
Dire sans dire
Ils avaient six suspects. Un couple en tenue de soirée, deux hommes aux cheveux noirs, une femme blonde platine en tenue de motarde et un vieil homme au crâne dégarni. Nakamori décida de répartir les tâches. Il demanda à Summers d'interroger le vieil homme, à Andersen d’interroger la motarde et appela quelqu'un de son équipe pour qu'il s'occupe avec Harry des deux hommes bruns. Lui-même se chargea du jeune couple.
Avant d'aller interroger les deux hommes qui lui étaient assignés, Harry se massa discrètement le visage pour en chasser la fatigue. C'était une astuce que son tuteur lui avait transmise, quand il était encore débutant et que sa première nuit d'enquête l'avait laissé épuisé. Il remit ses lunettes d'aplomb et se dirigea d'un pas ferme vers ses suspects. Les deux hommes, qui se ressemblaient, regardaient le dos de Nakamori qui commençait son propre interrogatoire. L'inspecteur avait cette manie de s'agiter qui attirait le regard et visiblement, ça les rendait nerveux.
C'est peut-être pour cette raison qu'ils sursautèrent quand Harry et son collègue de fortune arrivèrent près d'eux. Le jeune auror prit soin de les saluer poliment afin qu'ils ne se sentent pas menacés et les guida à l'arrière du camion pour débuter l’interrogatoire. Une fois installés sur des chaises pliantes, loin des lumières des gyrophares qui noyaient tout dans un pot-pourri de blanc et de noir, Harry put examiner ses deux suspects avec plus de netteté.
Ils étaient tous les deux bruns avec les yeux noirs et un air de famille clamait qu'ils étaient frères. Ils avaient le même éclat violet dans les cheveux, la même forme d'oreilles, mais l’aîné possédait une mâchoire plus carrée et le cadet un visage plus fin. Ils étaient habillés dans des couleurs sombres qui les rendaient presque invisibles dans la nuit. Visiblement inquiets d'être ainsi arrêtés, ils se tenaient la main et le cadet gardait les épaules relevées, presque caché derrière son frère. L'aîné n'hésita pas à rapprocher sa chaise pour que le plus jeune puisse se blottir contre lui. A aucun moment ils n'avaient cessé de regarder Harry. Depuis que le jeune auror s'était approché, le regard des deux frères s'était fixé sur lui. L'aîné avait pâli et le cadet s'était figé, les yeux grands ouverts, comme si aucun des deux ne pouvait y croire.
Mais croire à quoi ?
Intrigué, Harry décida de laisser son collègue – un certain Ishizuka Unsho – commencer l'interrogatoire et en profita pour observer les réactions des deux frères. Dès que l'homme avait commencé à parler, le cadet avait tourné la tête vers lui, aussi vif qu'une vipère, puis avait reprit son examen. L'aîné essaya d'écouter l'homme mais lui-même ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d’œil au jeune auror. Harry commençait à se sentir mal à l'aise. Les grands yeux du plus jeune et les réponses saccadées du plus vieux hurlaient quelque chose qu'il n'arrivait pas à déchiffrer. Ce n'était pas le même regard que l'oncle Vernon, qui n'avait que mépris pour lui, ni celui exaspéré de Hermione quand Ron et lui parlaient de Quidditch pendant des heures. Ils n'avaient pas réagit au nom de Harry Potter, ce n'étaient donc pas des fans. Il ne comprenait pas.
Ishizuka Unsho avait vu, lui aussi, le petit manège des deux frères. Voyant qu'il n'obtenait que des réponses vagues, les deux hommes étant trop occupés à contempler Harry pour lui porter attention, il choisit de lui laisser la main pour continuer l'interrogatoire. Harry se redressa.
Professionnalisme, Potter.
Il confirma l'identité des deux frères et attaqua :
-Que faisiez-vous sur l'autoroute à cette heure-ci ?
L'aîné répondit :
-On rentre du travail. On bo... on travaille dans mon stand de hot-dogs. A Den City.
Corps figé, auto-contrôle du langage. L'homme était tendu. Et toujours, il gardait les yeux fixés sur ceux que Harry.
Qu'est-ce que tu vois ? Est-ce que tu me connais ?
Professionnalisme, Potter.
-Tous les deux ? Votre frère est mineur, non ?
L’aîné jeta un coup d’œil à son cadet, aussi immobile qu'une statue, qui suivait les gestes de Harry avec une intensité qui le faisait frissonner.
-Jin a eu dix-huit ans il y a deux semaines.
Dans l'espoir de désamorcer la tension ambiante, Harry s'adressa directement au plus jeune :
-Ce sont donc vos premières semaines ? Vous y arrivez ?
Le dénommé Jin acquiesça sans un mot.
-Désolé, bredouilla l'aîné, il n'est pas... Il n'a pas... Il a du mal à parler à des inconnus.
-Vous n'avez pas à vous inquiétez, intervint le binôme de Harry, nous voulons juste savoir si vous avez vu Kid, puisque vous étiez sur l'autoroute.
-Kid ? Le Kid ? Heu non, il était là ?
-Vous n'étiez pas au courant du vol de ce soir ? C'est passé sur toutes les chaînes.
-On n'a pas trop le temps de regarder la télé, avec le boul... le travail.
A en juger par leurs traits tirés, Harry était tout à fait prêt à les croire mais ce n'était pas suffisant pour son collègue.
-Montrez-moi vos mains.
Les deux hommes obéirent, chacun leur tour. Quand le policier manipula le poignet de l'aîné, celui-ci tressaillit et retira sa main précipitamment, la couvrant avec l'autre. Il portait un gros bracelet, remarqua Harry, quelque chose qu'il ne s'attendait pas à voir sur le poignet d'un homme adulte.
-Syndrome du canal carpien, marmonna Unsho pour lui-même.
Puis il ajouta plus haut :
-Vous utilisez beaucoup le clavier pour quelqu'un qui travaille toute la journée dans un stand de hot-dogs.
L'aîné rougit puis pâlit à une vitesse impressionnante. Le cadet essaya de se faire tout petit derrière son frère mais il du se soumettre lui aussi à l'examen du policier. Unsho prit plus de temps pour masser le poignet du jeune homme – qui fixait sa main comme si elle était prise dans un nid de frelons – puis sembla satisfait du résultat. Dès qu'il les eu lâchés, les deux hommes se retournèrent vers Harry qui s'efforça d'ignorer le frisson qui lui parcourut le dos sous ce faisceau de regards.
-Alors ? reprit le policier, où trouvez-vous le temps de taper au clavier si vous travaillez tant ?
-Vous n'étiez pas en train d'enquêter sur Kid ? répliqua l'aîné, sur la défensive.
-C'est ce que je fais, répondit l'autre.
L'insinuation fut très bien comprise par leurs deux suspects.
-M-mon f-frère n'est p-p-pas K-Kid, protesta faiblement le plus jeune, à la surprise générale.
-S'il a des cals de hacker aux mains, il pourrait l'être, répliqua le policier, implacable.
Harry ne savait pas ce qu'était des cals et se souvenait vaguement de ce qu'était un hacker, l'ayant entendu pendant sa journée au quartier général. Il comprenait mieux l'action de son collègue. L'aîné des deux frères devenait leur premier suspect et ça, il l'avait bien comprit. Les joues écarlates, son regard oscilla entre Harry et Unsho, puis il lâcha :
-Je travaille comme hacker la nuit parce que le stand ne paie pas assez !
Son cadet émit une onomatopée de surprise, ce que les policiers ne manquèrent pas. S'il n'avait pas de cals aux mains et s'il n'était pas au courant des activités de son frère, ça le rayait de la liste des suspects. Quand à l'aîné, maintenant qu'il était lancé, il avait clairement besoin de vider son sac :
-On n'a plus de parents, Jin était malade, je pouvais pas le laisser seul à l'hôpital pour continuer mes études, je devais l'aider ! C'est mon seul frère !
Harry ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais il se fit couper.
-Il est resté dix ans à l'hôpital, vous savez combien ça coûte ? Et avec l'histoire de la tour, j'ai pas pu tenir mes objectifs ! J'ai des dettes et ce soir je suis en retard à cause d'un v-voleur qui... qui...
Sa voix mourut dans un borborygme incompréhensible. Son jeune frère passa un bras dans son dos et jeta un coup d’œil désespéré à Harry – ignorant totalement son collègue.
-On n-n'est p-p-pas des méchants, fit-il d'une petite voix, et Kid n-n'est pas méchant non plus... Il a juste... Il veut juste... Quelque chose...
-Il veut quoi, selon vous ? demanda Unsho d'une voix qui aurait pu être frustrante si elle n'était pas aussi douce.
-Et de quelle tour vous parlez ? renchérit Harry.
Là, Unsho sembla surprit.
-La tour d'Hanoï, il y a quelques mois, n'est-ce pas ? Si elle avait été activée, l'Internet du monde entier aurait été détruit. Vous en avez certainement entendu parler ?
Harry fit mine de s'en rappeler, tout en cachant ses sueurs froides. Ainsi, le monde moldu avait lui aussi frôlé la catastrophe et il n'en savait rien.
Cette enquête devenait de plus en plus déroutante.
-Avez-vous le nom et l'adresse de votre commanditaire ? reprit Unsho.
-De toutes façons j'ai pas le choix, soupira l'autre, la mine défaite.
Il récita l'information demandée de mémoire et le policier les laissa partir. Harry attendit que les deux frères soient hors de portée pour mentionner à son collègue :
-Ce n'est pas très logique... S'il a des cals, il pourrait être Kid, vous l'avez dit vous-même.
L'autre se retourna vers lui, un sourire taquin aux lèvres :
-Kid est un magicien. Ses mains sont son outil de travail. Vous ne croyez pas qu'il sait comment faire disparaître des cals ?
Les informations récoltées à propos des autres suspects ne les aidèrent pas plus. Le jeune couple en tenue de soirée demandait à être relâché pour rejoindre leur fils, laissé aux bons soins de leur majordome. Le vieil homme au crâne dégarni se montrait patient, mais ses yeux qui allaient et venaient trahissait sa nervosité. Il était l'assistant d'un magicien et partait rejoindre son maître qui allait donner un spectacle ce soir-là. Son métier avait fait hausser un sourcil à Harry mais Summers l'avait rassuré : ils avaient vérifié son identité, son emploi du temps et le trajet parcourut par sa petite voiture : tout correspondait à ses propos.
Seule la jeune femme, une blonde platine aux formes généreuses, leur donnait du fil à retordre. De sa position, Harry put suivre le déroulé de l'interrogatoire.
-Je n'ai pas bien comprit, fit la jeune femme en papillonnant des yeux, vous cherchez qui ?
-Kid, répondit Andersen d'une voix patiente. Il a disparu dans les parages.
-Un enfant a disparu ? C'est terrible !
-Non, pas un enfant, un voleur qui se fait appeler Kid.
-Il a été enlevé par un voleur ? C'est encore plus grave ! Y-a-t-il une rançon ? Je peux participer... Je n'ai pas grand chose mais si c'est pour retrouver un enfant...
-Il n'y a pas d'enfant à retrouver, reprit Andersen. Kid, un voleur, s'est déguisé et glissé parmi vous. Vous êtes suspects.
-Moi, une suspecte ? Mais je n'enlève pas les enfants, moi !
-Il n'y a pas eu d'enlèvement !
-Mais vous parliez d'enfant...
Harry avait du mal à croire à ce dialogue de sourd. La jeune femme papillonnait des yeux, penchait la tête sur le côté, tournicotait une mèche de cheveux bouclée entre ses doigts, puis joignait les mains contre elle de sorte que sa poitrine ressortait. Elle portait un maquillage savamment dosé qui faisait ressortir ses grands yeux de biche et ses lèvres.
A quinze ans, Harry aurait aimé regarder une belle femme comme elle.
Dix ans plus tard, tout ce qu'il voyait était un serpent jouant avec sa proie.
Le regard de la femme était froid comme de la glace. Il examinait Andersen, observant la manière qu'avaient ses mains de serrer de plus en plus le calepin où il devait recueillir le témoignage. Elle avait jeté un coup d’œil à Harry et il avait sentit un long frisson le traverser. Il aurait été incapable d'en expliquer la raison, car toutes les réactions de leur suspecte – qui formaient en réalité cinquante pour cent du réel témoignage – clamait l'innocence totale. Il fut soulagé de ne pas être chargé de ce suspect-là. Nul doute qu'il aurait perdu son calme. Même Andersen commençait à s’agacer ; Harry le voyait à la manière dont ses mains froissaient le papier du carnet.
Harry ne pouvait pas décider de l'innocence d'un suspect sur une impression, mais tous ses sens lui hurlaient de rester à l'écart de la belle blonde.