
Coulisses
Drago rejoignit les autres membres du groupe dans leur loge commune. Le concert allait débuter dans quelques minutes et il aimait généralement être seul avant de se produire, histoire de faire le vide dans sa tête. Après trois années de succès, il commençait à prendre des habitudes. Se consacrer à la musique avait été l'une des meilleures décisions de sa vie. Il partageait une passion avec ses amis et avait acquis une grande autonomie vis-à-vis de sa famille et de son influence, tout en réduisant l'écart creusé et la haine attisée par les boucheries orchestrées par Voldemort, entre les sangs-purs, les sangs-mêlés et les nés-moldus. Une idée de « réconciliation » que Drago s'efforçait de suivre à présent, tout comme Blaise, Pansy, Théodore et Gregory.
Ils étaient bien peu, en vérité, à oser partager leurs pensées et encore moins à les afficher au grand jour dans des discours ou, ainsi qu'ils l'avaient choisi, dans leurs chansons. L'après-guerre avait été compliqué pour tout le monde. Les sangs-purs ne faisaient pas exception. La plupart des mangemorts étaient morts ou enfermés en prison à vie. Seuls ceux qui n'avaient pas eu le courage ou l'envie de suivre le Seigneur des Ténèbres restaient libres ou – comme son père – ceux qui n'avaient pas participé à la bataille de Poudlard avaient vu leur peine réduite à quelques années ou annulée en échange de ce qu'ils appelaient une « surveillance continue ». Cette dernière consistait à accueillir constamment un agent du ministère au sein de la demeure, pouvant à loisir fouiller ou observer vos moindres faits et gestes sans que vous ne puissiez protester. Ses parents avaient choisi cette dernière solution.
Heureusement, les enfants des mangemorts, jugés mineurs et non responsables de leurs actes après un long débat de plusieurs jours à la Justice Magique, avaient alors bénéficié d'un soutien psychologique pour leur permettre de se reconstruire loin des idées imposées par leurs parents. Drago n'avait pas apprécié au départ, mais il avait fini par accepter de parler avec le Dr Oliver. Il lui avait fallu presque trois ans pour comprendre la haine qui l'habitait et d'où elle provenait, pour faire taire la culpabilité et se pardonner à lui-même les actes qu'il avait commis, accepter d'avoir été une victime et l'instrument d'un bourreau plutôt que le bourreau lui-même. Il avait même écrit une lettre d'excuses à plusieurs personnes qu'il avait blessées par le passé, dont Granger et Weasley. Il avait essayé avec Potter également, mais la lettre de ce dernier lui était revenue encore scellée.. Peut-être qu'un jour, il aurait le courage de le faire en face.
Avant d'avoir pris conscience de tout cela, Drago avait continué à écouter ses parents, même s'il s'arrangeait pour tourner les choses à sa manière. Quand il avait eu dix-neuf ans, la pression familiale pesait plus que jamais sur ses épaules. Il devait se marier avec une sang-pure, évidemment. Lucius Malefoy avait cru qu'il aurait choisi Pansy, dont il avait été un ami proche durant sa scolarité et dont la mère avait été une mangemort, farouche défenderesse de la supériorité de ce qu'ils appelaient les « vrais sorciers ». Mais Drago s'était alors tourné vers la famille Greengrass, beaucoup plus modérée, et avait proposé une union à Astoria, qui finissait tout juste ses études à Poudlard et avec qui il partageait déjà une relation épistolaire. Cette dernière avait accepté, contre l'avis de sa famille, qui considérait à présent les Malefoy comme froids et malsains. Ils n'avaient pas totalement tort.
Ils s'étaient mariés très vite et sans tout à fait se connaître, mais ils avaient été heureux ensemble, oubliant même la haine qui couvait au dehors. Les sangs-mêlés et les nés-moldus détestaient de plus en plus les sangs-purs, qu'on accusait de tous les maux, même ceux dont ils n'étaient pas responsables. Et cette haine leur était bien rendue. Mais les deux jeunes mariés ne s'en souciaient pas. Drago s'employait à rendre Astoria heureuse. Il n'était jamais tombé amoureux ou ne l'avait désirée, contrairement à elle, mais il avait beaucoup d'affection pour elle. Elle avait été son rayon de soleil au milieu de la grisaille de sa vie. Un rayon de soleil éphémère qui s'éteignit l'année suivante et qui avait plongé Drago dans d'immenses ténèbres.
Astoria avait une faiblesse des flux, une jolie métaphore pour expliquer que sa magie n'était pas tout à fait contrôlée, qu'elle s'échappait comme une petite fuite d'eau de manière continue. Cette tare génétique, due à des années de perfectionnement et d'isolation des sangs-purs, avaient conduit à un effondrement total de sa magie, provocant son décès. Les médicomages avaient prétendu ne pas avoir pu faire quoi que ce soit, mais Drago n'en était pas certain. À une époque où les sangs-purs étaient honnis, il était facile de ne pas agir lorsque l'une d'entre eux suffoquait devant soi. Tout le monde n'était pas empli de bienveillance, quelque soit le sang. Et ça, il l'avait compris depuis longtemps.
Cette tragédie avait fini de briser le jeune homme de vingt ans qu'il était, mais elle lui avait également permis de s'émanciper de ses parents (même s'il ne les reniait pas et les voyait encore très souvent) grâce au Dr Oliver et à ses amis qui peinaient également à sortir la tête de l'eau après leurs drames personnels. La mère de Pansy était morte lors de la bataille de Poudlard et son père était un abruti sénile qui ne savait pas enfiler ses chaussettes seul. Elle s'était retrouvée seule, tout comme Théo et Greg, orphelins de guerre... dans le mauvais camp. Blaise s'en sortait un peu mieux car sa mère n'avait jamais pris parti et restait libre de ses mouvements, mais elle prônait tout de même la pureté du sang (d'où ses multiples maris bien nés) et traitait son fils plus comme un reproducteur pour leur lignée en le poussant à batifoler avec toutes sortes de filles qu'avec l'affection due à son propre enfant.
Ensemble, ils s'en étaient sortis. Ensemble, ils étaient désormais soudés. Ils pouvaient se disputer, s'envoyer balader ou se chahuter, ils savaient que rien ne serait assez fort pour les séparer. C'était tout naturellement qu'ils avaient formé Rebellion, un mot puissant qui représentait tout ce qu'ils étaient. Rebelles aux vieilles idées, aux traditions, à l'intolérance qui avait brisé leur vie. Ils s'étaient amusés lorsqu'ils avaient décidé de porter des pseudonymes, comme s'ils n'étaient plus eux-même et que personne ne les reconnaîtrait. Ils n'avaient pas choisi leurs propres alias. Pour chacun, les autres s'étaient concerté afin d'en trouver un qui lui correspondait. Attraction pour Blaise, car la séduction était une seconde nature chez lui. Queeny pour Pansy, qui avait toujours joué à la petite reine depuis aussi longtemps que leurs souvenirs remontaient. Power pour Greg, parce qu'il était aussi fort physiquement que puissant sorcier, contrairement à ce que certains s'imaginaient. Feather pour Théo, qui écrivait leurs chansons et s'exprimait plus sur le papier qu'à l'oral. Et enfin, Crown pour Drago, car il agissait encore comme un aristocrate parfois et qu'il aimait mener les autres à la baguette.
Il sortit de ses pensées et revint au présent lorsque Blaise lui posa une main sur l'épaule.
— C'est l'heure, petit prince. Tu broieras du noir plus tard.
— Crois-le ou non, je n'avais pas d'idées négatives pour une fois.
Pansy rit et poussa Greg du coude en levant les yeux au ciel. Ce dernier lui adressa un sourire amusé.
— C'est ça, oui. Que je sois damnée si tu ne te tortures pas l'esprit pendant plus de dix minutes d'affilée !
— Ne nous le vexe pas maintenant, la rabroua Greg. Dis « vingt-quatre heures » et il aura l'impression d'avoir accompli un exploit, même si on sait tous que c'est pas le cas.
— Ne me vexez pas tout court. Vous avez encore besoin de moi les deux prochaines heures pour le concert. À moins que vous vouliez jouer sans vibrenote, les menaça-t-il sans intention de réaliser ses paroles.
— Les vibrenotes, c'est surfait, le taquine Théo.
— Mais on ne se passera pas de la moitié des gamines du public qui viennent pour voir ses beaux yeux, alors on se concentre et on arrête les pitreries, intervint Blaise.
Drago grimaça à l'emploi du mot « gamines ». Il n'aimait pas le message qu'il véhiculait. Cependant, il ne releva pas.
— Oui, papa, rétorqua Pansy avec un grand sourire en levant son majeur dans sa direction.
— Comme si elles ne s'intéressaient qu'aux yeux, marmonna Théo, moqueur.
Le groupe se mit en marche en direction de la scène tout en continuant à se chamailler. Lorsqu'ils arrivèrent sous les lumomagnum, le plancher scintillait sous leurs pieds. Une acclamation retentit dans la foule dans l'ombre de la salle, invisible à leurs yeux pour quelques instants encore. Puis un brouhaha, fait de hurlements de joie, d'encouragements et de cris enthousiastes, s'éleva soudain. Ils saluèrent vers le public. Blaise, Pansy et Greg les haranguèrent et leur offrirent toute une série de poses provocantes et de gestes affectueux qui multiplia les décibels dans la salle. Drago et Théo étaient plus réservés, bien que ce dernier souriait, contrairement à lui.
Ils récupérèrent leurs instruments ou se glissèrent derrière pour Greg et Pansy, puis les premières notes résonnèrent quelques secondes avant que Blaise n'envoûte le public avec sa voix si particulière et captivante. Drago plongea sans retenue dans le morceau qu'ils jouaient. La musique avait cette faculté si atypique sur lui ! Elle lui permettait de s'évader et en même temps d'imprégner chaque pore de sa peau pour le posséder tout entier, royaume de transcendance dont sa vibrenote était la porte, une déesse à glorifier.
Il reprit un peu conscience du monde qui l'entourait quand il sentit un regard plus intense que les autres le fixer. Ses yeux se relevèrent et décrivirent un arc de cercle dans le public, plus discernable à présent que sa vision s'était accoutumée à la lumière. Alors il le vit. Là. Il l'aurait reconnu entre mille, malgré ses cheveux plus longs et la disparition de ses lunettes. Il dépassait ses voisins de quelques centimètres et se tenait étrangement immobile au milieu de la foule. Il ne le lâchait pas du regard.
Drago paniqua un instant. Des milliers de questions se bousculèrent dans sa tête. Pourquoi Potter se trouvait-il à leur concert ? Où avait-il disparu toutes ces années ? Pourquoi un Auror comme lui s'intéressait à leur groupe ? Les soupçonnait-il d'un quelconque délit ? Lui en particulier ? C'était bien Drago qu'il regardait. Il était pourtant certain de ne pas avoir enfreint de lois. Mais peut-être que ce type était capable d'en inventer, de construire de fausses preuves juste pour l'inculper !
Non ! Non, il ne devait pas se laisser aspirer par ce genre de pensées négatives et complètement absurdes. Jamais Potter n'agirait de la sorte. Ce n'était pas son genre. Il était un héros de guerre, un homme droit et courageux. Tout ce qu'il n'avait jamais été jusqu'à son émancipation. Son médiator grattait la vibrenote, lui permettant de se calmer quelque peu. Il retrouva une respiration plus régulière, bien qu'un peu rapide.
Mais alors, était-il présent pour une raison plus personnelle ? Il avait dû parler avec Granger et Weasley. Ses derniers avaient probablement évoqué la lettre qu'il leur avait envoyés. Harry n'avait pas eu la sienne. Venait-il se rappeler à Lui ? Pas la peine, Potter. Je sais déjà que j'ai été horrible avec toi. Ou bien il voulait lui prouver sa lâcheté ? Se moquer de ses efforts car ils étaient clairement insuffisants après tous ses agissements ? Il le fixait d'une manière si intense et si personnelle, comme s'il allait le dévorer. Il frissonna malgré la chaleur sur scène.
Raaaah ! Morgane soit damnée, Potter ! Drago voulait seulement le voir disparaître, en cet instant. Il avait besoin d'un peu plus de temps ! Il n'était pas prêt pour ce genre de confrontation. Alors il détourna les yeux, retournant à la musique et à l'admiration de sa vibrenote pour le reste du concert. Cette dernière le regardait avec adoration. Quand tout serait fini, quand ils auraient épuisé leur répertoire, alors il quitterait la scène et Potter ne viendrait plus chambouler son esprit.
Drago ignorait à quel point il se trompait.
En regagnant leur loge commune, ses amis se félicitèrent de leur prestation et commencèrent à se chamailler, le revigorant et calmant sur ses angoisses, lui faisant presque oublier l'homme brun aux yeux verts venu le hanter. Comme à leur habitude, ils se détendirent quelques instants, burent et reprirent des forces pour la suite. Blaise organisait toujours une soirée privée à laquelle étaient invités une vingtaine de fans triés sur le volet afin qu'ils puissent approcher leurs idoles et discuter avec eux. Drago n'en raffolait pas, mais il lui avait promis de n'en rater aucune et il aimait tenir parole.
On frappa à la porte, ce qui surprit l'ensemble du groupe et les laissa silencieux sur le coup. Personne ne venait jamais les déranger durant ce moment précieux après le concert. N'obtenant pas de réponse immédiate, le battant s'ouvrit doucement, laissant apparaître Potter. Lorsqu'il les vit, un sourire chaleureux s'afficha sur son visage. Drago, lui, sentit une boule se former dans sa gorge. À croire que son cauchemar n'était pas terminé...
— Salut tout le monde, déclara-t-il sans faire cas du fait qu'ils avaient été ennemis quelques années auparavant.
— Potter ? s'enquit Pansy en fronçant les sourcils, incertaine.
Il hocha la tête pour confirmer ses doutes.
— Qu'est-ce que tu fous là ? laissa échapper Blaise, exprimant tout haut la question que tous se posaient.
— Eh bien, ce n'était pas le sens de vos paroles ? Que les haines se dissipent et tout ça. Je me suis dit que c'était le bon moment pour se conduire en adultes et se parler plus cordialement... Ou peut-être pas, ajouta l'Auror en croisant le regard noir de Drago.
Il ne voulait pas de lui ici. Plus que jamais, il savait à quel point il n'était pas prêt pour le confronter et lui présenter ses excuses, pour se sentir si petit à côté de lui alors qu'il le dépassait en taille. Il savait qu'il devrait passer par ce stade à un moment ou à un autre. Mais pas maintenant. Il préférait rester caché, bien à l'aise, en sécurité dans son cercle d'amis.
— C'est certain, répliqua Drago, sur les nerfs et de la seule manière qu'il connaissait lorsqu'il se sentait sous pression ou en danger : agressivement. On est occupés là, alors dégage.
— Encore des choses à cacher, Malfoy ?
Potter leur adressa un sourire amusé. Aucun d'entre eux ne sut sur quel pied danser avec cette réplique. Plaisantait-il vraiment ou était-il sérieux ?
— Ce que Drago essaye maladroitement de dire, commença Blaise en s'approchant de Potter et en lui passant un bras autour des épaules, c'est que nous prenons habituellement un peu de temps seuls après nos concerts, pour nous remettre de nos émotions et que voir un Auror débarquer, Harry Potter qui plus est, n'est pas franchement... Disons que c'est surprenant.
— Je tenais juste à vous dire de vive voix que je vous ai trouvés géniaux.
— Ce que je tenais à dire, c'est que je me casse, répliqua Drago, incapable de supporter les émotions qui se bousculait en lui.
Il se dirigea vers la porte. Harry s'écarta avec une légère moue de déception, sans doute parce qu'il n'avait pas obtenu ce qu'il souhaitait.
— Hey ! lança Blaise. Tu avais promis de venir à la fête.
— Je vous attends là-bas, confirma-t-il en s'éclipsant.
Une fois à l'extérieur, le sang qui tambourinait dans sa tête se calma, tout comme sa respiration saccadée. Il se força à avancer, appuyant la main sur le mur du couloir, un peu fébrile. Par Morgane ! Il avait failli faire une crise de panique devant Potter. Pourquoi est-ce que ce type le mettait dans tous ses états ? En vérité, il n'avait rien dit de désagréable, ni même demandé des excuses. Au contraire. Il avait été amical, souriant, ouvert. Pourquoi fallait-il qu'il soit aussi parfait ?