que j’ai compris que j’aime ça
-je le sais ma chèrie »
Toutes les deux, figées dans leur ressenti, restèrent accrochées l’une à l’autre. Thérèse s’agenouilla devant la petite :
« on va tout faire pour aider Carol
-et ta maman ?
-maman ira beaucoup mieux parce que je serais là, tout simplement ; je suis sa canne et son bâton de vieillesse
-ça doit être difficile
-c’est enrichissant Margot, si enrichissant et si épuisant dans le même temps »
Elles se regardèrent toutes les deux sans mot dire. La petite fille trop lucide et malgré tout innocente et la jeune femme généreuse et timide . Thérèse semblait épuisée. Margot mit ses bras autour du cou de Thérèse :
« tu ne seras pas mon papa parce qu’on n’en a qu’un seul . Mais tu seras ma deuxième grande sœur et, qui sait ?, ma deuxième maman »
Thérèse la regarda attentivement ; une Carol en réduction mais qui savait ce qu’elle voulait. Le regard confiant de Margot remplit le cœur de Thérèse ; les yeux d’un bleu naissant se noyèrent dans les yeux noisette :
« tu seras la petite sœur que j’ai toujours désirée »
Et la fille que je n’aurais jamais
Devant elle s’ouvraient des possibilités qu’elle n’osait toujours pas envisager, car rien ne lui semblait vraiment acquis pour de bon ; l’incertitude et l’espoir allaient être désormais ses compagnes de route. Elle posa des baisers sur le front et les joues de Margot qui lui en fit autant. Elles se mirent debout ensemble :
« Monte Voir Maman ; maintenant elle doit être propre
-pourquoi dis tu ça ? Explique »
Margot ramassa son livre :
« bof... c’est peut-être maman qui change . J’ai entendu tellement de gens dire que les femmes de plus de 40 ans étaient impossibles à vivre, que c’était un moment difficile à passer... on trouve toujours des défauts aux femmes quelque soit leur âge. Ça je l’ai compris même si je continue à jouer à la petite fille pour rassurer maman.
-tu n’as pas vraiment les dires d’une petite fille »
Margot baissa la tête :
« elle sentait comme quand on dormait ensemble quand papa ne rentrait pas ; alors moi et Rindy on rejoignait maman et
On lui donnait toute notre force pour affronter Harge quand il rentrait. Maman pleurait beaucoup quand on dormait ensemble et on la serrait très fort contre nous pour la rassurer. Il y avait des nuits où elle avait cette odeur sur elle et ces nuits-là elle pleurait beaucoup. Alors je n’aime pas cette odeur »
Margot baissa la tête et serra son livre contre elle , le regard vague et triste :
« Bon allez le drame, c’est fini... Thérèse je te conseille vivement de rejoindre maman.
-quoi ?
-va la rejoindre je te dis ; j’ai vu que tu la faisais sourire et je veux la voir souriante et heureuse .... Enfin mieux en tout ca. Je serais sur le banc... Ciao »
Margot referma derrière elle la porte vitrée . Thérèse se sentait impatiente ; l’absence de Carol lui pesait , un manque mêlé de crainte comme toujours. Un peu vivement, un peu bruyamment, elle retourna dans la cuisine pou en terminant le rangement.
Pui elle se lava les dents dans le petit cabinet de toilette , arrangea un peu ses cheveux quand un coup retentit... Carol l’appelait.