
L'écho d'un mot
- Papa!
Lily sentit son sang se figer dans ses veines quand elle entendit la petite voix guillerette de son fils prononcer les deux syllabes. Elle eut même l’impression, pendant un instant, que son cœur s’était arrêté, puis déchiré en lambeaux. La gorge serrée, elle tendit Harry à Severus et bredouilla quelques mots pour lui signifier qu’elle devait se rendre dans sa chambre. Elle disparut et s’y enferma.
Assise sur son lit, Lily tenait entre ses mains la photo de son mariage, l’un des plus beaux jours de sa vie. Un jour béni où les horreurs de la guerre n’avaient pas eu leur place le temps de quelques heures. Elle et James rayonnaient et souriaient devant l’objectif. La jeune femme peinait à retenir ses larmes, douloureuses. Il y avait comme une barre de métal chauffé à blanc dans sa gorge. Pourquoi Harry avait-il dit papa alors que ce mot n’était jamais sorti de sa bouche du vivant de James ? Pourquoi avait-il fallu qu’il appelle ainsi Severus ? Lily peinait à comprendre ses émotions, à les assimiler. Elle repensa à ce dernier petit-déjeuner en famille, dans leur cuisine à Godric’s Hollow. C’était une matinée comme les autres, et pourtant c’était la dernière fois que James se réveillait et nourrissait Harry.
*
- Allez, Harry ! Dis papa ! Dis… papa.
Harry était installé dans sa chaise haute et observait James avec des yeux amusés. Ce dernier tenait entre ses doigts une cuillère remplie de porridge.
- Allez, s’il-te-plait… Dis papa, recommença James.
Lily, qui était adossée contre l’évier en porcelaine tout en buvant une tasse de thé, affichait un sourire moqueur sur ses lèvres. Leur petit garçon n’avait visiblement aucune envie de satisfaire à la demande de James.
- Je ne sais plus quoi faire, se lamenta James en portant à la bouche de son fils la cuillère.
- Ne t’inquiète pas, il n’a que quinze mois, répondit Lily.
- Quinze mois… déjà, réalisa James. C’est vrai, nous sommes le 31 octobre…
Son humeur semblait être devenue plus sombre pendant un court instant. Ils étaient enfermés depuis des mois dans cette maison et ils n’avaient plus vraiment le loisir de recevoir des invités chez eux. Puis sa bouche se tordit en un sourire et ses yeux bruns s’illuminèrent.
- ET C’EST HALLOWEEN ! s’exclama joyeusement le jeune homme.
Harry se mit à rire et à applaudir avec ses deux petites mains.
- Promis ! Tu auras du jus de citrouille et des bonbons ! Nous ferons tous les trois une petite fête ! jubila James. Ton deuxième Halloween, Harry ! Tu pourras même jouer avec ton balai !
- N’est-ce pas ce qu’il fait tous les jours depuis que Sirius le lui a offert ? ironisa Lily.
- Allez… Dis papa pour me faire plaisir. Essaya une dernière fois James, qui souriait à son fils.
*
La vie pouvait se montrer cruelle, abjecte et injuste. James avait tout fait pour entendre son fils l’appeler papa. Il avait persévéré pendant des semaines, jusqu’au jour de sa mort. Et le mot tant attendu s’était finalement échappé de la bouche de leur petit garçon quatorze jours après la disparition de James. Et celui qui l’avait reçu était l’homme que James avait toujours méprisé pendant leur scolarité à Poudlard : Severus.
Après la crise de larmes, Lily fut assaillie par un fou rire, presque dément. Cette situation était complètement absurde, purement diabolique. James pouvait-il les voir ? Si oui, fulminait-il ?
Devait-elle en vouloir à Severus ? Le pauvre n’y était pour rien. Elle avait vu l’étonnement et l’horreur fleurir sur ses traits. Certes, Severus s’occupait parfaitement de Harry, et il avait semblé à Lily que le jeune homme éprouvait de plus en plus de sympathie pour le bambin. Mais il n’avait jamais cherché à être appelé papa, et encore moins à tenir ce rôle. Harry était le fils de James, et Lily n’ignorait pas la haine que Severus éprouvait pour son défunt époux. Au moins, il ne faisait pas payer à Harry les années d’hostilité qui avait lié les deux hommes. Elle mentirait si elle n’avait pas eu cette crainte.
Lily reposa la photo sur sa table de nuit et retourna dans le salon après avoir séché ses larmes. Severus lisait un livre dans son fauteuil, tandis que Harry jouait silencieusement sur le tapis. N’ayant aucune envie de troubler le calme ambiant, ni d’engager une conversation - comme si de rien n’était - avec Severus, Lily se retira dans la cuisine avec les objets qu’elle avait dénichés dans la cave. Il y avait un petit bidon de lait en aluminium que Lily comptait transformer en vase. Elle avait aussi ramené un vieux chandelier – vraisemblablement en argent – mal astiqué et noirci par l’humidité et les années. Elle songea, qu’une fois nettoyé, il ferait un très bel effet sur le manteau de la cheminée. Lily avait également trouvé un globe terrestre datant vraisemblablement du début du siècle ou du siècle dernier.
Elle dépoussiéra et nettoya l’ensemble des objets sans utiliser la magie, car elle ne voulait pas retourner dans le salon. Il y avait à présent un malaise entre elle et Severus, il était perceptible. Lily resta donc pendant une heure assise à la table de la cuisine, à astiquer des objets rutilants de propreté.
Ce ne fut que lorsque la tête de Severus passa par l’embrasure de la porte que Lily comprit qu’elle ne pouvait pas ignorer indéfiniment son logeur. Ses yeux sombres osaient à peine regarder Lily qui avait les siens posés sur le vieux chandelier, comme si cela pouvait lui permettre de repousser ce moment un peu plus longtemps.
- Lily, parvint-il à dire au bout de plusieurs secondes. Est-ce que… Est-ce que tout va bien ?
La jeune femme leva la tête et le regarda. Severus avait l’air hésitant et était mal à l’aise.
- Je nettoyais simplement ces objets, répondit-elle.
- Je vois, dit-il sur un ton incrédule.
Il ne faisait aucun doute que ces objets étaient propres et n’avaient plus besoin d’être astiqués avec un chiffon.
- As-tu besoin de quelque chose ? demanda Lily froidement.
- Pas vraiment. Je pensais simplement que c’était l’heure de la collation de ton fils…
Il avait particulièrement insisté sur ton fils.
- C’est vrai.
Lily se leva et prépara le goûter du petit garçon. Severus avait quitté pendant un court instant la cuisine et était réapparu peu de temps après avec Harry dans ses bras. Le bambin était incroyablement calme, comme s’il avait perçu la tension qui émanait des deux sorciers. Avait-il aussi compris que c’était en partie de sa faute ? Non, Lily ne devait pas blâmer Harry. Ce n’était pas sa faute, ni la sienne, ni celle de Severus. Elle devait plutôt se réjouir. Harry avait prononcé son premier mot, c’était une étape importante dans son développement. Une étape que James avait malheureusement manquée, et qui aurait dû lui être destinée.
Severus posa Harry dans sa chaise haute et laissa Lily nourrir l’enfant. Il s’éloigna un peu d’eux, mais Lily pouvait sentir son regard darder sur elle et sur son fils. Le silence qui suivit fut lourd, chargé d’une tension qu’aucun des trois – même Harry si joyeux à l’accoutumée - ne semblait vouloir briser. Il fallait crever l’abcès.
- Ce n’est pas grave, dit Lily.
- Qu… Quoi ? bégaya Severus.
- Ce qui s’est passé tout à l’heure, explicita la jeune femme. Ce n’est pas grave.
- Je n’ai jamais voulu ça ! répondit-il un peu abruptement. Je n’ai jamais voulu que… que le petit m’appelle ainsi…
Lily leva les yeux vers Severus et vit qu’il avait l’air vraiment misérable. Elle lui adressa un triste sourire, qui était aussi compatissant.
- Ce n’est qu’un mot… À son âge, il ne sait pas encore ce que signifient les mots. Il apprendra.
Severus sembla se détendre un peu, mais ses traits restèrent soucieux pendant de longues minutes.
- Tu as sans doute raison, dit-il avant de retourner dans le salon sans rien ajouter d’autre.
L’abcès n’avait pas été totalement percé, Lily s’en rendit compte assez rapidement. Severus resta loin de Harry durant tout le reste de l’après-midi jusqu’au coucher du bébé. Il ne le regarda pas une seule fois et ne lui parla pas. Il semblait vouloir prendre ses distances avec le garçon. Lily ne pouvait pas lui en vouloir.
Un jour ou l’autre, elle et Harry quitteraient définitivement l’impasse du Tisseur et commenceraient une nouvelle vie, un nouveau chapitre de leur histoire sans Severus. Bien sûr, Lily ne voulait pas perdre à nouveau son ami. Elle comptait l’inclure dans sa vie, mais peut-être pas dans son quotidien. Il avait aussi une existence à mener, et elle était bien différente de celle de Lily. Severus était à présent professeur à Poudlard, mais il était surtout l’espion secret de Dumbledore.
Ils continueraient à se fréquenter de temps à temps, à s’écrire des lettres. Ni plus ni moins que des amis. Ce n’était peut-être pas si mal que Severus s’éloigne un peu de Harry.