
Chapter 5
Les coups de feu semblent ne jamais vouloir s’arrêter et Harry se demande, nauséeux, si la harde de Kimya sera épargnée cette fois-ci…
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Plusieurs heures se sont écoulées. Le temps semble s’être ralenti au point de l’insupportable et le silence pesant, qui s’est écrasé sur le complexe avec le départ d’une quinzaine de militaires, n’arrange rien.
Harry est incapable de s’occuper de manière constructive. Toute son attention est tournée vers la savane. Le jeune reporter tourne comme un loin en cage dans la petite maison. Régulièrement, il descend les quelques marches qui mènent à l’entrée et tourne la tête de part et d’autre, dans l’espoir d’entrevoir la silhouette de Kimya.
Au bout d’une heure supplémentaire, le téléphone d’Issa se met à sonner. Harry se précipite aux côtés du guide, qui met le haut-parleur en marche.
- Issa ? C’est Hermione. J’ai appris que vous aviez rejoint la harde de Kimya cet après-midi, malgré mes recommandations. Je ne vous félicite pas.
- Quelles sont les nouvelles ? demande le guide en ignorant volontairement le ton infantilisant de la jeune femme.
- Seize éléphants ont été tués, répond Hermione, la voix tendue. Tous des mâles en âge de procréer qui s’apprêtaient manifestement à rejoindre le clan de Kimya. On a retrouvé un braconnier mort sur le lieu du massacre. La police nous a confirmé qu’il a été piétiné par un éléphant.
- Bien fait pour sa gueule, gronde la voix de Fol’Oeil qui semble arriver de nulle part.
Le rouquin n’est pas seul. Ses compagnons d’armes, Goran, Abou et Esengo se tiennent respectueusement derrière lui, dans l’encadrement de la porte d’entrée. Chacun tend l’oreille.
- Ils étaient clairement préparés, poursuit la jeune femme. Je suis certaine qu’ils ont attendu une période de reproduction pour attaquer.
- Pourtant, c’est plus risqué, remarque Issa. Les mâles sont particulièrement agressifs à ce moment-là.
- Oui, mais beaucoup d’éléphants qui sont solitaires ou qui vivent en petit nombre se regroupent et vont dans la même direction. Il est plus facile de les repérer dans ces conditions et les braconniers peuvent repartir avec un plus grand nombre de défenses, raisonne Hermione en soupirant.
- La police a pu les arrêter ? demande Harry.
- Pas encore, mais ils sont sur leurs traces. Je vous tiens au courant. Bonne soirée.
- Putain, quelle bande d’incompétents, râle Fol’Oeil pour lui-même. Allez, venez les gars. On a intérêt à être prêts pour demain.
La nouvelle ne soulage pas l’état d’agitation dans lequel est plongé Harry. Ce dernier est encore plus impatient de retrouver Drago et Kimya. Le reporter finit par s’asseoir sur la première marche de la maison.
- Mon ami, je vais devoir te laisser, explique Issa, le regard attiré par l’horizon. Ma femme et mes enfants vont s’inquiéter de ne pas me voir rentrer.
- Bien sûr, vas-y. Bonne soirée et à demain, répond Harry en souriant brièvement.
Les minutes continuent à s’écouler lentement. Le reporter salue de la tête chaque guide, chaque militaire qui revient au complexe par la route de terre qui longe la maison.
Ce n’est qu’au crépuscule que la silhouette tranquille de Kimya se dessine enfin à l’entrée du complexe. Harry se met immédiatement debout, le cœur battant plus vite. Drago est pour une fois bien redressé sur son dos, mais sa main reste fermement agrippée à son fusil. Maya avance à pas de velours au côté de l’éléphante.
Harry a soudain une idée. Il se précipite à l’intérieur de la maison et ressort avec une banane. Le trio n’a plus que trois mètres à faire pour se retrouver à hauteur de la maison. Drago semble sourire légèrement à la vue du fruit. Harry descend les marches et rejoint l’éléphante, sans appréhension. Il tend la banane à Kimya dont la trompe s’est déjà redressée.
- Pour te dire encore merci, Kimya, précise Harry en souriant.
Très doucement, la matriarche enroule sa trompe autour du fruit avec la précision d’une main, avant de porter sa récompense à la bouche. L’animal mâche tranquillement et avale. Un léger barrissement de joie s’échappe de sa trompe et surprend Harry qui sursaute. Drago ne peut empêcher un ricanement narquois.
- Tu es une catastrophe ambulante, Potter. J’ignore comment tu as pu survivre dans le monde sauvage avec toutes tes réactions inadaptées.
- Je t’emmerde, Malefoy, ose rétorquer Harry, très calmement, un sourire en coin.
Surpris, Drago se contente de soulever un sourcil. Harry comprend qu’il vient de trouver la façon d’aborder le jeune misanthrope : de front.
- Si tu veux vraiment lui faire plaisir, va chercher une mangue. Si possible la plus mûre. C’est son péché mignon.
L’instant d’après, Harry revient avec le fruit ovale jaune et rouge. Kimya s’anime, lâche un barrissement plus fort et avance d’un pas. A nouveau, sa trompe attrape le fruit et ce dernier disparaît goulument dans sa bouche. N’en reste alors qu’un gros noyau qui tombe par terre.
- Elle ne va plus te lâcher après ça, plaisante Drago en caressant la tête de l’animal.
Kimya se penche soudain en avant et plie ses pattes antérieures. Harry s’écarte un peu et l’observe faire, impressionné par la douceur et la précision de ses mouvements. Drago glisse facilement de son dos et retrouve la terre ferme. Il pose son fusil au sol et prend le temps de serrer l’éléphante contre lui pendant une minute. Des mots en Lingala sont murmurés dans son oreille. Les yeux de Kimya clignent de contentement, comme si la voix de Drago avait le don de la bercer. La trompe de l’animal s’enroule autour du corps filiforme du jeune homme. Puis, l’étreinte se termine et le pachyderme se redresse. L’homme et l’animal échange encore un regard avant que Kimya ne fasse demi-tour en direction de la savane et des siens qui l’attendent tout près. Maya s’approche de son maître et se frotte contre ses jambes.
- Qu’est-ce que tu lui as dit ? demande le reporter en tournant la tête vers Drago.
- Bokende bolamu. Butu elamu. Na lingi yo…
- La fin ressemble à du japonais ou à du chinois, se moque Harry.
- C’est moi qui t’emmerde, Potter, ricane Drago en rentrant dans la maison, Maya à ses côtés, le reporter sur ses talons.
- Sérieusement, ça veut dire quoi ?
- Je lui ai simplement souhaité bonne route et bonne nuit. Et je lui ai rappelé que je l’aime.
- Trop mignon. Et Maya n’est pas jalouse ?
- Maya ? Elle est avec moi jour et nuit. Je ne vois pas pourquoi elle serait jalouse. Arrête de te payer ma tête, tu veux ? La journée a été suffisamment pénible comme ça.
L’atmosphère s’alourdit aussitôt que Drago prononce la phrase. Harry pousse un soupir en s’asseyant à la table. Drago s’installe, quant à lui, dans la chaise à bascule en grognant de douleur. Comme un chien fidèle, Maya s’installe au pied de son maître et commence sa toilette. Sa langue râpeuse se met à discipliner son pelage noir et or.
- J’imagine que tu sais pour les seize éléphants tués, dit Harry à voix basse.
- Ces enfoirés ont bien choisi leur moment. Déjà que, par leur faute, le taux de mortalité des éléphants est supérieur à leur taux de natalité, ils ont maintenant l’idée de les attaquer au moment le plus important de leur vie.
- Je ne sais pas comment vous faites pour supporter un stress pareil, d’autant plus que vous devez être en permanence sur vos gardes.
- On ne le supporte pas, Potter. Mon estomac doit ressembler à un ulcère géant.
- Ce n’est pas plutôt tous ces tondolos, que tu manges chaque matin, qui te trouent la panse ?
- Blague à part, quand tu aimes un être plus que ta propre vie, c’est un réflexe que de t’interposer entre lui et ceux qui veulent lui faire du mal. Protéger Kimya est le combat de ma vie.
- Pourquoi elle en particulier ? demande Harry sans détour.
Drago pose un regard flamboyant sur le reporter. Ses yeux gris semblent le sonder un instant, le temps de jauger le niveau de confiance qu’il lui accorde, avant qu’il ne prenne la parole, les cordes vocales tendues par un profond sentiment de haine.
- Parce que mon père a abattu tous les membres de sa famille et de son clan. Parce que je suis le descendant d’une longue lignée de britanniques amateurs de trophées animaliers et que j’ai mis trop de temps à ouvrir les yeux et à faire ce que j’ai fait.
- De quoi tu parles ? demande Harry à voix basse.
Drago marque encore une pause, faisant le nécessaire pour garder le contrôle de ses émotions. Son regard n’a jamais été aussi sérieux et grave. Harry déglutit.
- Le jour de mes vingt ans, mon père a estimé que j’étais prêt à prendre part à son passe-temps préféré. Je vais être tout à fait clair avec toi, Potter, c’était plus qu’un passe-temps. Mon arrière-grand-père s’était arrangé pour soudoyer les bonnes personnes dans les milieux de la douane et de la police, de sorte à pouvoir exporter ses trophées vers l’Europe, l’Asie ou encore les Etats-Unis. Mon père a simplement huilé les rouages de l’entreprise familiale et a fait le choix de s’installer au Congo dans les années 90 afin de faire fortune avec le commerce illégal de l’ivoire. J’avais tout juste 2 ans quand j’ai été déraciné de mon pays d’origine. J’ai appris à parler le Lingala en restant des heures entières avec les domestiques qui travaillaient pour mes parents. Régulièrement, mon père abandonnait la maison une journée entière, voire plusieurs jours. Il partait souvent avec une bande de cinq hommes, des touristes blancs et des congolais manifestement payés pour faire partie de l’aventure. J’avais toujours hâte qu’il rentre quand j’étais gamin parce que je recevais souvent en cadeau un petit animal sauvage.
- Maya ? devine Harry, les sourcils froncés.
Les deux hommes posent leur regard sur le grand félin qui s’est maintenant allongé sur le sol. Les yeux mi-clos, Maya ronronne de contentement. Un léger sourire triste déforme momentanément les lèvres de Drago.
- Oui, entre autres. Maya a été mon cadeau d’anniversaire pour mes 16 ans. Elle n’était même pas sevrée. Mon père m’avait dit qu’il l’avait trouvée sous un acacia, qu’elle avait dû être abandonnée par sa mère. Comme je devenais de moins en moins naïf et de plus en plus curieux, je suis allé dans la remise, au fond de notre domaine. Mon père y allait souvent et il m’en avait toujours interdit l’accès. Et j’y ai vu plusieurs cadavres d’animaux rares, dont un guépard adulte allongé sur une longue table. Elle avait le ventre pendant et les pies gonflées…
Drago s’interrompt et ferme les yeux. Le souvenir est là, vivide et douloureux. Il déglutit plusieurs fois, serre les mâchoires convulsivement, puis reprend son récit, le regard perdu dans le vague.
- C’était la mère de Maya. Tu ne peux pas imaginer le nombre de nuits où j’ai pleuré en pensant à elle, à me sentir coupable de sa mort, à me dire que j’étais maintenant responsable de la survie et du bien-être de son petit et à me demander qui était vraiment mon père pour faire une chose aussi cruelle. Jusqu’à mes vingt ans, cette question a hanté mes jours comme mes nuits. Pour autant, je n’ai pas sombré dans l’auto-apitoiement. Je me suis renseigné sur les besoins des petits guépards et je me suis occupé de Maya du mieux que j’ai pu.
- Qu’est-ce qui s’est passé à tes vingt ans ? encourage doucement Harry.
- J’ai assisté au massacre du clan de Kimya. Voilà ce qui s’est passé, répond Drago, les yeux bouillonnant de rage et de ressentiment.
- Je suis désolé, marmonne Harry, le teint soudainement livide.
- Putain, j’avais vingt ans, Potter. Kimya en avait à peu près trente. Elle était mère d’un éléphanteau de quelques mois. Je n’ai rien pu faire, si ce n’est dévier l’arme de mon père quand il a voulu la tuer. Mais avant ça, je suis resté paralysé pour tous les autres membres de son clan. Je n’ai jamais rien vu d’aussi triste de ma vie. Tous ces éléphants se sont écroulés les uns après les autres, non sans avoir tenté de se défendre ou de fuir. Kimya est la seule à avoir pu s’échapper avec son petit. Les cinq brutes qui accompagnaient mon père se sont contentées des quatorze éléphants qui jonchaient le sol. Moi, j’ai les ai regardé empiler les défenses dans les deux 4X4. Il y avait du sang partout. Je me rappelle ne plus avoir eu de force dans les jambes et d’avoir vomi en rentrant. Mon père ne m’a plus eu regardé de la même façon depuis ce jour. Mais ça n’avait pas d’importance. Mon père était mort pour moi après ce qu’il avait fait. Je n’avais plus que trois idées dans la tête : retrouver cette éléphante et son petit, mettre mon père hors d’état de nuire et devenir autonome le plus vite possible.
- Pourquoi les retrouver ? Kimya avait trente ans. Elle aurait pu se débrouiller seule, non ?
Drago le fusille d’un regard qui ne laisse place à aucune indulgence. Harry regrette aussitôt sa maladresse.
- Désolé…, commence le reporter.
- Tu sais, le coupe Drago, une harde, privée de sa matriarche, peut ne pas survivre parce que l’éléphante la plus âgée possède la cartographie la plus détaillée des chemins à emprunter pour trouver de l’eau et de la nourriture. Elle sait, mieux que quiconque, comment repousser les prédateurs pour protéger les éléphanteaux et quels endroits contourner parce qu’ils sont maintenant possédés par les hommes. Alors, imagine ce que ça doit faire, de voir tes proches massacrés, de ne plus avoir la protection de ton groupe, ni de matriarche pour te guider et de devoir assurer la survie de ton petit tout seul.
- Excuse-moi, ce que j’ai dit est stupide.
Maya relève la tête, sentant la colère qui crépite dans la voix de son maître.
- Il n’y a pas que les hommes qui sombrent dans la dépression, ajoute Drago en baissant d’un ton.
- C’est ce qui est arrivé à Kimya ?
- Lorsqu’on l’a retrouvé, deux semaines plus tard, elle errait sans but dans un périmètre restreint. Le cadavre mutilé de son petit se trouvait à quelques mètres d’elle…
- Oh non, murmura Harry, la gorge serrée.
- Je pense qu’il a été tué par des lionnes. Même mort, Kimya essayait peut-être encore de le protéger. En tout cas, on a décidé de l’endormir et on l’a transféré en lieu sûr pour l’aider à se remettre de ses traumatismes.
- Tu dis « on », constate Harry en haussant les sourcils. A qui fais-tu allusion ?
- A la femme qui m’a hébergé et qui est devenue mon tuteur légal lorsque la police a arrêté mes parents.
- Oh…, et tu y as été pour quelque chose n’est-ce pas ?
Un sourire triomphant se dessine sur les lèvres de Drago.
- Je me suis débrouillé pour réunir des documents très compromettants au sujet des activités de mon père et de ma mère, qui était sa complice. Je me suis assuré qu’elle tombe entre des mains propres qui défendent la cause animale et voilà. Beaucoup de gens sont choqués par la froideur que je ressens vis-à-vis de mes parents. Je sais qu’ils m’aimaient à leur façon, mais ce sont de grands malades. Je préfère ma vie sans eux. Cette affaire a fait beaucoup de bruit au Congo, étant donnée l’ampleur du trafic. Déjà que je suis blanc, qu’on me prend souvent pour un Nazi, j’ai maintenant cette histoire qui me colle à la peau et crois-moi, cela m’a rendu encore moins populaire, contrairement à ce que l’on pourrait croire. Je suis le fils de mes parents. Leur sang coule dans mes veines. C’est tout ce qui importe pour certains, quels que soient mes actes.
Le jeune reporter laisse les paroles de Drago s’immiscer en lui. Un silence confortable s’installe entre eux. Maya s’est rallongée au pied de son maître et ferme les yeux. Drago se penche et commence à la caresser doucement. Satisfait, le guépard se met à ronronner et relève la tête un instant plus tard, les paupières mi-closes, à la recherche de la main de Drago afin de la lécher affectueusement.
- Kimya est une éléphante incroyable, constate Harry, le regard perdu au loin. Elle doit avoir une force de vie hors du commun pour avoir pu se relever de tout ça.
- C’est vrai. Mais sans l’aide de cette dame dont je t’ai parlé, je pense qu’elle se serait laissé mourir, confie Drago. C’est une femme extraordinaire. Elle s’appelle Minerva McGonagall. Elle tient un refuge pour les animaux orphelins de la savane et des forêts. Elle les soigne avant de les libérer dans la nature lorsque c’est possible. Je t’y emmènerai peut-être, si le temps nous le permet.
- Avec plaisir.
Le portable de Drago se met soudain à vibrer. Le jeune homme jette un œil à l’écran et se relève précipitamment.
- La police a arrêté nos braconniers juste avant la frontière soudanaise. Il faut que j’y aille.
- Pourquoi tu dois y aller ?
- Je te rappelle que je suis responsable de la lutte anti-braconnage. Je dois parler à la police. Reste ici et dors un peu au lieu de poser tout le temps des questions. On se verra demain…