
Chapter 5
Thérèse se réveilla et écarta le voilage léger qui la protégeait du soleil; encore la vision de la mer à perte de vue lui réchauffa le cœur ; elle avait faim de beauté et elle était rassasiée en se gavant de ce spectacle changeant.
La beauté était un élément essentiel de sa vie et elle choisissait les objets et les êtres vivants par ce critère-là
On pourrait la croire futile mais elle n'ignorait pas que la beauté se paie d'une façon ou de l'autre.
Toutes les beautés portaient en elles leurs tragédies.
Elle avait eu le coup de foudre pour son Garp, qui se laissait mourir de faim depuis la mort de sa maîtresse et , nuit et jour, elle s'était battue pour le sauver.
et "Elle"…d'y penser lui serrait la poitrine. Elle eut encore et encore le sentiment qu'elle se trouvait devant une montagne à gravier si haute et elle n'avait que ses mains comme seule aide…ses mains.
Se lancer un tel défi était si risqué ; elle ne supportait pas le rejet .Sa vie sentimentale était jonchée d'échecs et de malentendus .
Les fiançailles avec Richard …quel temps perdu…trois ans…
Ses amours pitoyables avec les filles …. Une amitié amoureuse qui s'était terminée en cul de sac
Cette Jackie rencontrée à Londres pour deux semaines d'un amour heurté et chaotique.
Et maintenant le désert … elle avait tant besoin de quelqu'un à aimer , à protéger pour être aimée et protégée.
Quelqu'un qui ne devait pas se fier aux apparences et comprendre combien le doute et l'insécurité avaient tissé en elle une anxiété permanente…son manque de confiance en elle minait toutes ses relations sentimentales et la laissait désarmée trop souvent. Il lui était difficile de réfléchir quand elle aimait; là était sa vulnérabilité.
Le travail de sape des harcèlements qu'elle avait subi continuait en dépit de tout l'amour que lui donnait sa maman.
La veille elle était sortie dans les clubs belges qu'elle connaissait où se retrouvaient les filles comme elles….les gouines… les goudous etc…Elle en éprouvait à chaque fois comme un pincement au cœur ….elle détestait tous ces noms qui la qualifiaient…elle préférait homosexuelle ou lesbienne.
Dans le milieu homo elle se sentait aussi déplacée qu'ailleurs…elle faisait de la moto mais ce n'est pas parce qu'elle était vêtue de cuir qu'elle se considérait comme un jules …pas du tout l'habit n'avait jamais fait le moine.
Elle avait dû se battre à chaque fois pour s'imposer. On pouvait être une femme dans le milieu des motards mais en tant que passagère…on pouvait sortir en moto dans le milieu gay mais il fallait correspondre à l'image…pas autrement.
Dans son milieu professionnel c'était plus facile mais il fallait se blinder, toujours se blinder.
Elle avait à chaque fois l'intuition qu'elle représentait une menace pour les hommes et pour les jules…
et c'était épuisant . Elle devait se cacher dans tous les milieux qu'elle fréquentait et c'était épuisant
En conséquence elle roulait souvent seule , ne prenait jamais de passager et ne draguait pas dans les clubs. Tout y était trop éphémère. Elle ne voulait pas faire de mal et ne pas entretenir de malentendus.
Ça avait été une journée étrange surtout la fin de mâtinée . Voir cette femme , l’avoir à portée de main avait alimenté toute sa journée. Elle ne savait plus ce qui s’était passé après cette étrange rencontre. Qu’avait-elle fait? Par où était-elle passée? Elle n’en avait plus aucun souvenir. Sauf cette image incroyable de cette robe blanche virevoltant au vent mauvais... zut encore une fois Verlaine.
Parce qu’il fallait s’occuper l’esprit elle commença son pain ;c’était une occupation qu’elle aimait parce que ça lui vidait l’esprit. Tout en pétrissant le pain qui cuirait demain dans le four de la fermière qui lui louait cette petite maison en front de mer, elle écouta une fois encore Léo Ferré chantant Verlaine... elle se remémora ces douces complaintes qui lui berçaient et perçaient le cœur. Ce n’est pas qu’elle était maso... mais la mélancholie était une partie d’elle-même...
le sentiment aigu d’aborder la trentaine sans savoir ce qu’elle ferait de sa vie , ce sentiment ne la quittait pas. Son métier
Dans la banque ne lui plaisait pas même si elle était bien payée. L’idée de Jeannette lui offrait une possibilité et cela faisait longtemps que cette idée la séduisait.
Elle savait qu’elle voulait autre chose dans sa vie aussi en ce qui concerne son métier. Elle était à la croisée des chemins sans savoir quelle direction prendre , sans pouvoir reculer non plus.
Ce soir , une fois encore, elle sortirait pour la voir... alors qu’elle savait attendre patiemment la fin de semaine pour voir sa belle inconnue et ainsi maitriser son impatience. Tout avait changé depuis ce matin. La voir en vrai avait tout changé et ça aussi il fallait le gérer....elle termina son pétrissage en écoutant Patti Smith « Horses ».
De l’énergie c’est toujours bon à prendre....surtout en écoutant « Gloria » G.L.O.R.I.A.
Ensuite elle se prépara un peu plus soigneusement que d'habitude par respect pour "Elle".
Un jean noir et un polo Lacoste vert anglais et des Doc assorties mais toujours son blouson de cuir blanc qu'elle mettrait
Aux vestiaires. "ELLE" ne devait pas avoir la possibilité de faire le rapprochement avec le motard de ce matin. Elle nettoya la courte brosse à cheveux qui était toujours dans sa boîte à outils , tellement nécessaire avec le casque intégral qui écrasait les cheveux. Puis un rien d'Habit Rouge et elle s'en alla après un dernier câlin à Garp qui s'éloigna comme un prince.
Elle s'arrêta devant un café minable où toutes les filles étaient attablées ; elles étaient simples et Thérèse s'ennuyait parfois de leurs conversations. Mais elle aimait les entendre parler des filles parce qu'en fait tout le monde cherchait la même chose.
Geneviève arriva peu de temps après et s'installa le plus prés possible de Thérèse qui lui fit un accueil amical sans plus.
"tu vas bien…tu as maigri
-oui et toi…je ne pense pas
-ça va ….tu vas sortir tantôt?
-oui après l'Inco
-comme d'habitude"
Thérèse savait les sentiments que lui portait Geneviève et elle les esquivait en essayant de ne pas la blesser
C'était la solution facile à son problème mais elle ne l'aimait pas et , de toutes les façons, elle était incapable de faire l'amour à quelqu'un qu'elle n'aimait pas… les autres lesbiennes l'appelaient "la vierge d'acier"
La soirée s'était terminé dans un grand dancing de l'autre côté de la frontière ;.
et là bas tout le monde était acceptée et elles avaient débarqué et tout le monde était cool…mais quelque chose s'était passé.
Chacune des filles avait établi le plan qui devait lui permettre de ne pas rentrer seule.
Thérèse n'en avait aucun parce qu'elle rentrait toujours seule . Il lui était parfois si difficile de s'en tenir à la rigueur qu'elle s'imposait. elle ne voulait pas être une de ces séductrices au féminin qui brisaient les cœurs et passaient vite à autre chose.
Le désir de serrer un corps de femme contre elle, une femme qu'elle aimerait ou pas était si fort . Le besoin de se plonger dans des courbes et des hanches la rongeait ; ce manque la révoltait. Dans ces moments elle haïssait le pouvoir des hommes et leur facilité à croire que toutes les femmes étaient faites pour eux et rien que pour eux.
L'équation parfaite entre son désir et son destin était représentée par "Elle"…
mais il y avait si loin de la coupe aux lèvres.
"Elle" arriva enfin dans sa Porsche rouge ; Thérèse la vit traverser un groupe et se retourner vers une fille et se retourner. … comme elle aurait voulu intervenir pour la sauver , la ramener chez elle….elle eut le pressentiment que quelque chose allait se passer , à moins qu'elle n'ait créé de toute pièce cette projection.
Elle sentit le vertige l'atteindre .
Après quelques minutes de discussion avec ses copines elles mirent le pied dans le hangar.
Thérèse avait beau s'intéresser à ces filles elle se sentait si différente et elle n'avait toujours pas tranché : snobisme ou manque d'assurance?.
Cet immense dancing était comme un havre de tolérance pour tous les homosexuels des deux côtés de la frontière ; mais pour tout le monde ce qui comptait c'était danser…et les couples de toute sorte pouvaient vivre une sorte de troisième dimension qui n'était pas permise ailleurs.
Dona Summer invitait tout le monde sur la piste pour un slow très chaud. Thérèse ne voulait pas danser bien que Geneviève la dévora des yeux…elle savait qu'elle ne l'aimait pas d'amour et ne voulait pas lui donner de l'espoir. Elle s'abstint donc.
Elle rejoignit donc celles qui ne dansaient pas et termina son verre de Périer avec ses copines. Elle ne buvait jamais quand elle sortait car elle tenait à sa moto et à sa vie ; sa sobriété était légendaire
Son attention fut attirée par un mouvement de foule… la voilà…tout le monde laissa le passage à un couple fascinant…un GI noir gigantesque et une femme splendide.. …elle avait devant la quintessence de l'hétérosexualité…
"ELLE" était là. Tout à fait différente de la femme rencontrée il y a quelques heures…
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime,
Et qui n'est, chaque fois, ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, et m'aime et me comprend.
Les vers de Verlaine lui revenaient à l'esprit , comme une mantra pour conjurer le mauvais sort
M'aimera-t-elle un jour? Me comprendra-t-elle un jour?
Quand elle la voyait elle ne savait plus penser par elle-même ; lui revenaient alors les poèmes qui avaient marqué son adolescence. Le seul moyen qu'elle avait de résister était d'intellectualiser ces conflits, d'imaginer que d'autres avaient connu les mêmes problèmes et les avait vaincus. Mais tout cela restait de la théorie…
Cette femme absolument canon était vêtue d'une robe rouge moulante avec des boutons devant et les chaussures assorties ; elle était blonde , mais la couleur des yeux? Impossible de saisir son regard.
Difficile à dire…elle n'avait su en saisir la nuance plus tôt dans la journée, mais toujours aussi redoutablement sexy….intéressée que par les mecs évidement mais Thérèse ne l'avait pas quittée des yeux ; d'ailleurs ses copines l'avaient charriée..."c'est la mante religieuse…rien à foutre de nous" entendit elle. Elle la voyait à chaque sortie ; elle ne venait en fait que pour la voir.
Il émanait de cette femme une telle séduction qu'à chaque fois et d'abord à son corps défendant , elle en vivait la puissance attractive de plus en plus.il lui venait alors des fantasmes et des envies qui la frappaient si forts ; du plus loin qu'elle s'en souvienne , elle n'avait jamais connu une telle séduction et elle en était la victime plus que consentante..
Mais une partie d'elle-même ne voulait pas réduire cette femme à sa seule beauté.
Elle reconnut , une fois encore, combien la beauté des femmes influence leur vie. C'était injuste pour celles qui étaient juste mignonnes ou , au pire, des cas ..banales..
Cela faisait des semaines qu'elle suivait l'inconnue sur la piste de danse ; des heures passées à la regarder cachée dans la foule des danseurs. Elle connaissait tout de cette femme…ses habitudes , ce qu'elle buvait , à qui elle parlait et où elle allait : en fait elle ne buvait pas jamais d'alcool, elle draguait les mecs sans aucune gêne,
elle fréquentait la backroom et , chaque fois qu'elle en sortait, commandait un café lait sucre…
Certaines soirées elle s'amusait à narguer les copines de Thérèse et à danser si près du groupe.
Alors à ces moments là Thérèse s'éloignait , si navrée de voir sa déesse se conduire…si mal.
Rêver de sortir et surtout de rentrer avec cette femme relevait de l'impossible…
je sais qu'elle existe , sait elle que je suis là? Je souffre quand elle est là et j'ai mal quand elle n'y est pas
Je veux qu'elle me regarde mais je l'évite soigneusement.
Et , à chaque fois , elle se lançait un défi:
au bout de la deuxième chanson de Donna Summer je lui parle…merde c'est fini…bon après deux chansons de Barry White
C'était un pari qui avait juste le mérite d'exister et la malédiction de n'être pas respecté….
Thérèse connaissait tous ses gestes et ses tics… enfin de loin; parce qu'elle ne s'était jamais rapprochée trop prés ne faisant pas comme Icare …s'approcher de cette femme lunaire était un danger , voire une menace pour Thérèse.
S'approcher et s'y brûler … ce ne fut qu'après des soirées d'observation qu'elle changea de qualificatif ; cette femme n'était pas solaire… elle avait la pâleur de la lune et sa fatalité ; les hommes qui l'approchaient ne le faisaient qu'une seule fois et elle était intouchable.
Elle avait déjà admiré la ligne impeccable, l'élégance , le charisme évident. C'était son objectif secret depuis des semaines… Bien sûr à cause de l'obscurité elle ne pouvait voir qu'un chignon blond qui se défaisait lentement comme Dona Summer se défaisait dans sa chanson…le blond et le rouge s'épousaient en une rythmique fatale que suivaient des hanches suggestives. Ces musiques d'il y a plus de 20 ans là étaient intemporelles et revenaient souvent à la programmation des clubs.
C'est pour des femmes comme celle là que Thérèse était venue au monde.
Il était difficile de supporter qu'un homme serre aussi fort une femme aussi belle devant ses yeux…mais elle se régala quand même …la beauté est si subjective n'est ce pas? Mais aussi cruelle et arrogante.
Mais , naturellement et fatalement, elle ne regardait que la femme . L'obscurité fendue seulement des scintillements des boules à facettes et des lasers elle la guetta ; elle observa aussi les réactions de la foule…elle y vit admiration convoitise et mépris. Elle s'en agaça alors que, quoiqu'elle fasse, cette femme était unique et insupportable.
Elle en avait eu la confirmation il y a quelques heures. Elle se retint de s'approcher pour lui dire qu'elle connaissait son secret.
Cependant , ne la quittant pas des yeux, elle capta dans la gestuelle et l'allure de cette femme des failles, des arrêts, voire des absences…comme lorsqu'on fixe des dessins géométriques d'autres dessins apparaissent…une autre femme était apparue et c'est ce qui avait scotché Thérèse ; elle ne l'avait pas remarqué les autres fois…Leurs regards se croisèrent et Thérèse eut une intuition…un être vulnérable et plus séduisant encore. Il fallait agir, se faire remarquer ; elle ne la verrait sans doute plus jamais et elle devait lui dire ce qu'elle avait vu.
C'était ça elle était faible et vulnérable et tout ce que Thérèse avait vu jusque là n'était que duperie ; derrière ce strass et
Ces provocations il y avait un être vulnérable et accessible… peut-être…il fallait porte l'estocade maintenant sinon ce serait le torero qui serait touché.
Ce fut à ce moment donné que Thérèse sut qu'elle l'aimait…une deuxième confirmation dans la journée.
C'était comme un évidence , un message subliminal qu'elle devait délivrer sous la même forme…elle savait ce qu'elle allait faire. Mais elle hésita longtemps…le temps de cette si longue chanson qui incitait à l'amour.
Ce fut une valse hésitation ; elle fit un pas en avant, deux pas en arrière. Elle décida de ne pas y aller mais l'impression de solitude et de tristesse l'avait tant saisie que le taire n'était pas possible; elle voulait être remarquée par cette femme. Elle rejeta le remords pour éviter le regret. Elle serra ses poings très forts et jouer quitte ou double.
Lorsque la femme en rouge avait cessé de danser pour se diriger avec son partenaire vers la back room se faire baiser , Thérèse était allée au devant d’elle. ...
Elle s’imagina casquée, bardée cuir , les gants à la main... Elle était Lancelot et allait sauver Genièvre
Ses pieds s’enfonçaient dans de la ouate et ils pesaient une tonne ....
Ses pieds s’enfonçaient dans des sables mouvants et ses jambes étaient du coton. Elle n’entendait plus rien, elle ne voyait plus rien... Elle devait simplement marcher droit devant. « Elle » ne bougeait plus.
Alors Thérèse fendit la foule l’odorat aux aguets , posa une main sur son épaule pour l’accrocher
, lui parla et s’en alla.
La femme se retourna et Thérèse était déjà loin , libérée et sidérée ,
sachant ce qu’ils allaient faire.
Elle avait noté des yeux gris bleu captés à la lueur d’un laser... inoubliables dans un visage triangulaire et adouci par quelques plis comme une défaite mais si fascinant; elle sut qu’ils la poursuivraient longtemps... déjà ... comme quelque chose de fatal et d’inscrit.