
Chapter 3
- Si nous ne faisons pas mieux très prochainement, notre génération assistera à l’extinction de ces deux espèces sur le continent africain. Nous avons besoin de mesure radicale. C’est maintenant qu’il faut agir…
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Se sentant investi d’une mission encore plus importante qu’à la lecture du mail de Hermione, Harry suit la jeune femme silencieusement, à la découverte du complexe. Ce dernier se structure autour d’un lodge pour touristes qui sert actuellement de lieu de rassemblement pour les agents du parc lorsqu’il fait trop chaud à l’extérieur. Le drapeau du Congo se dresse fièrement non loin du lodge, créant un semblant de rond-point.
Plusieurs petites maisons d’habitation entourent le lodge. Un petit bâtiment légèrement excentré est gardé par trois militaires en permanence. Il s’agit de l’armurerie. Hermione précise qu’un centre d’entraînement de tirs a été mis en place non loin du complexe et que chaque garde du parc se doit de savoir utiliser une arme à feu. Le parc étant limitrophe avec le Soudan, les conflits ne sont jamais loin, sans compter le nombre croissant de braconniers soudanais qui font de la vente d’ivoire leur ressource principale afin d’acheter des armes et de financer leurs guerres.
Tout à côté, se trouve un autre petit bâtiment, là encore très surveillé, où l’on peut trouver les quelques défenses d’éléphants qui n’ont pas été détruites afin de mener des expériences sur l’ivoire. Hermione lui explique que certains chercheurs ont réussi à mettre au point des poisons humains, inoffensifs pour les animaux, que l’on peut injecter dans la corne des rhinocéros, afin de dissuader les gens d’acheter de la poudre de corne de rhinocéros. Cependant, l’expérience est pour l’instant un échec lorsqu’il s’agit des défenses des éléphants car l’ivoire est un matériau beaucoup plus dense et donc le poison ne se diffuse pas.
Très concentré, Harry prend des notes. Il constate que Hermione maîtrise parfaitement la visite et anticipe la moindre question pertinente. Harry se sent humble devant sa passion et son engagement vis-à-vis de la préservation du parc. Il se dit qu’il n’a pas le droit de la décevoir, qu’il doit lui apporter plus que quelques belles pages glacées dans un magazine qui seront trop vite oubliées.
La visite se termine par la maternité des hippopotames. Harry prend quelques clichés des cinq petits hippopotames qui se reposent sur la paille humide, à l’intérieur du bâtiment.
- Bien, je vais maintenant devoir vous laisser, dit Hermione en souriant. J’ai dit à Issa que vous l’attendriez de l’autre côté de la maternité des hippopotames, le long de la rivière Dungu. Ne vous éloignez pas trop.
- Entendu. Merci infiniment pour cette visite !
Harry s’éloigne donc du bâtiment, en direction de la rivière qui sillonne à perte de vue entre terrain boisée, herbeux et marécageux. Le reporter s’accroupit lorsqu’il découvre un groupe de buffle en train de se désaltérer de l’autre côté de la rive. D’un mouvement réflexe, Harry braque son appareil vers les mammifères, apprécie le cadrage, fait la mise au point avec précision et capture la photo parfaite.
- Bonjour ! Vous êtes Harry Potter, n’est-ce pas ?
Le jeune reporter se redresse poliment et tend la main à l’homme noir qui s’approche de lui. Malgré sa musculature développée et une taille proche des 1 mètre 90, le guide au crâne rasé revêt un sourire qui inspire immédiatement la douceur et la bienveillance. Harry pressent qu’ils vont très bien s’entendre. Et Harry ne se trompe pas.
Au volant de sa jeep, Issa se comporte comme un parfait guide touristique. Harry se délecte de ces paysages si différents et de cette faune hors du commun. Buffles fiers, phacochères qui retournent la terre, girafes qui détalent au son de la jeep, hippopotames qui baillent à s’en décrocher la mâchoire dans l’eau de la rivière, lions installés à l’ombre d’un acacia, attendant que ses lionnes chassent quelques antilopes et surtout, les éléphants…
Harry retient son souffle, estomaqué par leur beauté, tandis que Issa éteint le moteur à quelques centaines de mètre d’un groupe important d’éléphants de savane, savane qui s’étend sur des centaines de kilomètres à la ronde. L’endroit est calme, leurs déplacements sont lents et paisibles. Seul le bruit des hautes herbes sèches qu’ils écrasent trahit leur présence.
- Voyez, les militaires au sol ? Ils sont armés et protègent les éléphants, explique Issa en pointant les cinq personnes qui sont placées à quelques mètres des éléphants.
Harry les reconnaît. Il s’agit du groupe de militaires de ce matin. Ses yeux balayent la savane. Le reporter est surpris de ne pas voir Drago. C’est alors que la matriarche se tourne dans leur direction, la trompe relevée. Une nouvelle fois, Harry retient son souffle. L’animal est magnifique. Il est plus gros que les autres, manifestement plus âgé. Ses défenses sont longues, ses oreilles énormes. Sa force tranquille inspire le respect.
Les yeux du reporter se plissent à la vue d’un détail étrange. Une masse grise, telle une excroissance, semble accrochée autour de son cou. C’est à ce moment que le reporter devine la silhouette recroquevillée de Drago à l’arrière de sa tête. Harry comprend maintenant pourquoi le jeune homme est tout vêtu de gris. Le camouflage est proche de la perfection.
Kimya émet un barrissement nerveux et gonfle ses oreilles. L’ambiance change en une fraction de seconde. Le clan d’éléphants change subitement sa trajectoire et se met rapidement en marche dans la direction opposée à la jeep. Seule Kimya reste immobile, face au véhicule.
- Elle est impressionnante, n’est-ce pas ? D’habitude, elle ne se comporte pas comme ça avec les jeeps du parc, mais ce groupe d’éléphants a subi de lourdes pertes sur les quatre derniers mois. Les braconniers avaient utilisé les mêmes véhicules que nous pour tromper les éléphants.
- Il y a eu des pertes humaines ? ose demander Harry.
- Oui. Quatre hommes et une femme en tout. Et nous avons perdu une cinquantaine d’éléphants. Kimya a été blessée. Elle ne doit sa survie qu’à la précision de tir de Drago et bien sûr de celle des militaires qui suivent quotidiennement le groupe.
- Comment se fait-il que Drago soit le seul à être à dos d’éléphant ?
- Ce sont des éléphants sauvages. Il est impossible de les monter et nous souhaitons que la présence de l’homme soit la plus discrète possible. Pour Drago et Kimya, c’est différent. Ils partagent un passé…
Les deux hommes échangent un long silence. A l’image de Hermione, Issa ne semble pas à l’aise avec le sujet.
- Kimya a vécu quelques années auprès de Drago, finit par lâcher Issa. Drago a tout fait pour qu’elle retrouve la vie sauvage. Il s’est arrangé pour qu’elle puisse être libérée dans ce parc et s’est assuré qu’elle arrive à intégrer un groupe d’éléphants. Cela remonte à quelques années. Mais leur lien est si fort que, même en étant devenue la matriarche de ce groupe, Kimya ne l’a pas oublié et elle a su le faire accepter par les autres éléphants de son clan, lorsque Drago est revenu auprès d’elle afin de la protéger.
- Je vois, se contente de répondre Harry. Et est-ce que « Kimya » signifie quelque chose de particulier en congolais ?
- Oui, dit Issa en souriant doucement. En Lingala, qui est une des langues parlées du pays, cela signifie « la paix »… Drago sait parler couramment le Lingala. Il communique essentiellement dans cette langue avec Kimya qui est originaire du Congo.
- Drago est né au Congo ? ne peut s’empêcher de demander Harry.
A nouveau, le guide touristique semble gêné par la question du reporter. Il détourne son visage vers l’éléphante qui a également fait marche-arrière et qui accélère le pas afin de rejoindre les siens. Les militaires au sol ferment la marche. L’un deux fait signe à Issa de s’éloigner.
- Je ne suis pas certain que Drago apprécierait notre conversation, explique Issa en démarrant le moteur de sa jeep. Sachez simplement que vous ne trouverez pas plus impliqué que cet homme dans la lutte contre le braconnage. Peut-être parce que son histoire personnelle est intimement liée à l’histoire du braconnage en Afrique… Si vous souhaitez en savoir plus sur le parcours de Drago, je vous conseille d’en parler directement avec lui.
- Cela risque d’être compliqué…
- Exactement ! reconnaît Issa dans un éclat de rire compatissant. Je me dis souvent que Drago est aussi sauvage que les animaux qui vivent dans ce parc. C’est sans doute pour ça que j’accepte aussi facilement ses sautes d’humeur et sa tendance à nous fuir. Maya est même plus aimable que lui !
Les deux hommes partagent un rire léger tandis qu’ils retournent au complexe qui se trouve à quelques kilomètres de là. Le soleil commence à décliner dans le ciel bleu pâle. De nombreux militaires et gardes du parc s’écartent à leur passage. Ce n’est qu’à ce moment que le reporter réalise le nombre d’hommes et de femmes engagés dans la protection du parc.
- Si je comprends bien, raisonne Harry à voix haute, la protection des animaux n’est assurée que le jour.
- Quasiment. Les braconniers préfèrent attaquer le jour pour des raisons évidentes de visibilité et de sécurité car des animaux nocturnes pourraient les surprendre. Certains groupes d’éléphants ont malheureusement compris ça et ils ont fait le choix de se déplacer la nuit et de se cacher derrière les arbres de jour. Le problème, c’est que les éléphanteaux sont plus exposés aux attaques de carnivores la nuit et que le regroupement des clans d’éléphants pour la reproduction est donc de plus en plus difficile.
- A ce que j’ai vu, Kimya et son clan se déplacent le jour, remarque le jeune reporter.
- Oui, Kimya continue à se déplacer pendant la journée, mais, depuis quelques mois, elle revient toujours vers le complexe lorsque la nuit tombe. Chaque jour, elle fait une boucle différente et elle évite soigneusement les endroits du parc où il y a eu des attaques.
- J’imagine par peur de représailles.
- Je pense aussi parce que les éléphants tués sont laissés sur place et que, normalement, les éléphants mourants quittent le groupe et vont décéder seuls dans un lieu qu’on pourrait appeler un cimetière. Les éléphants respectent leurs morts. C’est un lieu sacré en un sens. Ils peuvent parfois s’y recueillir, mais ce n’est pas un banal lieu de passage pour les vivants. Et enfin, je pense qu’il est surtout douloureux pour eux de découvrir le cadavre d’un proche qu’un homme a sauvagement assassiné. Nous savons que les éléphants ont conscience d’eux-mêmes et qu’ils différencient chaque membre de leur clan et même au-delà. Ce sont, pour la plupart, des êtres très solidaires qui ont besoin du groupe pour se sentir bien. Ils tissent des liens uniques entre eux, comme nous le faisons entre nous. De plus, ils ont une mémoire incroyable et ils peuvent, comme nous, se rappeler d’évènements très anciens. Ils peuvent se rappeler de chaque attaque et de chaque proche qu’ils ont perdu. Ils savent que certains hommes sont prêts à tout pour les tuer et ils savent pourquoi. Certains éléphants tentent d’abîmer leurs défenses. Il n’est pas difficile de comprendre ce qu’ils ressentent. Peur, tristesse, colère, impuissance. Et parfois même désir de vengeance. Comme nous.
Harry laisse les mots du guide s’ancrer totalement en lui, diffuser leur pouvoir. Harry se sent éléphant à cet instant. Un éléphant traumatisé et meurtri dans sa chair. Le combat n’est pas loyal. Ces êtres pourtant si gros, si puissants, n’ont aucune chance face aux armes à feu. Leur sagesse, leur intelligence, leur douceur, leur ouverture d’esprit, leur capacité à aimer ne sont que vents et poussière face l’appât du gain, la cruauté, la perversité, la roublardise et l’ignorance.
Le cœur lourd, Harry garde le silence, prend quelques clichés des militaires qui croisent leur route. Le soleil continue sa course en direction de la terre ocre. Il devient sanguinolent, à l’image des atrocités qui se déroulent ici.
Une idée sombre vient à l’esprit du reporter. Il sait qu’il doit le faire.
- Pouvez-vous m’emmener sur le lieu de la dernière attaque ? Il faut que je voie ça. Je dois prendre des photos…
- C’est d’accord, finit par répondre le guide à voix basse, après un long soupir.
Issa tourne lentement à gauche et quitte la route de terre. Le trajet est assez inconfortable, la jeep heurtant chaque monticule décoré de hautes herbes.
Quinze minutes se sont écoulées. Il y a maintenant de plus en plus d’acacias et de baobabs autour d’eux. L’endroit est à mi-parcours entre savane et forêt. En levant la tête vers le ciel, Harry constate que le crépuscule ne va bientôt plus tarder. La lumière rasante du soleil offre un spectacle à couper le souffle. Le parc est à contre-jour, Issa allant droit sur le soleil. Chaque arbre, chaque animal n’est plus qu’une masse noire auréolée de feu.
La jeep s’arrête soudainement, à quelques centaines de mètres d’une dizaine d’ombres informes qui jonchent aléatoirement le sol. La gorge du reporter se serre. Les deux hommes ne prononcent aucun mot.
Issa relance sa jeep. Il va très lentement, comme s’il souhaitait faire le moins de bruit possible. Par respect pour les pachydermes morts, se dit Harry.
A quelques mètres du premier éléphant, Issa éteint le moteur. Le reporter descend de la jeep et s’approche encore, son appareil photo en main. Il contourne l’animal et s’immobilise face à la scène tragique. Harry déglutit bruyamment à de nombreuses reprises, sentant une immense vague de tristesse déferler en lui.
L’animal mutilé n’a plus de défense, plus de trompe et son apparence rappelle celui d’un ballon légèrement dégonflé.
Les derniers mots d’Issa au sujet des éléphants ne cessent de planer dans la tête du reporter tandis qu’il prend plusieurs clichés de chaque pachyderme. Il est possible de comprendre ce qu’ils ressentent. Harry se dit qu’il doit dépasser cet objectif et trouver un moyen pour que les gens ressentent ce que les éléphants ressentent.
Les gens doivent devenir éléphants…