
Chapter 15
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Thérèse se raidit d'un coup. Peut-être serait ce un atout de lui expliquer qui elle était vraiment sans mentir ou dissimuler
Il fallait introduire le doute dans la pensée rigide qui dominait les actes de Carol.
Et dans le chemin qu'elle lui montrait les indices, les pensées qui traînent seraient autant d'aides qui la conduiraient vers elle ; obscures auxiliaires si nécessaires dans ce duo qui ne devait pas tourner au duel.
Elle avait été blessée par ce que Carol avait dit quand elles s'étaient rencontrées le lendemain. Ça n'était pas venu tout de suite : mais le jugement lapidaire et bref qui avait émis à son égard était annonciateur de difficultés.
Carol qui avait souffert s'était conformée à ce qu'on attendait d'elle dans un besoin évident de reconnaissance.
Thérèse avait pris le sens inverse dans le seul but d'être elle-même.
Carol avait choisi la facilité ; quant à Thérèse…
"je veux bien, commença Thérèse, mais vous m'avez déjà jugé implicitement"
Carol la regarda de biais:
"non mais je suis si intriguée… mais à votre physique on voit ce que vous êtes…c'est déjà un début d'explication…avez-vous déjà connu des hommes? Au moins essayer"
Le cœur de Thérèse battait à tout rompre; elle ne savait que répondre , navrée de sentir tous les préjugés qu'elle allait affronter. Elle en avait l'habitude mais que cela vienne de quelqu'un qu'elle aimait sans grand espoir en changeait la donne. C'était encore plus blessant . Mais elle décida de passer dessus, souffla un bon coup et répondit:
"oh le physique ….ça ne veut rien dire… vous êtes blonde alors vous êtes une écervelée aux yeux de tous belle mais bête...oui j'ai couché avec des mecs ; j'ai fait avec eux tout ce qu'il était possible de faire sans la moindre culpabilité…je les désarmais complétement….leur sexe n'a aucun secret pour moi ..mais il m'ennuie"
Carol en fut choquée mais saisit la leçon ; cette jeune femme savait se défendre. De plus elle l'avait prévenue de ne pas se fier aux apparences. Carol , l'hétéro auto-proclamée qui s'était forcée à faire certaines choses pour un certain résultat, en savait moins sur les hommes que Thérèse. Il ne faut jamais se fier aux apparences.
Elle continua :
"vous dire que je n'aimais pas les poupées, que j'aimais me battre et que je dominais les garçons du quartier?
...ça ne signifie rien . J'avais des copines qui étaient comme moi et qui sont mariées…
ça n'est pas un choix parce que franchement se faire harceler dans les rues , se faire traiter de gouine quand vous vous promenez avec votre maman et que vous faites tout pour qu'elle n'entende rien , avoir peur quelque fois , se prendre un coup de poing parce que vous sortez d'une boîte lesbienne avec une fille aux cheveux longs , avoir une sexualité qu'il faut réprimer sans arrêt , déguiser ses élans et briser ce qu'on a envie de dire ou de faire,
faire l'amour avec des filles qu'on n'aime pas vraiment mais qui sont disponibles alors vous les baisez en pensant q'un jour peut-être vous tomberez sur celle qu'il vous faut et , là aussi, c'est un pari parce que vous ne savez pas la réaction de l'autre…non ça n'est pas un choix…"
Elle fit une pause :
"Et vous, vous sauriez me dire pourquoi vous aimez les hommes?"
Carol était mal à l'aise :
"c'est plus compliqué que ça" en fait elle ne savait pas … ce que venait de dire Thérèse l'avait…assommée. Par ses questions et ses maladresses c'était elle qui était affaiblie.
Il fallait réagir et c'est Thérèse qui se leva la première pour soulager Carol d'un poids qu'elle ne savait clairement pas gérer:
"je ne peux pas expliquer ce que vous me demandez …pourquoi quelqu'un est-il gaucher ou droitier? Je ne sais pas , il ne le sait pas…votre réponse amène d'autres questions…sérieusement je ne vous ai jamais vu sourire en boîte … vous ne débordiez pas de bonheur...pas perverse, dans la normalité… mais pas heureuse…mais qu'importe"
Elle fut consciente de la dureté de sa réponse mais elle le regretta en voyant l'affaissement des splendides épaules si carrées en d'autres circonstances . Accablée par son manque d'arguments et par une vérité qui faisait jour dans cet échange étrange ,Carol murmura avec peine :
"excusez moi Thérèse je ne sais pas pourquoi je vous demande cela ; après tout c'est une route différente et qui suis-je moi pour en discuter? "
Thérèse , incapable d'affronter ce regard perdu , passa derrière Carol et posa les mains sur ses épaules :
"je suis trop dure avec vous….excusez moi pour ce que je viens de dire...mais tout est plein de contradictions;
pourquoi j'aime les femmes?... Il y au moins un argument si simple, si vrai, si clair…"
Elle prit une forte respiration , mit une pression plus légère sur des épaules frémissantes et reprit:
"Le corps de la femme m'émeut, j'aime la courbe du cou qui entraîne vers les seins qui remplissent mes mains, le ventre si doux sur lequel j'aime poser la tête et , comme un feu d'artifice , comme une apogée , le sexe dont l'odeur m'enivre, les courbes et les creux…cette odeur que je retrouve à la marée descendante ou dans les rochers qui bordent le bas de la falaise…tout ça est tellement beau…pourquoi cette splendeur devrait être réservée aux hommes….voient ils cette beauté? L'honorent ils? Ils ne pensent qu'à eux…"
Thérèse parlait peut-être à Carol mais elle se parlait aussi à elle-même…elle s'était tellement livrée qu'elle s'écroula près de Carol qui vit les larmes mouiller les yeux bruns de reconnaissance et d'un simple bonheur trouvé par ces mots bruts et libres.
Thérèse , dans son plaidoyer , avait perdu toute timidité .
"Regardez moi Carol…parce qu'ils pensent naturellement que cette beauté leur est dévolue, réservée…c'est tout…ça leur est du…je les connais parce que, rassurez vous, j'ai essayé plutôt deux fois qu'une ; je sais ce qu'ils aiment….mais leurs corps ,même musclés, ne me plaisent pas …je n'aime pas les angles droits , je préfèrerais toujours les courbes…rien que les courbes"
Carol avait pris ces paroles en plein cœur; elle n'avait jamais entendu un tel discours. Les hommes qu'elle avait fréquentés ne lui avaient pas dit le centième de ce qu'elle avait entendu. Comment était-ce possible? Parce que , quoiqu'on dise, ça n'est pas naturel…seul l'homme peut rendre grâce à la femme non? L'homme aime-t-il vraiment la femme ou lui sert-elle à s'accomplir et à s'accoupler ?
Il n'y a que lui qui en saisisse la complexité non? Quoique la complexité n'était pas vraiment de la partie dans ses relations avec le monde masculin….Elle pouvait toucher du doigt des choses, des pensées qui se formaient et qu'elle avait toujours profondément niées?
Reconnaître tout cela n'était pas possible , elle avait comme un blocage , quelque chose d'insurmontable …alors
ce délicieux moment si fugace disparut aussi vite qu'il était venu…non Carol ne pouvait pas et ne voulait pas .
Elle reconnut aussi qu'elle n'aurait jamais su expliquer pour les hommes…leur physique…Elle n'aimait que la force du moins c'était toujours ce qu'elle se racontait.
Mais il fallait garder cette jeune femme sensible et déroutante , la garder comme une amie qu'elle n'avait jamais eu.ce serait à elle de signifier implicitement et explicitement les limites de cette amitié… mais comment limiter un sentiment aussi inconnu? Carol se faisait l'effet d'un explorateur en terre inconnue qui voulait en définir les qualités et les limites, ce qui était acceptable et ce qui ne l'était pas… c'était une étrange déclaration d'amour dont les accents frappèrent Carol au cœur… mais elles ne devraient plus se retrouver seules ensemble...d'abord et avant tout.
Elle s'essuya les mains sur le pantalon de jogging.
Thérèse remarqua chez Carol d'infinies rétractations ; la froideur allait arriver.il fallait s'y habituer , c'est tout.
Carol se leva et Thérèse s'écarta, résignée. S'ouvrir ainsi était-ce la bonne chose? Elle n'était , à son grand dam, ni stratège, ni tacticienne…seulement une jeune femme encore toute ébahie de sa propre audace.
"parfait le soleil est là….je vais vous laisser tranquille…mes filles doivent s'inquiéter" lançant un sourire froid et poli.
Le regard de Thérèse s'éteignit ; la vie normale reprenait son cours. Les regards s'évitèrent pas pour les mêmes raisons.
"vous êtes garée loin?
-oui mais je suis venue à pied , je repars à pied..
-attendez on va aller en moto très doucement vous n'aurez pas peur. ..J'ai un casque supplémentaire au cas où
-tu es vraiment mon chevalier servant… mon Lancelot?"
Thérèse ironisa :"peut-être Galaad l'amour courtois , éthéré…Guenièvre a trompé son mari avec Lancelot, malgré l'épée entre eux…est ce un bon exemple?"
-je suis veuve Thérèse"
L'arrogance de Thérèse s'effondra:
"je suis désolée …je ne voulais pas
-ne le soyez pas…mais quelque soit votre nom vous êtes mon chevalier servant"
Et dans un geste venant du cœur et inattendu pour toutes les deux , Carol caressa la joue de Thérèse.
"oh…je….
-chut…ne gâche rien" ce qui fut dit avec le plus chaleureux des regards qui interloqua complétement Thérèse.
Carol ne contrôlait plus rien ni les paroles ni les gestes. Il fallait partir absolument et rompre l'enchantement.
Il ne fallait pas alimenter un espoir sans fond et blesser Thérèse. Il devrait toujours y avoir quelqu'un avec elles…
Elle retira vite sa main comme brûlée et Thérèse en fut…
giflée, clouée au sol mais heureuse , profondément heureuse…par ce qu'elle avait vu l'espace d'une seconde…la Carol qu'elle voulait , gisait cachée par des mensonges et des faux-semblants. Il fallait persévérer , c'est tout.
La petite maison se remplit soudainement de lumière , sonnant le glas de cet étrange entretien. Les nuages noirs s'éloignaient , le soleil perça et écrasa tout…tout ce qui avait été dit avait disparu et tout était à refaire. Thérèse jeta un coup d'œil sur la table…l'ébauche de quelque chose s'évanouissait…l'épiphanie serait pour plus tard
Il fallait remplir l'espace , occuper le vide , chasser l'incroyable.
Thérèse , un peu trop vite , un peu trop nerveusement prit un sac plastique et y fourra les affaires trempées de Carol ; En quelque sorte la vie banale reprenait son cours..
Carol récupéra la ceinture de sa robe et s'en ceignit pour faire ressortir le tshirt…aussi pour dissimuler le petit ventre qui apparaissait quand elle se relâchait.
Thérèse ne put qu'admirer la silhouette qui se dessinait sous ses yeux, ce qui n'échappa pas à Carol; c'était étrange d'être ainsi admirée par une jeune femme.
Les deux femmes sortirent ; Thérèse aida Carol qui bataillait avec son casque. Ce fut l'occasion de sourire et de lui
Expliquer qu'il fallait d'abord réunir ses cheveux et mettre le casque ensuite… Puis un pied par terre et l'autre le reposoir elle demanda à Carol de la rejoindre en lui expliquant bien comment faire afin de ne pas déséquilibrer le tout.
"bon Carol tu te tiens à moi et je démarre doucement…n'oublie sur une moto passager et conducteur ne font qu'un seul"
Carol hocha de la tête . Elle s'accrocha à Thérèse encore hantée par leurs échanges ,qui se concentra sur la conduite car elle sentait à peine les mains de Carol accrochées à ses hanches.
La moto s'en alla doucement comme à regret . La randonnée fut brève et si douce ; Carol ressassait déjà tout ce qui avait été dit ; elle n'était plus la même alors que tout avait été à peine effleuré….Thérèse était la pierre qui caressait le dos de l'étang mais les ricochets avaient créé chez Carol la nécessité de savoir et de la connaître encore mieux.
Thérèse, qui pensait à rien et évaluait tout, repéra vite la voiture rouge. Elle stoppa et fit signe à Carol qu'elle pouvait descendre.
" on va se revoir?...j'ai adoré nos échanges…et puis je dois vous rendre vos affaires…quand pouvez vous venir?"
Thérèse savait que ce serait dur et pas sûr du tout mais il fallait essayer et surtout la revoir encore et encore.
"quand vous pouvez Carol…"
tout de suite , maintenant , suivez moi
Elle avait mis la béquille latérale pour caler la moto et raccrocher le casque dans lequel traînait déjà un cheveu blond…non blanc… elle n'entendait plus rien…
"alors demain midi? Ça vous va?"
Thérèse hésita ; elle voyait déjà se dessiner l'engrenage fatal qui la mènerait où?? Mais il était impossible de ne pas tout affronter pour retrouver Carol.
"ok demain midi".
Toute colère , toute rage l'avait quittées…seul restait le désespoir de ne plus avoir Carol chez elle ; les larmes vinrent si vite qu'elle ne put démarrer tout de suite; elle attendit que doucement le calme revint pour rentrer calmement chez elle. Rentrer sans elle la cassait déjà. Il lui aurait fallu une épée pour s'étendre dessus et calmer la soudaine impétuosité
qui bousculait tout son être…
La seule lueur d'espoir était ce geste de Carol si spontané qu'elle en était surprise elle-même ; à chaque échange il y avait une autre Carol. Un kaléidoscope dans lequel Thérèse devait trouve son bonheur…enfin son bien être.
Comme Thérèse ne bougeait pas Carol ressortit de sa voiture et posa la main sur le bras ganté de Thérèse :
"je n'ai jamais eu une telle conversation de toute ma vie…je n'ai jamais connu ça et je ne me suis jamais sentie aussi bien"
Elle porta les mains à sa poitrine :
"vous êtes vraiment…très spéciale…mais je ne suis pas celle que vous espérez…je veux vous garder comme amie"
Thérèse hocha la tête et ne dit rien ; elle prenait les caresses et les coups…elle ne les esquivait pas
"Carol quoique vous fassiez , quoique vous disiez…je serais toujours là pour vous… vous m'avez montré vos failles mais je voulais vous dire maintenant que maman m'a sauvé de la cruauté et du harcèlement d'une religieuse et , pour ce faire, elle a attaqué de front une famille, celle de mon père, qui voulait l'en empêcher….elle l'a payé cher mais elle ne l'a jamais regretté… on peut toujours sortir de sa prison…pour un bon motif… passez une bonne soirée"
Puis elle démarra doucement n'en pouvant plus. Mais Carol la rattrapa :
"quel âge avez-vous Thérèse?
-29 ans en novembre…et vous?
-41 …vous ne les faites pas ; je vous croyais plus jeune"
Thérèse , casquée, pouvait cacher ses émotions :
"ça change quelque chose?" et redémarra sans attendre la réponse.
Elle eut le sentiment d'un dieu moqueur qui les observait, elles, deux points lointains au bord d'une falaise
Et qui se riait des maladresses et des préjugés des humains pour une chose aussi simple et aussi compliqué que l'amour et ses tenants et aboutissants… elle en ressentit aussitôt l'injustice.
Carol la suivit d'un regard inquiet et protecteur puis retourna à sa voiture. Elle jeta un coup d'œil à son rétroviseur ;
29 ans ..ouf elle est plus âgée que Rindy …tant mieux…pourquoi tant mieux?
J'aurais dû peut-être l'embrasser …c'est une coutume, ici, de s'embrasser entre amis quand on se quitte
Contrairement à son habitude elle roula doucement ; un étrange bien-être l’envahit et elle en goûta l’intensité...
Était-ce l’effet Thérèse? Ou l’effet j’entame quelque chose de si mystérieux ? Pourquoi ce bien-être malgré ces échanges un peu heurtés???. c’est ça se sentir aimée? Un mélange d’attraction et de peur? Et à propos de sa maman que voulait elle signifier ? On peut toujours sortir de sa prison.
La certitude de Carol était : quoique ce soit ça ne sera pas, ça n’existera pas. Déjà triste elle accéléra ....elle ne le pouvait pas , c’était un interdit qui venait de si loin , quelque chose de saumâtre qui corrodait toute sa vie ....
Et puis ses filles, comment le prendraient-elles?... trop de questions dans la tête.
Pourquoi lui ai-je caressé la joue? ... c’était si doux... qu’est-ce qui m’a pris? Ça venait d’où?