
L'homme au nom d'étoile
Affalé sur une chaise en plastique inconfortable à l’une des tables du mess, le colonel Jack O’Neill venait de terminer sa deuxième part de gâteau au chocolat et soupira profondément, se sentant lourd d’avoir trop mangé. Il se tapota distraitement l’estomac puis décida de redescendre à l’infirmerie pour voir s’il y avait du nouveau.
Leur étrange hôte s’était réveillé un peu plus tôt dans la journée mais Teal’c avait été obligé de l’assommer avec une décharge Zat’nik’tel, une arme de poing Goa’uld.
Il emprunta l’ascenseur au bout du couloir puis remonta du niveau vingt-deux au niveau vingt-et-un. Le Dr Fraiser avait placé ce drôle d’intrus dans l’une des salles d’isolement avec baie d’observation, et c’est là que se rendit le colonel. Sans surprise, Teal’c se tenait debout devant la vitre, les bras croisés dans le dos, l’air solennel.
En plus d’être grand et taillé comme une armoire à glace, Teal’c avait le don de mettre mal à l’aise tous ceux qui le rencontraient pour la première fois avec son regard fixe et son expression peu avenante. Mais ce n’était qu’une façade.
Bien qu’il eût l’air d’être plus jeune qu’O’Neill, il était en réalité âgé de plus de cent ans. Car Teal’c n’était pas un homme ordinaire : c’était un Jaffa. Une race d’êtres humains génétiquement modifiés voilà des millénaires pour servir d’incubateur aux jeunes larves Goa’uld.
Avant la création des Jaffa, les symbiotes Goa’uld avaient peu de chances de survivre à l’implantation dans un hôte humain ; le corps des Jaffa, qui portaient les larves dans une poche ventrale jusqu’à leur maturité, leur permettait de s’adapter à la physionomie humaine sans avoir à en prendre le contrôle.
Les enfants Jaffa recevaient leur première larve lors d’une cérémonie appelée Prim’tah, lorsqu’ils atteignaient l’adolescence. Le Goa’uld remplaçait alors leur système immunitaire, procurant aux Jaffa force et longévité, mais les rendant impitoyablement dépendant des symbiotes pour leur survie. Un médicament appelé Trétonine avait néanmoins été récemment découvert, et Teal’c ne portait plus de symbiote Goa’uld en son sein. En revanche, il conservait la marque d’or pur et indélébile incrustée sur son front chauve par le Grand Maître Goa’uld Apophis, à l’époque où Teal’c était encore son esclave.
O’Neill s’approcha de son coéquipier et vint se placer à ses côtés, les mains dans les poches de son uniforme kaki de cet air insolent qu’il affichait toujours, même en présence de ses supérieurs.
-Il est toujours dans les vapes, ou est-ce que vous l’avez encore zaté ? demanda-t-il en jetant un coup d’œil de biais à Teal’c.
-Il n’a pas encore repris connaissance, répondit simplement le Jaffa de sa voix lente et profonde.
-Mouais, fit O’Neill en se focalisant à nouveau sur l’étranger endormi sur son lit d’hôpital, dans la pièce en contrebas.
Il y eut un moment de silence, puis des bruits de pas dans le couloir se firent soudain entendre.
-Mon colonel, salua la nouvelle venue.
-Major, dit O’Neill.
Le major Samantha Carter était sans doute la tête chercheuse la plus sexy du SGC. Elle avait le milieu de la trentaine, les cheveux blonds coupés courts et d’intenses yeux bleus. Et en plus d’être jolie et intelligente, c’était une scientifique accomplie et un soldat hors pair. Bien qu’il refusât de se l’avouer à lui-même, O’Neill avait un faible pour elle depuis le premier jour, mais la hiérarchie militaire lui interdisait de songer à ce genre de choses.
-Alors ? Vous avez trouvé ce qui a coincé l’iris ? interrogea-t-il pour chasser ses pensées peu avouables.
-Non, toujours pas, admit-elle à contrecœur. Nous avons fait deux fois le diagnostic complet de la Porte, mais sans résultat.
La Porte des Étoiles était un artefact extraterrestre trouvé à Gizeh par des archéologues en 1928, et qui permettait de se déplacer d’une planète à l’autre via un vortex. Elle ressemblait à un anneau gigantesque au centre duquel se formait « l’horizon des évènements », la surface visible du vortex à l’allure de piscine verticale.
Ne s’étant pas fait que des amis lors de leurs missions d’explorations, les membres du SGC avaient fabriqué un « iris », une sorte de bouclier rétractable qu’ils pouvaient ouvrir et fermer à volonté pour empêcher ou autoriser l’arrivée de voyageurs extraterrestres. Pour lui permettre de les distinguer, le SGC avait distribué à ses alliés des boîtiers à code appelés « GDO », qui aidaient à les identifier grâce à un signal leur étant spécifiquement attribué. Lorsqu’ils avaient un doute sur l’identité d’un voyageur en approche, les membres du SGC avaient pour ordre de garder l’iris fermé, ce qui impliquait la mort de celui qui le heurtait de plein fouet.
Lorsque cet étrange individu en robe avait débarqué quelques heures plus tôt, le technicien de garde avait vainement tenté de refermer l’iris. De tels disfonctionnements arrivaient de temps à autre, mais Carter réussissait toujours à trouver la source du problème. Par exemple, quelques années plus tôt, ils avaient été infiltrés par une race d’aliens que l’œil humain ne pouvait pas percevoir mais qui pouvait interagir avec leur environnement. Ils avaient évité la catastrophe de peu cette fois-là, et avaient depuis installé un scanner à paume pour s’assurer que seul les membres du personnel autorisés seraient capables d’ouvrir l’iris.
Le fait que le major ne sache pas d’où venait la panne n’était pas seulement ennuyeux, mais constituait un danger pour la sécurité de la base et de la planète Terre toute entière.
-Continuez de chercher, insista O’Neill.
-À vos ordres, acquiesça la jeune femme avant de sortir de la pièce.
Le colonel la suivit du regard tandis qu’elle s’éloignait, mais fut bientôt perturbé dans la contemplation de son postérieur musclé lorsque le Dr Fraiser les appela par l’interphone.
-Il s’est réveillé, déclara-t-elle simplement.
-Bon, fit O’Neill en adressant un sourire pincé à Teal’c. On dirait que c’est à mon tour…
-En effet, répondit Teal’c.
Là-dessus, le Jaffa haussa un sourcil lourd de sens et s’inclina respectueusement.
O’Neill sortit de la baie d’observation et tomba sur le quatrième et dernier membre de son équipe dans le couloir.
-J’ai manqué quelque chose ? s’enquit Daniel Jackson.
Le Dr Jackson était l’archéologue qui avait compris le fonctionnement de la Porte des Étoiles et permis la mise en œuvre du programme Stargate. Lui aussi avait dans les trente-cinq ans et l’air d’être toujours surpris de voir qu’il vivait au milieu d’autres personnes. En fait, il donnait toujours l’impression d’être extirpé de profondes pensées dès qu’on lui parlait. O’Neill se souvenait de leur première rencontre : il n’avait eu que du mépris pour ce rat de bibliothèque. Mais les années aidant, il était devenu l’un de ses plus proches amis.
-Il vient de se réveiller, répondit le colonel, je descendais justement l’interroger.
-Vous voulez que je vous accompagne ? proposa Daniel.
-Je vais d’abord tenter ma chance tout seul, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
À ces mots, O’Neill s’avança vers la porte coulissante de la salle d’isolement et l’ouvrit grâce à son badge d’accès, laissant l’égyptologue seul dans le couloir.
-Euh…. D’accord… l’entendit-il dire derrière lui. Je suis dans la baie d’observation, si vous avez besoin de moi ! ajouta-t-il d’une voix plus forte.
Pour toute réponse, O’Neill agita la main d’un geste vague.
Il fourra son badge dans le fond de la poche de son pantalon militaire juste au moment de passer la porte et entra d’un pas assuré dans la salle d’isolement. L’étranger avait tourné la tête vers lui en l’entendant approcher et le toisait à présent avec méfiance de ses yeux gris anthracite. On aurait dit qu’il pouvait lire jusque dans son âme et ce constat mis l’officier mal à l’aise, bien qu’il gardât une expression parfaitement stoïque.
-Bonjour, dit-il. Je me présente, colonel Jack O’Neill de l’armée de l’air des États-Unis d’Amérique.
-Des États-Unis d’Amérique ? répéta l’homme d’un air sincèrement étonné.
-C’est comme ça que s’appelle ce pays, expliqua le colonel. Le plus beau de la planète Terre, si vous voulez mon avis.
Contre toute attente, l’étranger ricana.
-Vous ne me croyez pas ? s’étonna le colonel. Ah, oui, évidemment… ajouta-t-il en jetant un regard circulaire à la pièce. Quand on voit cet endroit, c’est sûr, il y a de quoi avoir des doutes, mais il y a vraiment des coins très sympas, calmes et reposants. Personnellement, je vous conseillerais le Minnesota.
Il marqua une pause. Son interlocuteur le dévisageait à présent d’un air éberlué et O’Neill prit alors le temps de l’observer.
L’homme devait avoir dans les âges de Carter et Daniel. Les apparences sont parfois trompeuses, se rappela-t-il alors en pensant à Teal’c. Ses cheveux bruns emmêlés lui tombaient sur les épaules et une barbe mal entretenue lui mangeait le visage. O’Neill ignorait d’où l’inconnu venait, ni ce qu’il avait dû traverser mais une chose était certaine : il était trop maigre pour sa carrure et n’avait pas toujours dû manger à sa faim.
-Et vous, comment vous vous appelez ? reprit-il au bout d’un moment.
Il s’était efforcé de parler d’un ton sympathique et encourageant mais le visage de l’étranger se renfrogna encore un peu plus.
-Bon, écoutez, poursuivit O’Neill en appuyant ses propos d’un geste de la main. Nous ne sommes pas belliqueux et essayons toujours de venir en aide à ceux qui en ont besoin, dans la mesure où nous le pouvons. Si vous avez besoin d’aide, vous n’avez qu’à le dire ! Mais attention ! Ce n’est pas parce que nous sommes serviables que nous sommes idiots ou vulnérables, et si vous représentez une menace, nous le découvrirons forcément à un moment ou un autre, alors je vous déconseille de tenter quoi que ce soit que vous pourriez regretter.
Un lourd silence accueillit ce discours.
-Dites-moi au moins votre nom ! s’impatienta l’officier. Je vous ai bien dit le mien !
-Euh… Jack… appela Daniel par l’interphone, depuis l’autre côté de la baie vitrée.
-Sirius, murmura l’inconnu.
-Pardon ? fit O’Neill en se penchant vers lui.
-Sirius, répéta l’homme. C’est mon nom.
L’étranger avait l’air on ne peut plus sérieux, pourtant cette réponse avait quelque chose de surprenant.
-Ah oui ? s’étonna l’officier en haussant les sourcils. C’est le nom d’une étoile. La plus brillante de la constellation du Canis Major.
Il fallait dire qu’au-delà de ses voyages par la Porte des Étoiles, Jack O’Neill avait toujours été un grand passionné d’astronomie et il avait installé un télescope d’une excellente qualité sur le toit de sa maison perdue dans la forêt, au bord du lac où il allait pêcher, à des kilomètres des voisins les plus proches.
Voyant que le dénommé Sirius s’était à nouveau muré dans le silence, O’Neill décida de voir s’il pouvait le faire parler davantage.
-Dites-moi… commença-t-il en s’installant sur un tabouret qui se trouvait là. Comment avez-vous fait pour maintenir notre iris ouvert ? C’est normalement impossible, alors nous sommes curieux, vous comprenez ?
Sirius fronça les sourcils mais ne répondit pas. O’Neill eut alors un doute : refusait-il simplement de parler, ou ne savait-il pas de quoi il parlait ?
-Et cette espèce de… bout de bois… qu’on a trouvé sur vous, poursuivit-il. Qu’est-ce que c’est ? Une arme ? Un genre de bouclier de protection ? Comment ça marche ?
-Rendez-la-moi, répondit brusquement Sirius.
-Ça, je ne crois pas, non, répliqua O’Neill d’un ton catégorique.
-Rendez-la-moi, insista Sirius.
Il avait parlé d’un ton plus menaçant, les lèvres retroussées dans un rictus, tel un chien qui montre les crocs. Mais O’Neill ne se laissa nullement impressionner. Il en avait vu d’autres !
-Sinon quoi ? demanda-t-il de façon volontairement provocatrice.
À ces mots, Sirius se redressa vivement, tirant sur les lanières de cuir qui le retenaient attaché au lit.
Il poussa soudain un hurlement déchirant tandis que l’électrocardiogramme s’affolait à son tour dans une série de bips rapides et stridents.
-Colonel, écartez-vous, ordonna le Dr Fraiser d’un ton autoritaire.
Elle se précipita auprès de son patient, qu’elle força à se rallonger et ouvrit son haut de pyjama pour découvrir sa blessure. La peau de sa poitrine au niveau du cœur avait pris une teinte bleue qui n’avait rien de naturelle, laissant apparaître ses artères comme de minuscules fleuves sous-cutanés.
-Ça s’étend, constata Fraiser.
Puis, se tournant vers l’infirmier qui l’accompagnait, elle ajouta :
-Donnez-moi deux milligrammes de Lorazépam.
L’infirmier s’exécuta et Fraiser injecta le calmant dans le goutte-à-goutte de son patient.
-Ça va aller, dit-elle pour le rassurer.
Le dénommé Sirius sembla encore vouloir lutter pendant quelques secondes mais le médicament finit par faire effet et il se laissa lourdement tomber la tête sur l’oreiller, l’air hagard.
-Vous devriez le laisser se reposer, conseilla Fraiser en se tournant vers O’Neill.
-Docteur, cette blessure…
-Je ne sais toujours pas ce que c’est, admit la médecin. Et pour être honnête, s’il ne veut ou ne peut pas me le dire, alors je vais peut-être être obligée de demander à Sam d’essayer de le guérir avec l’appareil de soin Goa’uld.
-Il faut d’abord que Carter découvre ce qui cloche avec l’iris, rappela O’Neill. C’est ce qu’il y a de plus urgent.
-Dans ce cas, espérons que je trouve un remède par moi-même, soupira Fraiser d’un air résigné.