
Chapter 19
Carol hocha la tête:
« donc je résume vous ne vous entendez pas avec votre frère, vous adorez votre mère, vous voulez qu’elle soit pas loin de chez vous et vous payez les dettes de votre père et votre frère vous a déconseillé d’être homosexuelle alors qu’il l’est »
Carol se mordit la langue ; ce qu’elle avait entendu n’était pas drôle . Elle avait vu toutes les nuances de la colère, de la déception , de la rage et , surtout, de l’amour immense que Thérèse portait à sa mère... une affection , un attachement qu’elle aurait voulu tant sentir de la part de la sienne. Mais s’approcher du malheur d’autrui n’était une chose habituelle
parce que sa propre souffrance l’avait coupée émotionnellement du reste du monde... Ses yeux bleus se nuancèrent de gris et elle capta le regard de Thérèse:
« excusez-moi Thérèse. Je résume tout cela en quelques mots alors que c’est votre vie... vous m’avez bouleversé et votre frère est impardonnable »
Thérèse baissa la tête. C’était la première fois qu’elle se confiait à une inconnue , pas une inconnue à quelqu’un dont elle craignait le jugement . La verrait-elle faible et incapable? Quelle image lui donnait elle de sa famille?
Elle mit du vague dans ses yeux et passa la main dans ses cheveux:
« et comme son psy lui a dit que maman était responsable il a embrayé là-dessus et ça a été la bagarre... je ne l’ai jamais aimé ; il la méprise tellement... c’est un... un jour il a essayé de la frapper , je me suis interposée... toujours les mêmes histoires. Les séances chez le psy ont coûté cher et il n’a pas arrêter d’emprunter auprès de mes parents, j’ai du arrêter mes études ; de toute façon je n’aimais pas le milieu estudiantin ...
-pourquoi?
-les garçons infatués d’eux-mêmes et les filles étaient fascinées par eux... je n’étais pas comme elles et ce sentiment n’a cessé de croître en moi pour tant de raisons. J’avais su m’imposer au lycée mais en fac c’était différent... Il n’était pas question de rentrer dans le moule... cependant pour des raisons que je ne m’explique pas j’ai cédé à la norme et je me suis fiancée pendant trois ans... On ne s’entendait qu’au lit enfin surtout lui parce que moi c’était plus comme un... sujet d’expérience... tous les dimanches je mangeais avec sa famille et il est parti faire son service militaire en Allemagne... J’avais fait l’impasse sur les femmes et tout le monde était content.
-que s’est-il passé alors? »
L’étonnement de Carol grandissait au fur et à mesure des confidences de Thérèse ; Elle perdait donc un de ses arguments secrets. Cette jeune femme avait cédé , elle aussi, au conformisme ambiant...
« c’est moi qui ait rompu quand il m’a dit qu’il désirait une autre femme ... j’ai rompu tout de suite.. et puis j’ai appris qu’il revenait d’Allemagne sans me le dire ... sa famille était au courant... je ne pouvais plus rester avec lui... un dans sa splendeur et moi une vraie imbécile... Ma version mec était terminé... sauf une fois ou plusieurs.... »
Carol était... fascinée par l’aisance avec laquelle Thérèse se livrait. Elle avait donc fréquenté plus d’hommes qu’elle... non il y avait les hommes du week-end... pourquoi les avait-elle déjà oubliés si vite? .
Ce qu’elle avait fait avant ne comptait plus. Carol se jugea pitoyable et désespérée... tout ce qu’elle avait fait n’était que cela : du vent , de l’inconsistant. Sa vie ne serait -elle qu’une comédie écrite par un écrivain médiocre et jouée par une mauvaise actrice ?
Elle admira secrètement le courage de cette jeune femme parce qu’elle n’avait jamais eu le courage de quitter Harge. Elle et Rindy s’étaient quelque fois déchirées à ce propos et sa meilleure défense était que, si elle avait divorcé, elle n’aurait jamais eu Margot , leur petit soleil.
Carol ne savait même pas s’expliquer pourquoi elle était restée avec Harge? La réponse était peut-être par une certaine habitude de la souffrance et la protection qu’elle prodigue... la souffrance de Thérèse lui servait de miroir et ce fut une révélation. Comment gérer tout ça?
Thérèse avait fantasmé tant de choses , tant de situations depuis sa rencontre, sa vraie rencontre avec Carol qu’elle ne savait plus quoi faire; être aussi impuissante et faible devant le sujet de ses obsessions la démolissait.
Thérèse ne calculait plus , elle se sentait si nue, si vulnérable ; elle se leva brutalement. Encore une fois l’impression d’être rien pas seulement vis-à-vis de Carol mais vis-à-vis du monde... vite reprendre pied et effacer cette faiblesse...
Elle voulait donner d’elle une apparence sereine mais tout n’était que mensonge ... il fallait parler , dire la vérité, tout lui expliquer....
Il avait deux trous rouge au côté droit
« Quand je vous voyais dans les dancings je ne pouvais pas vous juger parce que j’ai fait pareil... on peut nous traiter de tous les noms nous faisons ce que nous croyons nécessaire et puis on se trompe ou pas... c’est tout... mais je ne m’adapterais jamais au monde , je suis ce que je suis ... c’est lui qui doit s’adapter à moi »
Carol goûta le plaisir de ces discussions ; cette journée avait été vraiment particulière. Elle avait été elle-même tous le long de ces heures ; mais la plénitude elle l’avait connue quand Thérèse était là. Et ça avait commencé quand elle lui avait saisi la main au bord de la falaise ou quand elle l’avait vue le dimanche matin... difficile de situer exactement la naissance d’un sentiment dont elle ne connaissait pas les rouages. Pour l’instant c’était l’admiration qui dominait... Thérèse était forte et fragile une combinaison qu’aimait Carol.
Elles se retrouvèrent face à face traversées par leurs désordres secrets et Thérèse s'approcha de Carol et respira profondément :
"vous ne portez pas toujours le même parfum n'est-ce pas?"
"tiens vous l'avez remarqué….je ne peux rien vous cacher…celui-ci c'est Nahéma un Guerlain fait pour Catherine Deneuve
-quand vous sortez c'est Opium n'est ce pas?
-j'ai l'impression d'être totalement transparente à vos yeux… venez près de moi…la crise est passée?"
Elle se rassit plus près qu'avant de Carol qui ne put s'empêcher de poser une main nonchalante sur l'épaule de Thérèse:
"avez-vous une amie? Un amour?"
Pourquoi lui demandes tu cela?
"Gaëlle...j'aime bien aussi son mari Daniel…elle sait presque tout de moi …c'est une amie formidable et je dois tenir compte qu'elle a une vie de famille… l'amour ? oui j'ai…un projet en devenir"
Thérèse ne savait quel ton donner à ses paroles .. L'audace mesurée de Carol ou l'innocence ? Comment osait-elle lui poser cette question là …
Un amour? Bien sûr que j'en ai un ; il me faudra juste t'ouvrir les yeux à ton rythme…
Elle n'était pas encore bien avec Carol … le désir pas exprimé, l'incertitude quant à la nature de leur relation le devenir de cette relation; Carol , encore étourdie par les vérités qui lui perçaient le cœur, saisit cette implicite retenue et n'alla pas plus loin. Rassurée Thérèse continua:
"maman est très gentille mais elle a besoin d'un environnement sûr… un rien suffit à la faire basculer. De son vivant papa avait choisi de l'interner parce qu'elle l'avait menacé d'un couteau ; il avait le chic pour faire comme si il ne voyait rien et comme si il n'entendait rien. Sa passivité a poussé maman dans ses retranchements; c'est vrai que je me suis souvent révoltée contre son ..indifférence colossale et tranquille…ne pas être aimée de sa mère a fissuré toute sa vie, se disant Thérèse trouva le regard de Carol, et mon père n'a rien fait...rien du tout. Tout cela le dépassait alors il évitait tout"
Parce que cela s'appliquait aussi à Carol, Thérèse en fut blessée.
Par ces paroles Carol se retrouva projetée dans le passé…la faiblesse de son père. Elle s'y était soumise comme une fatalité. Pendant que Thérèse se livrait Carol revécut sa propre existence rythmée par le même genre d'horreur qu'avait éprouvée Jacqueline.
Comme les mères ont le pouvoir d'influencer le destin de leurs enfants…en bien ou en mal…je dois toujours penser à mes filles…mais rester aussi maîtresse de mon destin…je veux être moi-même…et plus une pâte à modeler dans les mains de quelqu'un qui me déteste…
Toujours choquée elle releva la tête :
"que pensez-vous qu'il ait pu se passer?"
Thérèse n'avait pas besoin que Carol lui parle ; elle avait saisi la nature de sa pensée.
Les bêtes traquées ont toutes le même regard.
"bah le voisin m'a parlé de déshydratation …ça ne m'étonne pas. Heureusement qu'ils ne l'ont pas internée d'office…je sais que ça la tuerait. Mais je pense qu'il y a du avoir autre chose…comme un coup de fil de Dominique. Tu sais je l'ai empêché de la frapper mais contre les mots qui blessent je ne peux rien faire quand je ne suis pas là…c'est pour ça qu'elle doit vivre avec moi ou, du moins, prés de moi. Là où j'habite c'est provisoire et pas confortable"
Elle omit volontairement de parler de la fois où elle avait trouvé sa maman recroquevillée dans un coin et son père levant les bras au ciel ; elle lui avait demandé de changer leur numéro de téléphone. Il n'avait jamais répondu.
S'aimaient -ils encore? Était-ce une routine? L'habitude d'avoir à la même heure le repas servi , la lessive du lundi, le repassage du mardi, le poisson du vendredi?
"à quoi pensez-vous Thérèse?
-au temps qui passe , détruit ,ronge et à ceux qui s'en foutent"
Alors Carol passa encore la main sur la joue de Thérèse qui plongea les yeux dans le regard bleu et ce fut encore une fois
Carol qui retira sa main alors que Thérèse avançait la sienne ne rencontrant que du vide :
"désolée Thérèse j'ai quelque fois l'impression d'avoir une enfant perdue devant moi"
Deux trous rouge au côté droit
Thérèse retira immédiatement sa main, Carol l'avait-elle remarqué?, et essaya de maîtriser les hauts et les bas de ces sensations qui la traversaient encore et encore:
"je ne suis pas perdue … juste sidérée par la cruauté des gens; pas dans un acte unique mais par la répétition de petites blessures qui restent , qui s'ouvrent et qui ,jamais, ne se cicatriseront… c'est ainsi que Dominique a agit …comme ma grand-mère maternelle…dans ses moments de douleur maman me disait qu'elle et mon frère avaient les mêmes yeux"
La tristesse de Thérèse sidéra elle aussi Carol :
"venez dans mes bras Thérèse …vous êtes fortes mais …
-oui" lâcha Thérèse affaiblie par ce qu'elle avait raconté et vécu mais touchée au cœur par la bonté de Carol.
Thérèse s'y blottit et , de suite , mémorisa tout ce qu'elle sentait, ressentait pour plus tard , pour les moments de solitude qui allaient venir sans aucun doute…
Cette fois-ci la détresse et l'impuissance annihilèrent en elle le désir qui la dominait dans leur rencontre et elle s'abandonna cœur et âme en cet instant sublime. c'était bien Thérèse qui cherchait une consolation, un réconfort , une tendresse qui lui manquaient depuis si longtemps. C'était au tour de Carol de donner.
Carol adora ce moment qui la rendait indispensable , inévitable à quelqu'un qui n'était pas de son sang ; elle le goûta goulûment , avidement car elle savait qu'une fois encore une ombre en elle allait se lever pour lui ordonner d'arrêter…elle eut la volonté de ne pas écouter et se laissa aller , elle aussi, au plaisir simple de l'instant présent.
C'est ainsi qu'elle pénétra dans un monde inconnu fait de perceptions inédites ; elle garda Thérèse dans ses bras et laissa l'étrange vague qui la couvrit peu à peu. Et pensive elle passa doucement ses mains dans les cheveux châtain.
Elle pensa à la fois où , pendant le voyage autour du monde avec ses filles, sur une plage d'Australie elle avait fait du surf avec un moniteur . La découverte de cette cathédrale d'eau , ce monde marin qui s'ouvrait à elle…elle était revenue sur la plage …c'était le début de sa vraie naissance…c'est là qu'elle prit goût à la vie, là aussi qu'elle se découvrit
Libérée de l'oppression et prête à tout pour rattraper le temps perdu…
Le soir , après avoir couché ses filles, elle s'éclipsa discrétement et s'offrit à un jeune homme qui la draguait ouvertement…Ça n'avait pas été Austerlitz mais pas non plus Waterloo…elle composa donc avec l'espèce de frémissement qui la parcourait quand un homme posait les mains sur elle et qui ne durait pas…un pétard mouillé.
Mais en cette occurrence son corps se mit à réagir et à lui dire une vérité qu'elle écarta d'un sourire en même temps qu'elle s'écartait de Thérèse. Une deuxième renaissance? Elle durcit gentiment le regard pour effacer toute ambiguïté , pour éloigner le chaos qui éclatait dans sa tête:
"mais tout cela ne me dit pas pourquoi on ne se voit pas demain" dit Carol , les yeux encore capiteux ,en reculant ce qui permit à Thérèse d'admirer la courbe parfaite du haut des cuisses aux épaules ; le désir lui revint décuplé par cette vision parfaite, encore imprégnée de son parfum…Il lui sembla être ailleurs …plus rien n'avait d'importance que ces épaules et cette chevelure blonde. Elle saisit un moment fugace où Carol semblait en diapason avec elle… Mais il fallait répondre:
"je vais aller la rejoindre dès demain matin et trouver une solution pour la ramener ici le plus vite possible…l'étage de la boulangerie est en bon état
-la boulangerie?"
Carol serait la première personne étrangère à qui elle exposerait le projet qui la liait à Gaëlle et à son mari.
" Gaëlle est une boulangère passionnée et nous voulons faire retrouver à notre future clientèle le goût du vrai pain."
Alors on reprend le commerce de Monsieur Dumont qui est parti à la retraite…si ça marche on achètera la propriété mais pour l'instant Mme Dumont nous la loue
-vous m'étonnerez toujours Thérèse…vous voulez vous enrichir?
Le visage de Thérèse s'illumina d'un grand sourire :
"non ce n'est pas notre but….on veut juste pouvoir en vivre. Carol ..on a cette idée parce que le vrai pain disparaît peu à peu. Partout dans les supermarchés, chez beaucoup de petits boulangers c'est soit du congelé soit des mélanges de farine distribués par les minoteries qui donnent un pain déjà rassis le jour même…on veut le goût du vrai pain…d'ailleurs on a déjà décidé que les pains qui nous resteraient de la veille seraient vendus le lendemain moins cher… et puis, comme on est pas très loin du Mont des Cats on ramassera la clientèle de passage en leur fournissant du pain mais on fera aussi une sorte de table d'hôte avec des soupes et des desserts….enfin si la boulangerie se développe…."
Tout le long de son récit Thérèse avait le regard ouvert et heureux. Carol ne répondit pas ; elle se sentait faible. Qu'était-elle à côté de Thérèse? Quand s'était elle lancée dans une aventure ? N'avait elle pas , encore une fois, suivi le chemin qu'on lui avait montré? …
Je suis belle et alors? Je suis riche et alors? Je pèse moins que cette jeune femme , je suis moins que cette jeune femme…je suis une mère mais suis je moi-même? Mes enfants me valorisent mais ma valeur personnelle que vaut -elle?
Subjuguée elle regarda Thérèse , ses grands yeux marrons , sa bouche délicatement ourlée, le rosé de ses joues.
" vous êtes étonnantes si loin de ce que je m'imaginais et vous n'en êtes que plus intrigantes…tiens ,vous êtes vous déjà maquillée?" Carol s'en voulut du ton un peu condescendant qu'elle avait utilisé…un réflexe de classe , de défense.
"non jamais ; enfin si , une fois, pour faire plaisir à Richard… on s'est disputés parce que ça n'était pas moi… on n'a pas baisé pendant une semaine et , finalement, je me suis rendu compte que je ne l'avais jamais aimé…Alleluia !!!!"
Le rire de Carol surprit Thérèse qui apprécia ce soudain laisser aller …décidément cette femme avait tout pour elle
Et ce fut le premier rire partagé par les deux femmes ; Carol sentit sa gêne se dissiper et elle se prit à envisager qu'elle valait elle aussi quelque chose… l'éclat dans les yeux de Thérèse valait toutes les perles du monde.
Mais l'heure avançait et il fallait rompre le charme. Ce fut à Thérèse que revint l'honneur d'interrompre cet impromptu
"Carol malheureusement je dois partir"
Et elles rentrèrent toutes les deux vers la maison riant et souriant. Sous les yeux de Carol Thérèse traversa la maison , ramassa son casque pour prendre la route qui la conduirait aux Sables où tant de choses devaient se faire.
Elle en connaissait le chemin et y aller de nuit ne la dérangeait pas mais la pluie oui.
Elle avait fini de fermer son blouson, de vérifier les boucles de ses bottes quand Carol descendit enfin les marches du perron. Elle avait pris le temps de réfléchir …. Thérèse se retourna pour apprécier le dernier pas qui révélait une jambe finement galbée :
"vous allez vraiment partir maintenant?
-je le veux … elle ne peut pas rester seule…et puis je crains que ne vienne Dominique qui la briserait encore une fois"
Carol croisa les bras pour ne pas enlacer Thérèse. Tout lui semblait nouveau ; elle se sentait comme Alice au Pays
Des merveilles sauf que rien n'y était merveilleux mais dangereux et fascinant..
.du bout du pied elle joua avec les graviers réfléchissant à ce qu'elle allait dire et proposer.
"je dois partir" fit Thérèse pour s'en convaincre.
Il semblait à Carol qu'elle jouait un jeu de hasard ; elle ne savait pas si elle voulait gagner et quelle en était la récompense. Elle se lança :
"Thérèse il y a la petite maison du concierge ; je l'avais fait restaurer pour faire une chambre d'hôte mais j'ai changé d'avis. Votre mère pourrait s'y installer en attendant ; la maison est déjà meublée"
Thérèse , qui projetait déjà son itinéraire, ne mit pas son casque;
"maman peut payer un loyer'" lâcha-t-elle brusquement
"pour l'instant on ne parle pas de ça ; je vais vous dépanner …on discutera des détails plus tard…Et il y a autre chose"
Thérèse était fatiguée ; toute la journée elle s'était battue contre l'envie de prendre la main de Carol et de la porter à ses lèvres…et Carol était si proche:
"je vous écoute
-vous voulez partir maintenant; s'il vous plaît ne le faites pas . On annonce des orages très violents…attends demain s'il te plaît
"non rentrer chez moi va encore me faire faire un détour"
Carol savait qu'elle marchait sur des œufs mais elle voulait aider son chevalier ; alors elle posa une main sur les épaules recouvertes de cuir blanc :
"dormez ici et partez demain de bonne heure ; vous avez l'air exténué"
Quoi dormir chez Carol? Encore de la tentation mais certainement du ravissement . Thérèse ferma brièvement les yeux
Et prit sa décision:
"vous me parlez comme maman …mais vous avez raison …je suis fatiguée à la perspective de ce qui m'attend maman à faire revenir par le train ce qui veut dire aller et retour et aller et retour. Il y a ce déménagement à préparer. Ma participation à la boulangerie…je ne penserais plus à moi avant longtemps…mais malgré tout je suis heureuse . Je trace mon avenir et ….
-je vous propose ceci : vous dormez ici , demain vous appelez votre maman. Moi , demain, j'ai un rendez vous professionnel vers 10 heures …nous pourrons partir après en voiture et ramener votre maman dans la petite maison ..
Qu'en dites-vous?"
Thérèse ne répondit pas. Tout allait si vite…
Les enveloppant la nuit s'étirait lentement ; la pénombre obscurcissait le paysage et accentuait le frottement du cuir, le bruit des pas sur le gravier et le bruissement du coton soyeux de la robe de Carol.
La nuit n'était plus entre chien et loup mais entre loup et loup-garou.
Elle tourna le dos à sa moto et se dirigea vers Carol…curieusement elle était toujours plus franche habillée en cuir plutôt qu'en jean. C'était inexplicable mais ça l'était. Elle fixa intensément Carol qui répondit à son regard.
Elle fit un pas, la poitrine de Carol se souleva plus vite… elle ne savait pas ce qu'elle faisait mais elle en avait envie et tant pis …advienne que pourra.
"regardez et sentez , commença Thérèse, ne trouvez- vous pas que l'on devrait pouvoir fixer cet instant magique où la nuit prend possession de tout?"
Une fois encore la complexité de cette jeune femme , tissée de colère d'ambition et…d'amour…parce que ,oui, Carol ressentait ce camaïeu de sentiments si proches les uns des autres … oui cette jeune femme complexe devenait si…attractive…que Carol se figea par crainte de faire quelque chose qu'elle regretterait tout de suite.
Elle était comme dans un rêve, voyant le monde à travers une fenêtre embuée , un monde vu à travers un filtre qui en gommait toutes les aspérités… elle espéra encore un pas de Thérèse…
Mais Thérèse s'arrêta et Carol devait cacher la confusion évidente que trahissait sa soudaine perte d'équilibre…Thérèse la rattrapa tout en ne la quittant pas des yeux :
"tu es poète?
-pas du tout même si, en fin d'adolescence, j'ai écouté Léon Ferré chantant Verlaine et Rimbaud et puis , bien entendu, Barbara surtout elle… cette poésie n'a cessé de m'entourer tout le long de mes études
-des poètes n'est-ce pas? Verlaine et Rimbaud..
- Oui ..un couple d'ailleurs…mais il est vrai que certaines circonstances m'amènent à ce genre de réflexions"
Carol je ne peux pas te dire combien je voudrais que Chronos s'arrête maintenant , tout de suite , figées dans le temps à jamais
"par exemple? ,"continua Carol
Thérèse se jeta à l'eau :
"je voudrais que le temps s'arrête
-pourquoi?
-parce que ce moment est parfait et qu’il est fait par nous et pour nous »
Carol ne répondit pas mais une partie d’elle-même était en accord avec le discours de Thérèse.
La jeune femme tenait toujours la main de Carol et les deux y refirent attention ; elles se dégagèrent doucement l’une de l’autre comme à regret.
« Carol j’accepte votre proposition
-bien ... mais il y a une condition
-laquelle? Je paye l’essence bien entendu »
Carol éclata de rire:
« non mais sérieusement? Il ne s’agit pas du tout de cela....je veux que tu me tutoies à la française
-à la française ... ok mais tu sais ce que ça autorise et ce que ça signifie?
-à peu près... je suis en danger?
-c’est toi qui le dis... pourquoi du danger? » et elle lui fit un clin d’œil.
Thérèse descendit le perron pour mettre à l’abri sa moto dans le garage et en ôta les sacoches pour les mettre à l’intérieur... retournant vers la maison elle ne put s’empêcher d’admirer la silhouette qui patientait sur le seuil
puis elle monta quatre à quatre les marches déjà constellées de grosses gouttes, rentra à l’intérieur
puis Carol , rieuse et heureuse sans explication, referma la porte de la maison de maître déjà chantante sous la pluie battante; elle eut , une fois encore, la sensation d’un autre ailleurs, de possibilités.
Mais le toucher de sa cicatrice agit comme un chasse-rêve ; si elle s' écarta très vite de cet ailleurs elle ne s'empêcha pas d'en savourer l'instantanée et éphémère douceur.