Hannibal - L'inéluctable
Will Graham devise sur le chemin de destinées qui n'en font plus qu'une après une chute inévitable. Situé après la Colère de l'agneau (S3, Épisode 13).
INÉLUCTABLE, adj. Qui ne peut être évité ; à quoi on ne peut se soustraire. Synon. fatal, immanquable, implacable, inévitable, inexorable, infaillible, nécessaire. Fatalité, lien, loi, mal, mort, sentiment inéluctable. N'essayez pas d'échapper (...) à cette volonté inéluctable que rien ne peut faire dévier (Gautier, Fracasse, 1863, p. 402).
On dit qu'il est impossible de choisir notre destin, et c'est vrai. Aucun de nous n'était censé survivre à cela. Une falaise de cent cinquante mètres. Les roches tranchantes dissimulées sous l'océan en furie.
C'était une mesure désespérée. Pour en finir. Je savais que je ne reviendrais pas vivant de cette ultime traque. Alors j'ai franchi tous les seuils.
J'ai dit au revoir à Molly et à Walter, tout en sachant que c'était la dernière fois qu'ils me verraient. Je ne leur ai pas dit.
J'ai libéré Hannibal. J'ai sorti le diable de sa prison abyssale, je l'ai rappelé dans le monde, courant le risque suicidaire de la liberté.
J'ai délibérément tué un homme. Contrairement à toute idéologie et serment du FBI. Je n'étais plus agent. Je n'étais plus que moi. Nous n'étions plus que nous. Moi et Hannibal...
J'y ai pris plaisir. Ce serait mentir que ne pas l'admettre. Ce psychopathe le méritait. Mais même la sainte colère de l'agneau ne doit pas lui faire oublier son rôle : ni Dieu, ni défiant devant Dieu, sacrificiel jusqu'à la fin du monde.
Je suis devenu autre. Une chimère quelque part entre les deux. Un félin au coeur encore tendre d'herbivore.
Nous sommes liés, par le meurtre et les vies que nous avons tour à tour détruites et sauvées. Sauve-toi toi-même, a dit le voleur sur la croix. Bon sang, nous ne pouvons même pas nous sauver nous mêmes !
J'ai laissé agir mon instinct. C'est ironiquement lui qui m'a donné l'idée, en inspectant la falaise à notre arrivée. C'était son dessein, bien sûr. Il l'attendait de moi. Il savait qu'il n'y avait pas de solution pour nous deux.
Il était prêt à subir la colère vengeresse de l'agneau. J'étais prêt à faire face à ce qu'il souhaitait que je fasse, depuis le début.
Alors nous avons basculé. Ensemble. Une nouvelle tasse dont la chute promettait un dommage tel qu'il ne se réparerait pas, peu importe le plan d'existence.
Je n'ai ressenti aucune peur. De côte à côte dans cette étreinte mortelle, il s'est laissé emporter sous mon poids. Je voulais être sûr que si l'un de nous deux survivait à ça, ce ne serait pas lui.
Je ne sais pas comment nous nous en sommes sortis. Je me souviens du moment où nous avons crevé la surface. Je me rappelle la lutte : celle de mes mains qui refusaient de lâcher prise, la lutte du corps désorienté qui s'agite en croyant à sa fin et qui cherche son souffle, tousse, crache. Celle de l'instinct de survie, qui ne veut pas laisser le froid l'envahir. Je me rappelle le moment où la lutte a cessé, où la chaleur et le poids sous ma main m'ont été arrachés et du vide que cela a créé en moi, et puis la dérive, l'inertie, l'abandon. Les membres trop lourds à supporter, les paupières qui se ferment. La poussée de la houle. J'étais mort ou j'allais bientôt mourir, et plus rien n'avait d'importance à mes yeux.
J'avais senti jusqu'au plus profond de mon coeur le crac des os brisés. Alors que l'océan était devenu d'encre autour de nous il était impossible qu'il ait survécu.
Alors, à la dérive, je suis parti serein, tendant les bras à la noirceur qui entachait ma vision.
Je pensais qu'on ne choisissait pas son destin. C'est toujours vrai. Mais quelque chose a changé, une nuance s'est ajoutée. Une nuance à laquelle je devais me résoudre. Le destin semblait nous avoir choisi, en même temps que nous avions décidé de porter à la résolution son énigmatique équation. Fallait-il comprendre, lorsque, toussant, crachant, affaibli et engourdi, assis contre la falaise sur le sable d'une minuscule crique, je suis revenu à mes sens, un visage plus que familier plongé vers le mien, que nous ne pouvions être qu'inséparables, dans la vie comme dans la mort ?...