
Chapter 4
Les gens doivent devenir éléphants…
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Mars 2017
Harry a pris ses marques au sein de l’équipe et il commence à bien se repérer dans le parc à des kilomètres à la ronde. Issa lui sert autant d’assistant que de guide. Drago, quant à lui, ne change rien à sa routine. Il se lève très tôt, nourrit Maya de petites pièces de viande et va rejoindre Kimya avec son équipe. Quelques nuits, Harry s’inquiète de ne pas le voir rentrer tout de suite, mais il a appris à ne plus lui poser de question.
Il faut dire que le complexe est sur les dents depuis deux jours. Des traces de cavaliers ont été retrouvées dans la terre à dix kilomètres de là. La menace est palpable, omniprésente et plus réelle que jamais. L’hélicoptère du parc sillonne régulièrement les airs depuis quarante-huit heures et un groupuscule de militaires a été détaché afin de surveiller la zone concernée.
Hermione a vivement déconseillé à Harry de quitter le complexe en ce jour. A l’abri dans sa petite maison, ce dernier s’apprête à consulter ses mails sur son ordinateur portable. Issa somnole dans un angle de la pièce, lové dans une chaise à bascule qui le berce de ses mouvements lents de va-et-vient.
Devenir éléphant… Harry a tourné cette idée dans tous les sens, afin que puisse naître une action concrète de ce concept. Au bout de quelques semaines de longues réflexions solitaires, nourries par les paroles avisées de son guide personnel, le reporter a fini par retenir un projet ambitieux. Il l’a rédigé sans attendre et a demandé à son supérieur une aide financière exceptionnelle afin que celui-ci soit réalisable.
Harry est donc fébrile lorsqu’il découvre le chiffre 1 qui clignote sur sa boîte mail. L’enjeu est considérable. Ce projet pourrait faire toute la différence. Le jeune homme ouvre sa boîte et découvre la réponse tant espérée. Favorable.
- Cette fois, ça y est ! s’exclame Harry en décollant victorieusement de sa chaise, les mains s’écrasant à plat de part et d’autre de son ordinateur. Ses yeux restent hypnotisés par le mail, comme s’il avait peur que le message disparaisse l’instant d’après.
- Qu’y a-t-il ? demande Issa en décollant son dos de la chaise, prêt à repartir à l’aventure.
- J’ai eu une idée, grâce à toi. Je pense qu’elle pourra vraiment redonner un souffle à la lutte contre le braconnage des éléphants du parc. Et je viens d’avoir carte blanche du magazine pour mettre le projet sur pied !
- Alors ? Ce projet ? demande Issa, le regard pétillant d’intérêt.
- Si Hermione nous donne son accord, je propose que nous installions de petites webcams sur quelques éléphants du clan de Kimya et en particulier sur Kimya. De cette façon, nous pourrons montrer la vie d’un groupe d’éléphants sauvages en temps réel, sans commentaire, sans montage, sans artifice. Je pourrais chaque semaine, faire un reportage sur les sept jours écoulés, mais le plus innovant, ce sera de proposer aux gens de se glisser dans la peau d’un éléphant sauvage et de découvrir ce que c’est de vivre dans un clan et qu’est-ce que c’est d’avoir peur d’être tué pour ses défenses. On pourrait même proposer une version 3D avec une webcam équipée pour ce mode de film.
- C’est brillant. J’adore ton idée, mon ami, dit Issa en souriant doucement.
- Et j’irais même encore plus loin, poursuit Harry avec conviction. En décembre 2016, le gouvernement chinois a annoncé qu’il interdirait bientôt le commerce et le travail de l’ivoire dans le pays. Cette interdiction devrait être appliquée à la fin de cette année 2017. C’est une décision qui pourrait enfin nous donner l’avantage, sachant que la Chine est le premier pays importateur d’ivoire de contrebande.
- Nous allons donc leur mettre la pression avec ce projet ? devine Issa.
- Exactement. Nous devons notamment cibler les jeunes générations qui se détachent de la médecine traditionnelle et des croyances absurdes qui entretiennent le braconnage, telle que les défenses des éléphants repoussent après avoir été coupées et que l’opération se fait sans douleur pour l’animal. La difficulté sera de pouvoir diffuser librement ces films dans le pays et mobiliser cette jeune population chinoise qui est de plus en plus sensible à la souffrance animale.
- Tu crois pouvoir y arriver ?
- Avec de l’aide, oui, je pense. J’ai un contact en Chine qui mène en ce moment une enquête sur le trafic de l’ivoire. C’est également un crack en informatique. J’espère qu’il sera prêt à nous donner un coup de main pour faciliter la diffusion de nos films et pour que le sujet du braconnage des éléphants devienne un thème de discussion sur les réseaux sociaux chinois.
- Je ne vois pas comment Hermione pourrait refuser. Par contre…
- Oui, je sais. Il va falloir convaincre Drago, enchaine Harry en souriant. Mais il est prêt à tout pour aider Kimya et les siens, n’est-ce pas ? Alors, il cèdera.
Issa glousse doucement en secouant la tête.
- Je te souhaite bien du courage…
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La montre du reporter bipe. Il est quinze heures tout rond.
Harry commence à s’impatienter, bien qu’il ait déjà reçu l’approbation de Hermione pour son projet et qu’il s’est empressé de commander six webcams. Le jeune homme n’a pas l’habitude de rester au même endroit toute une journée. Assis devant l’ordinateur, son pied droit rebondit rapidement sur le sol en béton, tandis que son attention est tournée vers la savane.
- Je ne peux pas rester éternellement enfermé ici, se plaint Harry en quittant soudainement sa chaise.
- Mon ami, je te conseille de rester patient et d’écouter Hermione. Si tu veux éviter une leçon de sa part…, termine Issa en marmonnant.
- Viens, on sort, décide Harry en éteignant frénétiquement son ordinateur.
- Mauvaise idée…, murmura Issa en s’étirant dans la chaise à bascule.
Le reporter attrape son trépied, sa sacoche dans laquelle se trouvent son appareil photo, ses différents objectifs et sa petite caméra, puis il se dirige vers la porte. Issa soupire mais il s’empresse de rejoindre Harry.
Les deux hommes montent dans la jeep et traversent le complexe, en direction de la savane. Harry souhaite revoir Kimya et sa harde et les filmer pour préparer une bande-d’annonce de son projet.
Plusieurs minutes passent. Le complexe n’est plus en vue dans les rétroviseurs. Issa se montre particulièrement silencieux. Ses yeux marron balayent régulièrement la savane et ses sourcils lui confèrent un air soucieux.
- Tu as une arme avec toi ? demande Harry en jetant un oeil dans l’habitacle.
- Oui, mais j’espère ne pas avoir à m’en servir aujourd’hui.
- Tu t’es déjà retrouvé face à des braconniers ?
- Oui.
- J’imagine que ça doit être effrayant.
- J’ai eu de la chance, précise Issa sans quitter la savane du regard. Il ne s’agissait que de chasseurs de mon village qui s’étaient volontairement égarés au-delà des zones de chasse autorisées. Ils n’avaient que des lances avec eux. Il a été facile de les arrêter sans violence.
- J’imagine qu’ils chassent avant tout pour la viande et qu’ils revendent les défenses à des étrangers pour une bouchée de pain.
- Tout à fait. Ils ignorent que l’ivoire a plus de valeur que l’or. Ce qu’ils gagnent en vendant de l’ivoire est déjà considérable pour eux. Tu sais, le Congo est un des pays les plus pauvres du monde. Tant que les villageois ne pourront pas vivre décemment, ils ne se préoccuperont pas du sort des éléphants. C’est pour cette raison que le parc propose des emplois en priorité aux personnes qui vivent dans la région et que nous travaillons en partenariat avec des associations qui facilitent l’accès à l’école pour les enfants.
- D’ailleurs, vous menez des actions d’éducation et de sensibilisation dans les écoles ?
- Oui, deux fois par an, nous nous rendons dans les écoles locales pour leur faire découvrir la faune et la flore de la région et nous leur parlons notamment des espèces en voie d’extinction. Nous leur proposons une visite du parc une fois par an.
- Vous n’avez pas peur de rencontrer des braconniers avec les enfants ?
- Tu sais, le risque est le même pour eux au quotidien. Beaucoup d’enfants sont obligés de faire des kilomètres de marche dans la savane ou dans la forêt pour rejoindre l’école. On leur apprend simplement à apprécier ces animaux, à les comprendre mieux et à en être fiers parce qu’ils font partie des multitudes richesses de leur pays.
Une demi-heure s’est écoulée. Au loin, Harry aperçoit le clan de Kimya. Le guide arrête la jeep derrière un groupement d’arbustes piquants. Ayant senti les vibrations du véhicule sur la terre, la matriarche est déjà tournée dans leur direction, la trompe relevée afin que le vent porte leur odeur. Ses larges oreilles sont déjà déployées de part et d’autre de sa tête et un grondement sourd se diffuse dans la savane. Malgré la distance qui les sépare, le reporter n’a aucune difficulté à l’entendre.
- Ils sont plus nombreux aujourd’hui, constate Issa en chaussant ses jumelles. Des mâles les ont rejoints. Nous devons faire attention. Les esprits ont tendance à s’échauffer pour gagner une femelle en âge de procréer.
- La harde de Kimya est uniquement composée de femelles et de petits, n’est-ce pas ?
- Oui, vers l’âge de dix ans, les jeunes mâles quittent le clan et soit, ils rejoignent un groupe de mâles, soit ils deviennent solitaires. En tout cas, mâles et femelles se retrouvent tout au long de l’année lors des périodes d’accouplement.
- Reste là. Je vais m’approcher de quelques mètres pour pouvoir les filmer.
- Ma parole, tu tiens vraiment à mourir aujourd’hui, plaisante Issa, bien que ses yeux ne montrent aucune trace d’humour. Tu dois te méfier. Un éléphant peut charger à 40 km/h…
- Préviens-moi alors si c’est le cas…
Kimya semble s’apaiser. Harry se fait la réflexion qu’elle se souvient probablement de leur odeur.
La matriarche se tourne vers deux jeunes mâles qui se font déjà face, tous deux essayant d’intimider l’autre en secouant la tête vigoureusement. La femelle promise se tient en arrière-plan, observant avec attention le duel.
Fasciné, le reporter s’approche lentement, quasiment à quatre pattes dans les hautes herbes. A l’abri d’un buisson, il finit par sortir sa caméra qu’il pose sur son trépied et commence à filmer. Un sourire de joie absolue se déploie sur son visage à mesure qu’il observe les parades amoureuses et les combats vigoureux des prétendants.
Harry ne se sent pleinement heureux que lorsqu’il peut contempler le spectacle de la vie animale dans son milieu naturel. Dans ces moments uniques, le jeune homme ressent ce que cela fait d’être à sa place. En observant les éléphanteaux appuyés contre les pattes de leurs mères, leurs trompes enlacées, Harry imagine le sentiment de sécurité et d’amour absolu qu’ils doivent ressentir. Son esprit dérive vers le souvenir de ses parents, tous deux reporters, ayant perdu la vie alors que Harry n’avait que douze ans.
Perdu dans les méandres du passé, Harry ne fait plus attention à son environnement. Il n’entend pas les herbes s’écraser doucement au sol. Il ne voit pas deux grosses silhouettes de la même couleur que l’herbe sèche ramper précautionneusement vers le buisson derrière lequel il se cache. Issa ne les voit que trop tard.
- Attention, derrière le buisson !!! hurle le guide en devinant la tête d’une lionne prête à bondir sur Harry.
Harry tourne la tête sur le côté. Un rugissement terrifiant se fait entendre. Le reporter a juste le temps d’attraper sa sacoche tandis que le gros félin lui saute dessus, toutes griffes dehors. Par chance, sa sacoche est très volumineuse et le jeune homme réussit à se protéger en l’interposant entre lui et l’animal. La lionne roule sur le côté, entrainant Harry avec elle.
Du coin de l’œil, le reporter voit un autre félin, plus longiligne, se précipiter à une vitesse hors du commun dans leur direction. Harry comprend qu’il s’agit de Maya. Le guépard profite de sa lancée pour intimider la seconde lionne qui s’apprête à bondir sur le reporter.
Au même moment, la terre se met à trembler. Kimya charge aussi vite qu’elle le peut dans la direction des lionnes. Ses oreilles sont à nouveau gonflées et des barrissements effrayants sortent de sa trompe. Drago s’est redressé sur le dos de la matriarche. Son arme est prête à tirer. Issa a également sorti son pistolet. Les deux hommes orientent néanmoins leurs armes à côté des fauves. Il n’est pas question de les tuer mais de les faire fuir.
Impressionné, Harry reste figé au sol. Les lionnes, quant à elles, comprennent rapidement qu’elles ne sont pas de taille. Cependant, elles ne partent pas de suite et rugissent à l’arrivée de l’éléphante. L’une d’elles évite de justesse un coup de défense de Kimya qui aurait pu la projeter dans les airs sans effort. Ce geste de puissance met fin au combat. Les lionnes s’enfuient de l’autre côté du buisson et poursuivent leur route sans se retourner.
Haletante, Maya se pose dans l’herbe à côté du reporter. Elle lui lèche la main et Harry se surprend, l’instant d’après, à lui caresser la tête sans ressentir la moindre appréhension.
- Merci, murmure-t-il à l’animal dont les yeux se ferment de contentement.
- Est-ce que ça va ? demande Drago d’une voix étonnamment sincère.
- Oui, ça va. Merci infiniment. Vous m’avez tous sauvé la vie, dit Harry en adressant un regard plein de gratitude à Drago et Issa.
- C’est surtout à Issa, Maya et Kimya que tu devrais dire merci, précise Drago. Personnellement, je ne les avais pas vues approcher.
- Tu as eu chaud, mon ami ! s’exclame Issa en lui tendant la main.
Avec l’aide du guide, Harry se met de debout. Il chancelle légèrement, ses jambes lui semblant être en coton.
- C’est le stress, explique Drago. Tu ferais bien de…
Des coups de feu sont tirés.
Kimya barrit et fait immédiatement demi-tour. Tous les éléphants se précipitent dans la direction opposée des tirs qui ne cessent pas.
- Fichez le champ ! hurle Drago en tournant la tête vers Issa. Retournez au complexe ! C’est un ordre !
- Viens, s’écrie Issa en attrapant le reporter par le bras.
Cette fois-ci, Harry ne cherche pas à braver le danger. Les deux hommes montent en vitesse dans la jeep. Issa ne lâche pas son arme tandis qu’il met le contact et qu’il fait demi-tour. Le cœur battant à tout rompre, Harry reprend sa caméra en main et filme grossièrement la scène qui se déroule maintenant derrière eux. Kimya mène les siens vers l’ouest. Les éléphants mâles suivent pour la plupart. D’autres, enhardis par le déversement des hormones dans leur organisme, semblent sécuriser leur échappée en fermant volontairement la marche. Quelques mètres derrière les éléphants, les cinq militaires au sol braquent leurs armes vers l’est.
Le reporter filme jusqu’à ce que les éléphants ne soient plus que des points gris dans la savane. Les coups de feu semblent ne jamais vouloir s’arrêter et Harry se demande, nauséeux, si la harde de Kimya sera épargnée cette fois-ci…