
Sombrals
- Scorpius, je suis désolée pour ta mère, avait déclaré Rose une fois que le train eut démarré et qu'ils eurent fermé la porte de leur compartiment. Je sais que tu commences à beaucoup l'entendre, mais je suis ton amie, et s'il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour toi, tu peux compter sur moi. Et je pense ne pas trop m'avancer en étendant cette possibilité à Claire et Jo.
- Merci, Rose, avait soupiré Scorpius. Je… je n'ai besoin de rien pour l'instant, mais je ne l'oublierai pas.
Depuis, aucun mot n'avait été échangé entre eux. Rose était plongée dans un livre dont Albus n'arrivait pas à déchiffrer le titre, Scorpius fixait le vide en face de lui, caressant Dot qui s'était endormie sur ses genoux, une main fermement cramponnée à celle d'Albus. Il ne trouvait rien à dire. Alors il se taisait, et, après le passage du chariot à friandises, il finit par s'endormir contre l'épaule de Scorpius, exténué. Ils n'avaient pas beaucoup dormi, la nuit précédente, pourtant les deux garçons n'avaient pas échangé le moindre mot. Rose secoua son cousin dix minutes avant leur arrivée, et il vit que son ami s'était endormi aussi, probablement tout aussi fatigué. Les garçons se contentèrent de retirer leurs pulls avant d'enfiler leur robe de sorcier par-dessus leurs vêtements, et glissèrent les pulls dans leurs malles respectives. Scorpius déposa sa ratte dans sa boîte de transport, et celle-ci se roula en boule pour dormir, reprenant sa sieste interrompue par son maître.
- Elle dort beaucoup ces temps-ci, remarqua Albus.
- Mmh. Peut-être.
- Si ça continue, il faudra qu'on l'emmène voir le spécialiste à l'animalerie. Ou peut-être qu'on pourrait demander à Hagrid.
- Comme tu veux.
Albus soupira imperceptiblement. Il avait l'impression que Scorpius avait décidé de s'enfermer, et ce comportement l'inquiétait. Ils descendirent tous les trois du train et déposèrent leurs malles sur la pile de bagages, puis s'avancèrent vers les voitures sans chevaux. Les deux garçons s'immobilisèrent, surpris. Et effrayé, pour Scorpius.
- C'est quoi… ça… ?
- On l'a vu l'an dernier en cours, ce sont… des Sombrals, souffla Albus en s'approchant d'une des créatures attelées, impressionné.
- Mais… c'est…
- Incroyable… ils sont magnifiques, tu ne trouves pas ?
- Albus ne t'approche pas d'eux ! Paniqua Scorpius en lui prenant la main devant les élèves qui attendaient qu'ils montent dans la voiture.
- T'en fais pas, ils ne sont pas méchants, juste un peu… osseux. Et carnivores.
- Ils puent la mort…
- En même temps, ils mangent de la viande crue, hein, rappela Rose. Allez les garçons, montez, on n'a pas que ça à faire.
- Oh, tu as raison, désolé, s'excusa Albus en entraînant Scorpius avec lui dans la voiture.
Évidemment, Scorpius recommença à s'enfermer dans un silence presque oppressant. Albus ne pouvait pas lui en vouloir. Voir les Sombrals les avait forcés à voir la réalité en face, violemment. Astoria Malefoy était morte. Seuls les sorciers ayant vu la mort pouvaient voir les Sombrals, Albus était secoué, et peinait à reprendre pied au milieu des émotions qui se bousculaient en lui. Ce brutal retour à la réalité était douloureux. Mais il n'allait pas en tenir rigueur aux créatures, elles n'y étaient pour rien. Il ne verrait plus la mère de Scorpius lui sourire, avec ce regard pétillant qui semblait dire qu'elle savait absolument tout ce qu'il y avait entre eux.
Le lendemain, Scorpius était redevenu normal. C'en était presque louche, et Albus le soupçonnait de vouloir faire bonne figure. Lorsque son père lui écrivit qu'il viendrait le chercher devant les Trois Balais à Pré au Lard le samedi pour l'enterrement d'Astoria, Scorpius lui répondit au dos de sa lettre d'une écriture furieuse qu'il ne viendrait pas. Ils passèrent la journée dans la salle commune, travaillant sur les devoirs dont leurs professeurs les avaient gavés dans la semaine. Sans aucun changement dans le comportement de Scorpius. Albus trouvait cela étrange, mais ne dit rien, attendant le moment où ils seraient seuls, à l'abri des regards et oreilles indiscrètes pour interroger son ami. Mais celui-ci se contenta de lui dire qu'il allait bien, avec un sourire presque convaincant, et Albus l'avait laissé tranquille, ne souhaitant pas le faire souffrir.
Une nouvelle semaine commença, puis se termina, sans que rien ne change. Scorpius se comportait toujours comme si tout allait bien, malgré les regards inquiets de leurs amis, et ils jonglaient entre leurs cours et leurs devoirs, sans prendre le temps de chercher à comprendre. Jo et Claire étaient submergés de travail, Rose avait le regard dans le vide et marmonnait des chapitres de cours lorsqu'elle n'était pas concentrée sur autre chose, Scorpius plaisantait sur les bonhommes de neige douteux que des élèves de troisième année avaient sculptés dans le parc et qui avaient mystérieusement survécu, et Albus était dévoré par la culpabilité et l'angoisse, faisant son possible pour paraître aussi détaché que Scorpius. Le mois de Janvier se terminait lorsque Jo le coinça après le repas du midi, l'empêchant de se rendre en cours de Soin Aux Créatures Magiques.
- Albus Severus Potter, il faut qu'on parle. Suis-moi.
Il ne lui avait pas laissé le temps de protester et l'avait entraîné vers les toilettes les plus proches, les enfermant tous les deux dans une cabine avant de verrouiller et d'insonoriser leur petit espace.
- Allez, raconte.
- Non, mais tout va bien, je n'ai rien à…
- Qu'est-ce qui arrive à Scorpius alors ?
- Comment ça ?
- Quand vous êtes revenus de vacances, après le décès de sa mère, il a fait semblant d'aller bien. Bon, c'est une technique de survie comme une autre, je ne vais rien dire là-dessus. Mais pas longtemps après, c'est toi qui as commencé à… je ne sais pas, j'ai eu l'impression que tu étais rongé par quelque chose. Tu n'allais pas bien, mais pas comme à votre retour. Puis tu as commencé, je sais pas, à le cacher, comme Scorpius. Mais tu n'as jamais été doué pour ça.
- Hé, je te …
- Et même lui l'a remarqué. Sauf que, visiblement, vous avez un problème de communication. Il s'inquiète pour toi, tu t'inquiètes pour lui, et vous ne vous parlez pas.
- Facile à dire, tu ne sais pas ce que…
- Alors dis-moi. Je suis ton ami, tu es censé pouvoir te confier, non ? Ou alors tu préfères le faire quand je suis une fille ?
- Non, ça ne change rien, soupira Albus. Je m'inquiète pour lui, il essaie de nous persuader, de se persuader que tout va bien. Alors que c'est impossible. Pas avec la réaction qu'il avait eue en apprenant qu'elle avait été hospitalisée. J'ai peur que le fait qu'il se mente…
- Que ça n'aggrave les choses. Je comprends. Mais y'a pas que ça. Allez, déballe tout, je t'écoute, ordonna Jo.
- Je n'arrive pas à lui parler. J'ai essayé quand on est revenus, après quelques jours, sans témoins et il a insisté sur le fait qu'il allait bien. Il m'avait promis de ne pas… faire ça. De ne pas se cacher, avec moi…
- Ah. Je vois. Tu lui en veux, et je suppose qu'en plus tu te sens coupable de lui en vouloir ?
Incapable d'ouvrir la bouche, une boule dans la gorge, Albus hocha la tête.
- Je vais faire une autre déduction. Tu ne veux pas le forcer à admettre qu'il va mal, parce que tu ne veux pas le faire souffrir. Tout en sachant qu'il souffre déjà, et qu'il ne te laisse rien faire pour l'aider. J'ai bon ?
Nouveau hochement de tête d'Albus, les mâchoires crispées.
- Très bien, je vois le problème. Tout d'abord, tu vas me faire le plaisir d'arrêter de te retenir de pleurer, j'ai déjà vu ça dans ma vie, je te promets que je ne vais pas m'enfuir en hurlant, d'accord ? Ensuite… je suis désolé, mais il va falloir lui parler, à un moment donné. Mais pas forcément de ce qui ne va pas. Montre-lui que tu lui fais confiance, que toi, tu laisses tomber le masque quand vous êtes seuls… et il viendra vers toi de lui-même.
Albus éclata en sanglots, irrépressibles, bruyants, et Jo le serra contre lui. Il ne comprenait pas, tout s'embrouillait dans sa tête, et il n'avait plus qu'une chose en tête : il voulait voir Scorpius. Il mit de longues minutes à se calmer, tirant un trait sur le début du cours, sans même parler du fait que Jo était en retard aussi. Lorsqu'il recula finalement, reniflant bruyamment, son ami avait une moue dégoûtée en voyant la flaque de mucus sur sa robe de sorcier, et la nettoya d'un coup de baguette.
- C'est déjà mieux. Oh, et j'ai un message de Claire, aussi. Tiens, sourit le Gryffondor en lui tendant un bout de papier plié.
Albus l'ouvrit, et sentit ses yeux s'écarquiller en lisant la ligne unique du message.
"Si tu ne te réconcilies pas avec Scorpius…"
Il frissonna, et hocha la tête en essayant ses yeux.
- Compris. Dis-lui que je vais tenter un truc. Mais… je ne sais pas si ça va marcher. Qu'elle ne me tue pas tout de suite, d'accord ?
- Ça marche, ricana Jo. Mais ne tarde pas trop… allez, il faut y aller, on a des cours à rattraper. À ce soir, Albus.
Jo déverrouilla la cabine de toilettes et s'éloigna presque en courant, suivie par Albus qui fit bondir l'élève de septième année qui avait vu sortir Jo de la même cabine. Sans même s'attarder sur ce qu'il pourrait penser, Albus s'empressa de sortir du château, retrouvant ses camarades de classe près du lac, et s'approcha du professeur Hagrid.
- Bonjour professeur Hagrid, désolé pour le retard, je…
- Bonjour Albus, ne t'en fais pas, c'est… enfin ce sont des choses qui arrivent. Tu vas bien ? Demanda Hagrid d'une voix bourrue, l'entraînant à l'écart des autres élèves.
- Mieux. Mais je m'inquiète pour Scorpius. J'ai l'impression qu'il se force à aller bien… et il n'a même pas pu aller à…
- Parce qu'il s'est disputé avec son père ? C'est dommage, mais je vois bien pourquoi ils ont eu un désaccord. Drago peut être… un peu égoïste dans ses choix, même s'ils sont dirigés par l'envie de protéger ceux qu'il aime… il a toujours été comme ça, c'est difficile de changer sa nature. Et être présent à un enterrement ne veut pas forcément dire… j'étais présent à celui de mon père, puis à celui de Dumbledore, et…
- C'est vrai ! L'interrompit Albus. Oh, désolé, je ne voulais pas vous interrompre. Mais… Dumbledore a été enterré à l'école, c'est bien ça ? Vous pourriez m'emmener voir sa tombe, et me parler de l'enterrement ? Je n'ai jamais vu d'enterrement chez les sorciers, ni ailleurs, et je me demandais… comment ça se passait. Si vous êtes d'accord ?
- Oh. Oui, bien sûr, je peux t'emmener, tu veux qu'on prenne Scorpius avec nous ?
- Je vais essayer. On peut y aller samedi ?
- Hum, je dois aller faire quelques courses l'après-midi pour le potager, mais je peux vous y emmener le matin si tu veux. Neuf heures devant ma cabane ?
- D'accord, c'est parfait, merci beaucoup Hagrid ! Enfin, professeur Hagrid, corrigea Albus en rougissant avec un sourire d'excuse.
- Ne t'en fais pas pour ça. Très peu d'élèves m'appellent professeur, de toute façon, tant qu'ils me considèrent comme tel, c'est suffisant pour moi. Allez, va rejoindre tes camarades et sois attentif. Les crabes-rhinocéros sont difficiles à voir parmi les galets, et une fois leur pince refermée…
Le demi-géant le poussa doucement vers les autres élèves, puis s'approcha en quelques enjambées d'un groupe qui semblait commencer à paniquer. Albus réfléchissait, se tournant vers les galets au bord du lac pour essayer de distinguer ceux qui se déplaçaient. Il avait un plan, et était quasiment certain qu'il parviendrait à sortir Scorpius de son déni.
***
- Reste sous la cape, mais j'aimerais que tu viennes avec moi quand même, tu veux bien ?
- Pas un mot alors, marmonna Scorpius. J'aime bien Hagrid, mais je n'ai pas envie de parler aux gens aujourd'hui… fais comme si je n'étais pas là.
- T'en fais pas, tu n'auras rien à faire à part me suivre.
Scorpius hocha la tête lentement, et Albus récupéra sa cape d'invisibilité dans sa poche. Il en recouvrit son camarade, veillant attentivement à ce que rien ne dépasse, avant de relever un pan de la cape pour recouvrir sa tête. Il sentit un frôlement sur son poignet et s'immobilisa, attendant de voir ce qu'il faisait. Mais Scorpius s'éloigna légèrement, et Albus laissa retomber sa main avant de se frotter la nuque, nerveux. Puis il se détourna et s'avança hors du dortoir, comme s'il avait été seul. Il entendit les pas discrets de son ami derrière lui, et continua d'avancer, espérant qu'il le suivrait jusqu'au bout. Lorsqu'il approcha de la cabane de Hagrid, il sentit une légère traction sur sa manche, et Scorpius s'approcha pour se coller contre son dos. Albus tendit la main derrière lui et lui pressa doucement le bras, avant de frapper à la porte. Hagrid ouvrit en quelques secondes.
- Ah, Albus, bonjour ! Je vois que tu es seul, tu n'as pas réussi à convaincre Scorpius de t'accompagner, c'est dommage.
- Bonjour Hagrid, non, il n'avait pas envie de parler aux gens aujourd'hui, répondit franchement Albus. Je vous suis, on y va ?
Hagrid sourit, puis sortit de sa cabane et referma la porte, faisant signe à Albus de le suivre. Hagrid commença à raconter sa première rencontre avec Dumbledore, des dizaines d'années auparavant, lorsqu'il avait été accepté à Poudlard. Puis, le geste de générosité de l'ancien Directeur lorsque Hagrid s'était fait expulser de l'école et qu'il lui avait confié le poste de garde-chasse. Lorsqu'ils parvinrent en vue du lac, Hagrid racontait gaiement la décision de Dumbledore de lui confier le poste de Professeur de Soins aux Créatures Magiques, qui avait été l'un des plus beaux jours de sa vie. Ils s'engouffrèrent sous les premiers arbres de la Forêt Interdite, et Albus remarqua une forme sombre qui semblait les suivre derrière les arbres. Mais Hagrid jeta un œil à l'ombre et sourit, aussi Albus se détendit et le relança dans son récit, sentant toujours Scorpius juste derrière lui.
Enfin, Hagrid les guida jusqu'à la tombe de Dumbledore, à un endroit où les arbres de la Forêt Interdite plongeaient dans le lac, et Albus reconnut enfin la forme noire qui les avait suivis.
- Ah, je me disais bien que j'avais reconnu Krion. C'est le seul poulain du troupeau de Sombrals cette année, expliqua Hagrid. Mais tu peux le voir maintenant, n'est-ce pas ?
- Oui. Ça nous a beaucoup surpris en revenant à l'école…
- Je suis désolé. Tu te souviens de tes cours de cinquième année ?
- Oui, les Sombrals sont vus très négativement par les gens, mais sont très utiles, et pas agressifs, répondit Albus en tendant la main vers le poulain qui s'approcha, curieux. J'avoue que j'avais un peu peur en les voyant, mais vous nous aviez expliqué leurs habitudes, surtout que ceux de l'école sont domestiqués depuis plusieurs générations. Et vous nous aviez fait monter dessus, on les avait touchés, je savais à peu près à quoi m'attendre.
- Mais ça reste surprenant, je te l'accorde. Ton père les a utilisés en cinquième année pour aller au ministère avec des camarades. Cette fois-là, Dumbledore était en cavale, car le gouvernement de l'époque était… disons, assez aveugle, volontairement. C'est lui qui a ramené ton père et ses camarades, après l'attaque du ministère. D'ailleurs, ton père était hors de lui, furieux contre Dumbledore, il considérait que le décès de son parrain était de sa faute… enfin, ils se sont réconciliés plus tard, et lorsque Dumbledore nous a quittés… quelqu'un t'a déjà raconté cette histoire ? Demanda Hagrid, hésitant.
- Euh… non, enfin… je sais que quelqu'un l'a tué, mais…
Hagrid hocha la tête, puis prit une lente inspiration, et commença à raconter. Au fur et à mesure, Albus sentait le sang refluer de son visage. L'un des hommes à qui il devait ses prénoms avait été tué par le second. Sur ses ordres, certes, mais tout de même. Il sentit ses yeux s'humidifier, mais ne pleura pas, et Scorpius sortit la main de la cape d'invisibilité pour prendre la sienne. Hagrid enchaîna avec le récit de l'enterrement de Dumbledore, la voix vibrante d'émotions, et Albus sentit que Scorpius se cramponnait à son bras. Il entendit un premier reniflement, qui passa inaperçu, puis sentit son ami sangloter, le visage enfoui dans le creux de son cou. Albus abandonna l'idée de rester discret et glissa un bras autour des épaules de son ami, l'attirant contre lui. Scorpius jeta ses bras autour de son cou, oubliant toute retenue, tandis que leur professeur de Soin aux Créatures Magiques terminait son récit.
Hagrid resta silencieux, laissant les deux garçons tranquilles, durant de longues minutes. Puis, Albus sentit Scorpius reculer, et vit la cape glisser de sa tête.
- Merci, souffla le garçon blond en relevant la tête, plantant ses yeux rougis dans les siens.
- Tout ce que tu veux, répondit Albus dans un murmure, glissant son pouce sur la joue de son ami pour essuyer une larme. Tu as une tête horrible.
- Une tête d'enterrement ? Ricana-t-il avant de renifler bruyamment. Bonjour Hagrid. Désolé de…
- Ne t'en fais pas Scorpius, je m'en doutais, prends le temps qu'il te faudra. Ensuite… et bien, si le cœur vous en dit, je vous offre un coup à boire avant de repartir manger au château ?
- Oh. Pourquoi pas, répondit Scorpius en hochant la tête, essuyant son nez sur sa manche.
- Rassure-moi, tu ne t'es pas essuyé sur ma cape ?
- Bien sûr que non, je n'abîmerais jamais ton héritage familial, enfin !
- Bien sûr…
Hagrid éclata d'un rire tonitruant et ébouriffa les cheveux des deux garçons de ses énormes mains, avant de les entraîner sur le chemin du retour. Le demi-géant les emmena à la Tête de Sanglier, où ils n'avaient jamais été. L'endroit était vide, un peu glauque, à l'exception d'un élève de septième année qu'Albus reconnut sans peine, bien qu'il ne lui ait jamais parlé : il s'agissait du plus jeune enfant de la famille Dragonneau. Il discutait avec animation avec le patron du bar. En approchant, Albus vit ses yeux d'un bleu perçant les analyser, lui et Scorpius, avant de se diriger vers Hagrid et de reprendre le cours de sa conversation avec le garçon aux longs cheveux blonds emmêlés.
- Hagrid ! Qu'est-ce que je vous sers ?
- Bonjour Abelforth, trois hydromels s'il te plaît, ils en ont besoin, et moi aussi.
- Ils ont une sale tête. Surtout le petit Malefoy.
- Un contrecoup, je leur ai raconté l'histoire de ton frère.
- Il ne méritait pas tant, grogna le patron du bar en déposant trois verres et une bouteille sur le bar. Ça fera six mornilles et trois noises.
Avant qu'Albus et Scorpius n'aient le temps de fouiller leurs poches, Hagrid déposa la monnaie sur le comptoir et servit les trois verres, puis il fit signe aux deux Serpentard de s'asseoir au comptoir tandis qu'il restait debout. Le jeune Dragonneau semblait très inspiré pour un projet personnel, il organisait une surprise pour quelqu'un, le patron de l'auberge lui donnait son avis régulièrement, et les trois nouveaux arrivants restèrent silencieux… jusqu'à ce que leur camarade de septième année se tourne vers eux pour demander leur avis. Lorsqu'ils comprirent que leur aîné organisait un rendez-vous galant pour la saint Valentin, Scorpius bafouilla en rougissant et Albus se contenta de secouer la tête en silence, tandis que Hagrid donnait son avis avec entrain. Les deux Serpentard écoutèrent la conversation avec un intérêt poli, et au bout d'une bonne dizaine de minutes, Scorpius se pencha vers Albus.
- Hagrid a parlé du frère d'Abelforth ? Ce mec c'est le frère de Dumbledore ? Mais il n'a pas l'air si vieux que ça pourtant…
- Je suppose que vendre de l'alcool conserve, quelque part, marmonna Albus. Et oui, je crois bien que c'est son frère. Ils ont les mêmes yeux, je l'ai vu dans le tableau, dans le bureau de la Directrice.
- Tu es monté dans le bureau de la Directrice ? Quel mauvais élève, tu avais certainement fait une grosse bêtise, ricana Scorpius en le regardant droit dans les yeux. Tu avais été puni ?
- Condamné, oui. Jusqu'à la fin de ma scolarité, répondit Albus en se rapprochant de lui.
- Ah, dur.
- En effet.
- Quelle était la sentence ? Souffla le blond, soudain très proche de son visage.
- Quelque chose d'horrible. Que je n'aurais jamais fait de mon plein gré. Ça va ruiner ma vie.
- Je t'écoute ?
- Rester avec toi, ne pas te quitter des yeux un instant. Tu n'imagines pas à quel point c'est une torture pour moi.
- Oh ? Tu sais, je m'y connais un peu en torture… et je pourrais te montrer qu'il y a bien pire que ça… si tu es… intéressé.
- Montre-moi, murmura Albus, les joues cuisantes sous le regard de braise de son ami.
- Allons ailleurs, sauf si tu aimes le public ?
Albus descendit de son tabouret avec des gestes maladroits, et les deux garçons remercièrent chaleureusement Hagrid avant de prendre congé. Rapidement, Scorpius déploya la cape sur eux et glissa sa main dans la sienne, l'entraînant d'un pas vif vers le château. Il était presque redevenu comme avant. Il n'avait plus qu'une chose à faire.
***
Albus tremblait nerveusement. Il venait d'envoyer son parchemin ensorcelé, plié en avion de papier, vers Scorpius. Maintenant, il attendait, caché sous sa cape d'invisibilité, dans le hall de l'école. Son avion attendait également, faisant des huit près du plafond, où la plupart des élèves l'ignoraient. Lorsque Scorpius sortit de la salle à manger, l'avion cessa son manège et piqua directement vers le garçon blond sans aucune hésitation. Celui-ci s'immobilisa, surpris, et finit par tendre les mains, laissant l'avion se poser docilement. Des sifflements et quelques rires retentirent autour de lui, un élève dans la foule lui souhaita une bonne Saint Valentin, et Scorpius éclata de rire avant de déplier le parchemin. Les yeux fixés sur son visage, Albus pouvait presque lire dans ses yeux les mots qu'il avait écrits. Qu'il connaissait par cœur. Qu'il avait toujours eu peur de dire, et qui le terrorisaient à cet instant, alors que Scorpius était en train de lire ces mêmes mots.
"Ce sourire, qui illumine mes journées et me rend heureux
Ces yeux, si curieux et joueurs, qui cachent un véritable brasier lorsque nous sommes seuls
Ces cheveux, qui sont une tentation constante et irrésistible d'y enfouir mes doigts
Cette voix, qui sonne comme une mélodie à mes oreilles et fait chanter mon cœur.
Ces mains, dans lesquelles les miennes se glissent avec tant de facilité qu'elles semblent avoir été faites pour moi
Ces bras, capables de me serrer jusqu'à l'étouffement et si réconfortants et doux lorsque rien ne va
Ces jambes, qui s'accrochent dans mon dos parfois lors de nos jeux
Et ce cœur, que je sens parfois battre si fort que je me prends à espérer qu'il batte pour moi.
Ces mots, que je ne te laisse pas me dire, par crainte qu'ils ne soient pas ceux que j'attends, sont des mots que j'aimerais crier sur les toits. Mais je n'en ai pas le courage, c'est une qualité qui m'a toujours fait défaut. Alors, je te les écris. Et, s'il s'avère qu'ils forment un écho parfait aux tiens, s'ils se propagent dans ton âme sans rencontrer le moindre obstacle comme une onde à la surface d'un lac, alors tu sauras me retrouver, et je saurai.
Je t'aime. Depuis toujours."
Albus n'avait pas signé, et se demanda soudain s'il aurait dû le faire. Scorpius resta parfaitement immobile, la main crispée sur le parchemin, le regard fixe, les joues écarlates. Incapable de supporter davantage, d'attendre une réaction de la part de son ami, Albus s'enfuit en courant, maintenant la cape d'invisibilité autour de lui. Il esquiva les autres élèves sans difficulté, et s'engouffra dans les escaliers vides, descendant directement vers le débarcadère donnant sur le lac, paniqué à l'idée d'avoir à écouter la réponse de Scorpius. Il ne voulait pas savoir. Absolument pas. Même s'il espérait de toute son âme qu'il ressente la même chose, avec la chance qu'il avait, Scorpius considérait ce qu'il y avait entre eux comme un jeu, sans aucune implication. Albus se sentit rougir en repensant à leur dernière entrevue, et accéléra encore sa course vers le débarcadère. Il ouvrit la porte du débarras, la referma derrière lui, et se laissa glisser lentement au sol, contre le mur, toujours recouvert de la cape.
Il n'aurait pas dû faire ça. Tout allait changer, par sa faute. Peut-être même que Scorpius ne voudrait plus l'approcher. Alors qu'il avait réussi à le faire parler, à lui faire accepter qu'il n'allait pas forcément bien… et Albus venait de tout gâcher. Il n'aurait vraiment pas dû écrire cette lettre. Ça faisait des mois qu'il ne disait rien, il aurait largement pu survivre sans rien dire encore de longs mois, voire jusqu'à la fin de leur scolarité. Il aurait largement pu le supporter. Replié sur lui-même en position foetale, Albus continua sa descente aux enfers mentale, ratant le bruit de la porte s'ouvrant et se refermant.
- Albus… ? Appela Scorpius d'une voix hésitante. Est-ce que…
Albus sursauta, et tenta de réduire encore plus l'espace qu'il prenait dans la pièce, heurtant un balai qui dégringola le long d'un mur, s'arrêtant brusquement contre une étagère.
- Albus. Je sais que tu es là. Comme je sais que c'est toi qui as écrit cette lettre. Tu ne veux pas enlever la cape, s'il te plaît ? Je voudrais te voir.
Oubliant qu'il ne pouvait pas le voir, justement, Albus secoua frénétiquement la tête. Scorpius soupira, s'approcha de quelques pas et s'accroupit au sol face à lui. Il semblait nerveux… et euphorique. Mais Albus s'interdisait d'espérer.
- Très bien, garde la cape. Mais écoute-moi, d'accord ? Ce que je vais dire est… très gênant, et je ne veux pas avoir à le répéter juste parce que tu n'as pas entendu.
Malgré lui, Albus gémit faiblement.
- Non, tout va bien, ne t'inquiète pas ! Paniqua Scorpius. Je vais essayer de faire court, promis. Je t'ai déjà dit une fois que j'avais toujours voulu te toucher dès le début, et que c'était la raison pour laquelle j'étais tactile avec tout notre groupe. C'était pour dissimuler le fait que je voulais te toucher, je ne t'apprends rien. Puis, je suis tombé amoureux de Rose. Je ne vais pas essayer de diminuer cette partie de l'histoire, je l'aimais vraiment. Mais je continuais à rechercher le moindre contact avec toi. C'était assez bizarre, maintenant que j'y pense. Sauf que le jour où j'ai compris que tu étais jaloux, ça m'a chamboulé. J'aimais toujours Rose, mais j'ai complètement arrêté de lui courir après, parce que je refusais de te faire souffrir.
Scorpius s'interrompit, prenant quelques inspirations, et Albus vit qu'il était nerveux. Inconsciemment, il se déplia, les yeux rivés sur son visage, et s'approcha légèrement, sans un bruit.
- Puis j'ai commencé à… te voir différemment. Je ne saurais pas vraiment l'expliquer, j'avais de plus en plus besoin de te toucher, mais pas que. J'aimais t'embêter, tester tes limites, observer tes réactions… je ne me suis même pas arrêté pour me poser la question, me demander pourquoi je te trouvais mignon, pourquoi j'étais attiré. J'ai eu… un sursaut de conscience, je sais pas vraiment, avant qu'on s'embrasse pour la première fois, ici. Sauf qu'après… je n'étais plus en état de réfléchir. J'étais heureux, tout me semblait tellement… je ne sais pas comment le dire… tout était à sa place. Toi et moi, ensemble, ça me semblait aussi logique et naturel que respirer, sourire… je ne me suis pas posé de questions. Du moins, pas me concernant. Je ne sais pas à quel moment je suis tombé amoureux, au final, mais ça ne s'est jamais arrêté. On ne parlait pas de ce qu'il y avait entre nous, et ça me semblait normal… jusqu'à ce que je comprenne que tu évitais le sujet parce que tu avais peur. De mon point de vue, je trouvais ça un peu idiot, j'étais sûr de ce que je ressentais et j'étais persuadé… que tu le savais. Mais apparemment, je n'étais pas assez clair. Ma première réaction en lisant ta lettre a été de me dire que je le savais déjà. Puis j'ai compris. J'ai compris que tu ne savais pas. Que tu avais peur.
Scorpius s'avança, lentement, puis posa la main au hasard sur la tête d'Albus. Il s'avança encore, glissant ses mains dans son dos, le parchemin toujours serré dans sa main droite, et il le serra contre lui dans une étreinte à couper le souffle, avant de reculer légèrement.
- C'est… affreusement effrayant. Je ne sais pas comment tu as fait…
Albus resta silencieux, retenant son souffle.
- Je t'aime, Albus. Depuis longtemps. Je veux être avec toi, chaque jour de l'année, même quand on aura fini nos études. Je… tu veux bien… qu'on soit ensemble ? Officiellement ?
- Je… oui, c'est… enfin… ça consiste en quoi… exactement ? Couina Albus tandis que Scorpius tirait doucement sur la cape pour s'y glisser avec lui.
- Très bien, tu l'auras voulu, souffla le garçon blond avec un sourire nerveux, le forçant à relever la tête pour le regarder droit dans les yeux. Albus Severus Potter, est-ce que tu veux bien devenir officiellement mon petit-ami ?
Albus déglutit avec difficulté, avala de travers, et toussa pendant quelques secondes, devant l'air mi-amusé mi-effrayé de Scorpius qui attendait patiemment une réponse. Puis, il finit par réussir à prendre une inspiration, et souffla un "oui" qui se perdit contre les lèvres du garçon blond qui s'était précipité sur lui avec cri victorieux. Il recula après quelques secondes, le souffle court, et un immense sourire aux lèvres.
- Ne me fais plus jamais dire ça, je me suis senti beaucoup trop ridicule.
- Si c'est… officiel… on doit le dire ?
- Ça dépend. C'est officiel pour nous deux, le reste… je n'en ai pas grand chose à faire. Si tu veux, on peut le dire à tout le monde, à personne, ou à quelques amis… je m'en fiche. Tant que toi, tu le sais, souffla Scorpius en déposant un baiser sur son front.
- Je ne risque pas de l'oublier.
- Ça ne regarde que nous, souffla Scorpius en posant son front contre le sien. Tu m'aimes ?
- Bien sûr que je t'aime, murmura Albus, tout son corps saturé d'adrénaline. Je n'ai jamais regardé personne d'autre.
- Je n'ai pas le même historique…
- Je m'en fiche. Tu m'aimes, le reste n'a aucune importance.
Albus l'attira contre lui et l'embrassa avec une passion dévorante, une main crispée dans les mèches blondes, l'autre solidement cramponnée à son bras. Ils étaient seuls. Euphoriques. Ensemble.