Buckshot Roulette - Anhédonie de l'adversaire
Le Dealer se lasse, peu à peu. Mais pas du jeu.
« Veuillez signer la décharge générale de responsabilité, s'il vous plaît. »
C'est avec une voix gutturale, aux accents métalliques, que le Dealer accueille tout joueur dans son antre. C'est toujours la même rengaine, tant dans ces mots usés que dans le regard neuf qu'il porte sur chaque nouveau participant afin de le jauger.
Il voit de tout ici. Du simple danseur un peu trop curieux à ceux qui contractent des dettes ou des contrats qu'ils se doivent d'honorer, en passant par ceux que l'on drogue avant de les amener dans "le couloir de la mort" et ceux qui reviennent, dépendants, pour une énième partie, prolongeant le plaisir bien au-delà de la raison. Sans compter les suicidaires.
Tous les joueurs se ressemblent mais aucun ne se trouve ici pour les mêmes raisons. Qu'il gagne ou qu'il perde, le Dealer s'en fiche. Ce qui l'intéresse, c'est le jeu. Entre quelques canettes de soda et un paquet de cigarettes, il maintient le rythme. Il emmène les joueurs sur le fil, à l'extrême limite de leurs capacités et de leur sang-froid. Il les entraîne dans sa danse, à la frontière entre la vie et la mort, là où le danger est si maximal que tous les sens sont en éveil et la concentration se maintient le plus fort.
Il comprend ceux qui pensent au jeu comme à un comprimé d'ecstasy, qui succombent à son parfum d'adrénaline et de hasard. Il était pareil, avant. Mais, de l'autre côté de la barrière, son travail devient juste lassant. La demande ne faiblit pas ; cette boîte de nuit au style industriel douteux s'emplit de soir en soir.
S'il ne se lasse pas de jouer - se lassera-t-il jamais ? - sa fatigue vient de ses adversaires. Il n'y voit plus que la misère, l'ennui et la curiosité, qui conditionnent l'appât du gain, la recherche de sensations fortes et l'inconscience face au danger, sans parler de ceux qui ne recherchent rien de plus qu'une balle dans le crâne. C'est à croire que l'enfer est déjà sur Terre. Peut-être que c'est réellement le cas, depuis que Dieu a perdu.
Le Dealer crache un nuage de fumée, écrase sa dernière cigarette, puis fait face au nouveau joueur qui l'attend. Peut-être aurait-il mieux valu le laisser gagner…