
Chapter 28
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Carol se redressa pour s'adosser à la tête de lit… erreur c'était bien Margot qui dormait à côté d'elle:
Les événements de la journée lui revenaient ça et là ; qu'avait elle dit à Thérèse?....lui avait-elle promis quelque chose? Pourquoi ne se souvenait elle de rien ? Si maintenant elle se souvenait … la conversation dans le garage. Jamais elle n'avait été aussi loin en elle ; ce qu'elle avait abordé comme sujet dans la salle de bain , dans le garage… elle s'était rendu compte qu'elle imposait à Thérèse un vrai supplice chinois , bien malgré elle.
"maman ça va?"
Ah oui Margot était là…la rassurer….:
"oui mon ange tu as bien dormi?
-oui et toi tu as ronflé"
Carol sursauta et mit ses poings sur ses hanches : et, à sa grande surprise, elle ressentit un manque…inattendu:
"mais ce n'est pas vrai
-si c'est vrai mais je m'en fous…tu sais tu peux jouer de la trompette …j'ai un sommeil de plomb"
Carol s'étira sans oser aborder ce qui la tourmentait juste un peu:
"je prendrais bien un café
-maman un câlin
-tout de suite mon ange"
Elles s'embrassèrent ; Carol peigna les cheveux de sa fille de ses mains et demanda enfin:
"et Thérèse elle dort encore?
-non elle est partie chercher du pain pour le petit déjeuner .
Elle s'est levée tôt et a fait du café pour toi ; je vais te servir maman …j'ai bien rigolé ce matin
-ah bon?
-oui parce qu'elle croyait que je dormais
-et?
-elle s'est accroupie de ton côté et a touché à tes cheveux …. Et elle a murmuré quelque chose que je n'ai pas compris"
Et elle a posé sa bouche sur ton front"
Carol prit un air étonné et regretta de ne pas s'être réveillée pour entendre ce que disait Thérèse ; mais il fallait traiter cela comme une chose ordinaire et courante ; donc Carol bailla et étendit les bras pour les enrouler autour de sa fille:
" toi…tu es mon amour"
Margot se recula un peu :
"tu as combien d'amours?
-toi et Rindy
-rien que nous ?
-oui
-alors ça va"
Margot se dégagea des bras de sa maman et fouilla son regard intensément ; elle prit alors son regard à la fois inquisiteur curieux et un rien sournois :
"mais peut-être que tu ne dis pas toute la vérité…tu as oublié quelqu'un qui t'a parlé et qui t'a dit des choses
-pourquoi te mentirais-je?
-boh…on dirait plutôt une omission…j'ai vu comme tu la regardes. Tu la trouves chouette hein?
-elle est sympathique et c'est mon amie et …"
Mais la porte vitrée s'ouvrit laissant place à une Thérèse avec un grand cabas plein.
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La nuit avait été longue parce que la soirée avait été si intense..
Thérèse ne trouvait pas le sommeil bousculée par ses ressentis ; il lui semblait être sur une pile de 100000 volts.
Les échanges de regard avec Carol quand elle lui avait apporté la soupe un peu trop chaude …
Elles avaient alors soufflé ensemble sur le bol riant et s'esclaffant.
Le sourire sans limite adoucissant le triangle parfait, les yeux doux et adorables, les légères morsures des lèvres quand on parlait de choses plus intimes, la légère morsure sur sa lèvre inférieure (mieux observer pour savoir ce qui le provoque) et les regards à la dérobée , attentifs et scrutateurs ; tout cela donnait à Thérèse l'intuition que quelque chose était possible alors que c'était juste l'esquisse de l'espoir qui soutenait tout son être depuis leur premier vrai contact dans le dancing . Ce souvenir lui revint dans toute sa précision … les odeurs, la musique et Elle splendide et triste…
Elle resta donc un long moment les genoux repliés , la tête baissée , les yeux fermés, essayant de vivre et revivre ce moment précieux, ce sésame qui l'avait rendue visible aux yeux de Carol.
Mais quand elle reprit ses esprits et revint au temps et au lieu présents sa conscience ,curieusement et comme la distraire, la renvoya il y a plus d'un an ….la dernière discussion qu'elle avait eue avec son père et , en fait, la seule de toute sa vie. Les confidences qu'il lui avait faites sur Jacqueline et qui l'avaient si fort embarrassée ; ce n'était pas à elle d'avoir à entendre ces choses-là. la vie sentimentale et sexuelle de sa maman ne l'intéressait pas ; c'était du domaine privé. Elle savait qu'elle avait eu un amant et qu'elle en était pas fière du tout.
Elles en avaient parlé à mots couverts et Thérèse avait déployé des trésors de tact et de diplomatie pour que sa maman n'ait pas honte aux yeux de sa fille. Mais son père avait poussé les confidences plus loin et Thérèse avait du l'arrêter.
Elle était tellement en colère contre lui qui, par sa confidence, avait imposé des images qui la mettaient si mal à l'aise. Elle n'en avait jamais parlé à sa maman car ça n'était plus nécessaire. Jacqueline avait déjà suffisamment souffert
Du coming out de son frère à propos duquel ça avait été plus un règlement de compte qu'un réel aveu. Coming out dont la seule vraie raison était de blesser Jacqueline et de la culpabiliser…
Les murs de cette maison suintaient de toutes ces paroles et confidences qu'elle voulait tant fuir. Ce fut sur la tombe de son père que sa colère éclata , le lendemain des funérailles. Elle décida donc de ne garder de son père que ses bateaux et ses outils et d'oublier complétement l'homme qu'il était.
Elle aurait voulu s'endormir et rêver de Carol ; mais, agitée et énervée , elle se releva et traversa la grande chambre silencieuse d'où s'échappaient de légers soupirs et ronflements. Elle n'eut pas la tentation de regarder sa belle dormir parce que Margot était là…
Elle rejoignit donc le garage adjacent à la grande chambre. Il n'y avait plus de voiture car Dominique s'était servi. Un jour de mauvais temps elle et Jacqueline avaient rassemblé toutes les maquettes faites par Gérard. Il y avait des voiliers, des remorqueurs , des cuirassés , des thoniers et des goélettes . Et surtout se trouvait sur le milieu une maquette de 'un mètre cinquante de haute et deux de longueur qui était la réplique en plus grand de la seule maquette qu'elle aimait… une jolie goélette à deux mats à la coque blanche et verte et aux voiles crème….la Florentine….
L'odeur de bois et de colle stagnait toujours dans l'air et il lui semblait que son père pouvait surgir d'un moment à l'autre
Les milliers d'heures de solitude de sa maman étaient traduites là dans ces coques, ces haubans , ces étais et les voiles que son père cousait sur la machine à coudre Singer…le hobby de son père l'avait définitivement détourné de ses devoirs de père et de mari.
Elle prit une vieille chaise bancale qui traînait et s'y assit considérant le décor et les objets qui l'entouraient…tout allait disparaître. Les membres de son club de modélisme allaient prendre les maquettes intéressantes. Heureusement elle n'aurait voulu les détruire faute de place chez elle.
Elle eut à cet instant précis la révélation de ce qu'était la mort et le souvenir que les autres pouvaient garder du défunt
Et ce garage prit des allures de vide absolu et elle saisit enfin vraiment ce que pouvait vivre sa maman. Elle se mit à tomber dans une solitude abyssale qui eut le malheur de faire resurgir toutes les pensées négatives et le marais qui la guettait toujours et encore. Le silence comme une nausée…
Comment oublier l'attitude des membres du club de modélisme ? Ils avaient refusé de monter le voir arguant qu'ils ne voulaient pas le fatiguer , ils avaient pris ce qu'ils voulaient dans l'atelier . Mais Thérèse avait déjà mis de côté ce qu'elle voulait garder de son père et elle les avait observés obscène, si obscènes dans leur tranquille indifférence vis-à-vis de son père qui avait tant consacré à ce club au point de négliger, une fois encore, sa femme.
Alors elle les avait chassés , même bousculés , fatiguée et fâchée de leur désintérêt pour l'agonie de ce vieil homme qui représentait tout ce qu'elle ne serait jamais si elle vivait en couple. Car elle réussirait sa vie et elle serait heureuse avec Carol; ce serait sa compagne de tous les jours et tous les jours seraient vécus comme si c'était le dernier…
Enfin peut-être qu'il y aurait des pauses.
Car elle savait intuitivement que les contes de fée n'existent pas ; d'ailleurs même petite elle n'y avait jamais cru. Quoi ?
Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants? Elle imaginait à chaque fois une princesse fatiguée de ses grossesses successives et un prince charmant stupide et infatué de lui-même suivi de moutards hurleurs.
Comme pour chasser ses pensées , elle se leva et alla vers la boîte aux lettres qui débordait. De la publicité et des factures ; elle les ouvrit le cœur battant. Qu'y a-t-il encore à payer? … elle et sa maman ouvraient ces lettres et , jour après jour, découvraient un peu plus les dépenses stupides commises par son père.
Elle était encore plongée dans ses pensées quand elle vit s'ouvrir la porte de la chambre et une Carol inquiète pénétra dans le garage :
"Thérèse ça ne va pas?"
Elle leva la tête et sourit devant l'inquiétude de Carol "ça va " puis laissa son regard traîner sur le spectacle qui lui était si soudainement offert.
"et toi?" continua-t-elle …
Carol s'avança vers elle en croisant les bras comme pour se refuser l'occasion d'un gros câlin et Thérèse remarqua que la soie du pyjama épousait un corps parfait ; elle détourna les yeux pour chasser ce désir inopportun .
"je vais bien ; tu t'es si bien occupé de moi
-c'est normal
-pour moi pas…c'était la bonne qui s'occupait de moi .Maman je veux dire ma mère ….
-te rejetait n'est-ce pas? Et , même, te grondait…parce que tu étais malade et qu'elle ne te voulait pas à la maison…"
Carol , soudainement accablée , approuva de la tête et Thérèse, les yeux émerveillés les narines dilatées pour mieux se souvenir, s'approcha d'elle et l'étreignit tendrement :
"je m'occuperais de toi…tu seras ma reine toujours et partout"
Carol se reposa dans les bras ouverts et goûta cet instant précieux ; ce n'était pas les câlins de Margot , ni les embrassades de Rindy. C'était l'invitation à une cérémonie inconnue qui la fragilisait mais , en l'occurrence ,
elle reconnut cette étrange tentation qui l'attirait comme l'attirait l'abîme au bord de cette falaise…
Thérèse , surprise de sa propre réaction , sentit la tension en Carol et choisit de s'éloigner ; elle le regretta immédiatement.
"que faisais-tu?
-oh…je réfléchissais parce que la nuit tout est différent
-c'est vrai "approuva Carol.
Oui la nuit tout est différent ; chacun se montre tel qu'il est . C'est ce qu'elle aimait…plus de compromis , plus de demi mesure. La vérité nue qui la heurtait à chaque fois ; la vérité qui , imperturbablement , était à la fois mémoire et dévoilement. Enfin c'était ce qu'elle recherchait et ne trouvait pas. Elle espérait la nuit comme un chemin de Damas mais la seule révélation qu'elle ait eue était la solitude aigüe qui la saisissait, à chaque fois qu'elle sortait de la back room.
Thérèse, notant les ombres qui fracturaient parfois les yeux gris bleu, la regardait angoissée par ce dont elle allait parler :
"étais tu sincère quand tu m'as parlé dans la salle de bain?"
Carol s'étonna et ses mains se crispèrent involontairement:
"bien sûr d'ailleurs tu sais un tel aveu; c'est une grande nouveauté pour moi. Je ne me confie jamais sauf à Rindy…quelque fois"
Puis sans calcul pour voir mieux et éclairer Thérèse :
"tu sais le lendemain du dancing j'avais promis à Margot d'aller à la ducasse et il y avait une diseuse de bonne aventure. Ça m'a toujours attiré alors je lui ai demandé de me prédire des choses…"
Thérèse rougit et posa la main sur sa poitrine attendant anxieusement le reste :
-et?" balbutia t elle involontairement tout en l' invitant à s'asseoir tandis qu'elle se saisissait d'un tabouret en formica qui gisait par terre .
"la gitane m'a parlé de vent , de pluie et de blanc...l'amour se présenterait à moi ainsi ; mais elle a aussi ajouté que je ne voudrais pas de cet amour parce que
-parce que?" Thérèse n'avait plus de jambe et le moindre contact la briserait.
La pluie le vent c'est la falaise le blanc c'est mon blouson blanc c'est Garp c'est nous c'est nous et Maria le savait
Carol s'assit donc et croisa les jambes en femme habituée à porter des jupes et des robes ; Thérèse n'avait jamais eu ce souci-là.
"parce que j'ai fait quelque chose de mal et que je ne veux pas l'assumer… tu vois tout se paie cher, très cher et cette culpabilité me poursuit jusque dans mon sommeil"
Thérèse ne savait plus où elle était et qui elle était , tout et son contraire encore et toujours.il lui fallut toute sa volonté pour dompter la rage qui montait en elle. Elle était ballotée par les vagues les plus scélérates et les plus impitoyables
Elle était un canoë perdu dans la mer en colère et Neptune allait la frapper de son trident.
"tu fais des cauchemars?" espérant une réponse claire
"oui et encore cette nuit dès que j'ai fermé les yeux
-qu'est-ce qui se passe alors?
-oh…des escaliers, des couloirs, des portes qui claquent , qui se ferment toujours…et j'ai vu un tableau noir. Je suis dans une école mais je ne la connais pas et l'atmosphère y est de plomb et les relations y sont anxiogènes…j'ai peur si peur.je suis écrasée de peur et j'étouffe
-tu aurais été harcelée ?
-non malheureusement…j'ai l'affreux pressentiment que c'était moi la méchante, moi la harceleuse"
Thérèse sursauta :
"non tu ne peux pas l'être… j'en ai trop souffert. Tu ne peux pas en être. Ce n'est pas possible…en as-tu parlé autour de toi, avec tes amies de classe?"
"non, commença Carol, jamais d'amies…avec Anne ça n'était pas possible…elle aurait été infernale et m'aurait humiliée…ça n'était vraiment pas possible…alors non pas d'amies et tu sais ça n'est peut être qu'une mauvaise interprétation …en Suisse j'étais fort surveillée et j'avais trop à faire pour m'en prendre à quelqu'un . Je me battais pour survivre, je me trompe je ne sais plus…peut-être à NY quand Anne m'a fait revenir pour me marier"
S'il pouvait exister une échelle du désespoir et du regret de un à dix , pensa Thérèse, Carol était à onze. Elle se rapprocha donc et prit le visage de Carol entre ses mains :
"je pourrais être cette amie n'est-ce pas? ? Cette amie qui t'a tant manqué et tu pourrais te confier à moi"
Carol ne répondit pas et Thérèse, sidérée de sa propre audace, retira ses mains le plus gentiment possible ; en aucun cas
Ce geste ne devait pas traduire sa déception face à ce mutisme .
Carol , les sourcils froncés et guettant une faiblesse ,rattrapa les mains de Thérèse et les garda dans les siennes :
"tu pourrais être mon amie ; mais ce n'est pas ce que tu cherches , n'est-ce pas?"
Le regard de Thérèse délaissant les yeux gris bleus inquisiteurs ,se posa sur ses mains délicieusement emprisonnées; elle aimait ce dialogue si vrai et si profond… mais la tentation , l'anticipation de ce qui pourrait arriver…maîtriser ,cacher, dompter, dissimuler…patienter toujours et encore:
"c'est vrai…mais je veux être aussi ton amie…n'être que ta maîtresse ne me suffira pas…"
Terminant sa phrase Thérèse préféra ne pas relever la tête (je mens)…être sa maîtresse serait déjà tellement extraordinaire…pas sûr que ça lui aille car la goûter une fois ne lui suffirait pas; elle voudrait toujours plus et être quelqu'un à ses yeux.
. Elle n'était plus un être humain au physique complexe tissé d'interactions entre tous ses organes ; elle était réduite aux battements de son cœur qui ne lui obéissait plus et qui lui chuchotait "vas-y , touche la , avance tes pions, sois toi enfin"
Elle retira ses mains pour capter et étreindre à son tour les longues mains fines qui l'avaient toujours charmée :
"tu as des belles mains comme celles de mon père ; j'ai celles de ma maman petites et carrées…pas grave…ce qui est petit est joli , ce qui est grand est charmant"
Fallait-il vraiment parler ? Certains moments se suffisaient à eux-mêmes .
Thérèse, consciente de ce médiocre décor éclairé par la lumière crue du néon, aurait voulu être dans la chambre à l'œil de bœuf seul cadre digne de cet amour immense qui débordait de tout son être et qu'elle combattait en cette occurrence précise parce qu'elle sentait Carol tentée oui mais encore hésitante prête à se retirer, capable encore de al foudroyer d'un regard froid.
Carol se leva , ôta ses mains du doux carcan qui les emprisonnait et de sa voix la plus douce et la plus neutre possible sonna la fin de la récréation:
"je crois que nous ferions mieux d'aller nous coucher ; c'est plus raisonnable n'est-ce pas?"
Déjà vaincue Thérèse suivit le mouvement , redoutant l'au revoir , mais osa sa main sur l'épaule de Carol:
"tu ne m'embrasses pas?...tantôt tu flirtais assez directement non?"
Carol tourna légèrement la tête , le regard gris et froid sur les contours , et murmura :
"non…pas encore…tiens j'ai donc flirté avec toi?...c'est vrai…reporte toi à ce que j'ai dit dans la salle de bains"
Puis, coupant court à toute réaction de Thérèse, elle lui saisit la main et y posa un baiser léger , consolateur, voire un brin ironique:
"bonne nuit chèrie"
Thérèse , émergeant peu de son état de sidération ,sut que le chemin serait long, tortueux et plein d’embûches ; elle attendit donc que Carol se recoucha, n’espéra rien et se retint de claquer la porte.
Assise sur son lit étroit, elle se sourit à elle-même ; de la colère oui mais plus de désespoir... Carol serpentait toujours sur le flanc d’une falaise et elle frôlait le vide et ce sera Thérèse qui la sauvera encore et toujours... parce que c’est leur destin.
Elle se coucha en chantonnant le refrain d’une de ses chansons préférées :
Nous étions jeunes et larges d’épaules
Bandits joyeux , insolents et drôles
On attendait que la mort nous frôle
Sur la route, encore sur la route
Le sommeil la surprit au deuxième couplet.