
Passage
Depuis la sortie de l'aéroport, le poids dans l'estomac de Harry ne le quittait pas. Il avait même l'impression qu'il grossissait. Aussi, il décida de passer en premier. Il attrapa le couteau à lame noire dans la main de Kid et le passa sur son doigt, son poignet étant toujours bandé. Quand les trois autres eurent fait de même, le sang s'étendit sur les branches de l'étoile comme le flux d'un ruisseau guidé par la lune et le dessin à la craie devint plus net dans la nuit qui tombait. Les reflets métalliques du liquide semblaient plus éclatants que la normale et à mesure que les secondes s’égrenaient, un goût métallique se répandait dans la bouche de l'auror. Il essaya de déglutir pour le faire disparaître, en vain.
-Bah alors ?
Le cercle était prêt, rouge sur la terre noire, et semblait les attendre. Le sang émettait une lueur rosâtre au-dessus des branches.
-Je suppose qu'il faut rentrer dedans, suggéra Summers. Andersen, après toi.
-Sans façon. Et tu pouvais pas dessiner un cercle plus grand ? On va être serrés là-dedans.
Kid ne répondit pas. Il suivit des yeux les branches de l'étoile, le visage fermé, puis sans un mot, entra dans le cercle. Dès qu'il eût ses deux pieds dedans, il s'immobilisa, tête baissée et point serrés, fixant le vide. Summers toucha délicatement son bras et il était raide comme de la pierre. Sa poupée s'éleva d'elle-même pour flotter face à son propriétaire. Elle semblait luire de l'intérieur, d'une lumière rosée. Les trois aurors se regardèrent, et ensemble, firent un pas en avant.
Dès que son talon entra en contact avec l'intérieur du cercle, Harry sentit un fourmillement dans tout son corps et son regard se fit aspirer par le bout de tissu qui lui servait de poupée vaudou. Il se retrouva dans le noir et s'immobilisa. Il était seul, au milieu d'une immensité obscure ; même en levant les mains devant lui, il n'arrivait pas à les voir.
En dépit de sa myopie, Harry n'avait pas – plus – l'habitude d'être ainsi seul dans le noir. Il se souvenait avec clarté de son placard, au 7 Privet Drive, où il avait passé tant de temps. Une fois sorti de là et après avoir découvert la liberté de voler sur un balais, il s'était trouvé une certaine peur à l'idée d'être à nouveau enfermé, quelque chose qu'il ne se souvenait pas avoir ressentit dans son enfance. Hermione avait appelé ça une phobie post-traumatique. Pourtant, à cet instant où cette peur aurait dû l'envahir, il ne ressentait qu'un léger malaise. Même sa nausée grandissante avait disparu.
Il entreprit d'avancer, marchant sur un sol qu'il ne parvenait pas à identifier. Koizumi lui avait prédit la mort instantanée s'ils entraient dans la quatrième dimension sans protection, mais ici, il n'y avait rien. Ses collègues, le pentacle, les poupées, tout avait disparu et il ne sentait pas ses pieds marcher.
Au fur et à mesure qu'il avançait, il commença à distinguer une vague forme face à lui. Ce qui ressemblait à un pilier distordu émergeait de l'obscurité. En parallèle, quelque chose lui frôlait les bras et les jambes – alors qu'il était à peu près sûr de ne plus en avoir. C'était une sensation agréable, comme un petit vent frais qui se levait après une journée d'orages où l'air restait figé.
Au bout de quelques pas, Harry distingua enfin ce qu'il avait prit pour un pilier : une stalactite d'un rouge sombre dont les fondations se perdaient dans l'obscurité du plafond. De la pointe de la roche gouttait à intervalles réguliers du sang, qui venait remplir le pentagramme dessiné en dessous. Une lueur rougeâtre flottait au-dessus de l'étoile. Dedans, une petite forme blanche attendait.
Harry n'eut pas le temps d'en distinguer les contours. Un pas de plus et brusquement, le petit vent frais qui l'entourait gagna en puissance, passant de la brise à la tempête. L'instinct prit les commandes et Harry bondit, gagnant en quelques enjambées l'intérieur du pentagramme. Là, le vent s'arrêta net.
-Salut, fit la petite forme blanche.
Harry ne répondit pas, trop occupé à surveiller la sensation de brûlure qu'il avait là où devrait se trouver son arrière-train.
-Le pentagramme protège nos esprits et les poupées nos corps, déduit l'autre. Au-dehors, c'est de la magie à l'état brut.
Quand la sensation de brûlure se dissipa, Harry put examiner la forme blanche face à lui. Elle ressemblait à la poupée de Kid mais ses contours restaient flous, comme s'ils se mêlaient à l'obscurité environnante. Les yeux, faits de boutons violets, fixaient Harry avec curiosité et les deux couleurs du voleur, le blanc et le bleu, semblaient flotter sur son costume. Sa cravate n'était qu'une petite tâche bleue près de son cou. La poupée était assise dans le cercle, appuyée sur les moignons qui lui servaient de membres, et agitait régulièrement ses jambes. Harry dut se répéter que c'était bien Kid face à lui.
-Heu... Donc on est bien passés dans la quatrième dimension ?
-Oui...
-Mais pourquoi on n'a pas atterrit directement dans le pentagramme ?
-Aucune idée, répondit Kid comme si la question était anecdotique. Moi aussi j'ai du marcher. Plus qu'à attendre tes collègues. D'ailleurs, tu devrais en profiter pour admirer ta poupée.
Harry baissa le nez et réalisa qu'il avait maintenant une forme physique. Celle du bout de tissu qu'il avait fabriqué, illuminé par le pentagramme sous ses pieds.
-Il est probable que tes collègues aient la même apparence, ajouta Kid.
Étant sous la forme d'une poupée, son sourire était tout sauf physique. Mortifié, Harry se jura que s'il sortait de là vivant, il se fabriquerait une vraie poupée, quitte à ne plus jamais l'utiliser. Il n'avait pas envie de raconter cet épisode où il s'était transformé en chiffon qui parle.
-Ah, les voilà.
Harry se retourna, bancal sur ses jambes de tissu, et aperçu Andersen et Summers qui s'avançaient cahin-caha, venus de l'est et du nord. Ils avaient aussi prit la forme de leurs poupées et ils suivaient un ruisseau carmin qui menait directement au pentagramme. Un coup d’œil de Harry confirma que lui aussi avait suivi son ruisseau, sans s'en rendre compte. Protégé par le cercle, il observa ses deux collègues s'immobiliser, repérer la stalactite, puis se ruer vers le pentagramme. Alors qu'il était petit pour quatre humains, la place était bien suffisante pour quatre poupées.
-Bon, c'est bizarre, fit Summers quand tout le monde fut à l'abri.
-Dans quoi je me suis embarqué, marmonna Andersen.
-Bien messieurs, reprit Kid, la voix joviale. Si je suis notre plan, il est temps de sauver le monde. Vous savez quoi faire.
Harry lorgna vers l'extérieur du pentagramme, là où il savait rugir une magie suffisante pour le foudroyer en un instant. Méfiant, Summers avança un moignon hors de leur petite bulle, puis le retira. Le tissu s'était tordu dans tous les sens et déchiré par endroits.
-J'ai pas fait mon testament, murmura Andersen.
-Bon les gars, c'est pas le moment de se dégonfler, reprit Harry d'une voix qu'il espérait ferme. On est arrivés jusqu'ici et c'est la dernière étape. Après tout ça, on pourra enfin rentrer chez nous !
Malgré toute la conviction qu'il mit dans ses paroles, lui-même n'était pas rassuré. C'était une sensation étrange d'être protégé dans un pentagramme tout en sachant qu'à quelques centimètres d'eux, une magie invisible et brutale attendait de pouvoir les réduire en pièces.
-On se place comment ? murmura Summers.
-Il faudrait faire une ligne vers le pentagramme, comme un fuseau...
Summers agita le bout de tissu qui lui servait de bras.
-J'ai même pas fait un pas là dedans. C'est impossible.
-Tout seul, non, réfléchit Andersen. Mais si on se place en diagonale...
-La magie passera de l'un à l'autre avant d'atteindre Kid qui pourra défaire les nœuds, finit Harry.
-Vous voulez vous éloigner du pentagramme ? protesta Summers.
Harry prit soin de ne pas regarder son moignon déchiré. Qui sait quelles conséquences subirait l'auror une fois revenu à la réalité ? Andersen, lui, oscillait entre Summers et l'étendue noire et silencieuse au-delà de leur bulle. Pendant plusieurs minutes, il ne dit rien. Puis :
-J'y vais en premier. Harry, tu me suis. Tobias, tu restes près du pentagramme. Kaito, tiens-toi prêt.
Personne ne protesta.
Tout Griffondor qu'il était, à cet instant, Harry était incroyablement soulagé de ne pas sortir le premier de leur bulle. Puis il se sentit coupable d'avoir pensé ça. Il se souvint qu'Andersen aussi s'était trouvé dans l'accident magique du salon d'Akako et avait ressenti la puissance brute qu'il s'apprêtait à affronter. C'était peut-être même la raison pour laquelle il avait choisit d'y aller en premier.
Harry se plaça juste derrière son collègue, un pas à droite, et Summers fit de même, deux pas à gauche. Kid s'était levé et attendait sans un mot.
-A trois, on y va, annonça Andersen après avoir vérifié la formation. Un, deux... trois.
D'un même pas, ils s’avancèrent. Et Harry comprit qu'il n'était pas question de manipuler cette magie.