
Chapipitre Uno
Chapitre 1:
Gardez-moi en vie… Si je meurs personne ne sera là, à son retour.
Ambrose ne savait pas bien à quels Dieux, auxquels les habitants de Los Oleas n’avaient pas le droit de croire, il s’adressait mais, de tout cœur, il espérait être écouté. C’était cet espoir qui lui donnait le courage d’avancer, cette nuit-là, dans l’interminable salle à manger de la famille pour qui il travaillait.
C’était un sentiment étrange que de détailler tous ces objets de valeurs tels que des bijoux de famille en or ou en argent, ou encore de véritables peintures anciennes bien au chaud dans leurs cadres de bois sculptés, alors que lui venait de se faire jeter à la rue, encore. En effet, son salaire misérable de majordome n’avait pas suffit à payer le loyer de sa chambre de bonne au Nord du Creuset, le quartier des Invisibles.
En pleine nuit, l’atmosphère du manoir qu’occupait ses employeurs changeait du tout au tout. Ses peurs d’enfant semblaient le rattraper, le convaincant qu’un monstre allait, à tout moment, se jeter à son cou. Néanmoins, il se souvint que s’il y avait bien un intrus dans cette maison, c’était bien lui. Il repéra la commode où étaient rangés les objets les plus onéreux de la propriété.
Ambrose était un voleur. Il se permettait même d’affirmer qu’il était un voleur talentueux. Bien que même en enchaînant les cambriolages, il n’avait toujours pas assez d’argent pour éviter de dormir dehors. Quand on vivait dans le Creuset, l’endroit le plus criminel d’Oleanthis, il allait de soi de ne pas faire de ses rues mal-famées, son chez-soi, mais Ambrose n’avait plus vraiment d’autres choix. Ses cambriolages se déroulaient toujours suivant le même schéma : il dégotait un emploi d’homme de main chez une famille d’Aetheriens, la caste la plus aisée du royaume, et après avoir gagné suffisamment leur confiance, il s’introduisait de nuit chez eux pour renflouer ses propres caisses à foison. Ce soir-là, quand son propriétaire, ayant constaté son retard de trois mois, l'avait mis dehors à coup de pieds, il avait tout de suite su qu’il finirait, ici, dans cette salle à manger, à prier en silence pour ne pas se faire repérer.
Avec son pas souple et feutré, il avançait comme une ombre, drapé dans son long manteau noir qu’il ne quittait jamais. Ses mains glissaient avec une précision presque élégante sur les objets qu’il convoitait : pièces d’argent, pierres précieuses, bagues ornées de gravures, et parures scintillantes, vestiges de la richesse ostentatoire des Aetheriens, les magiciens les plus puissants du royaume. Chaque trésor subtilisé disparaissait dans sa sacoche, avalé dans un silence parfait.
Ambrose Filks n’avait qu’un objectif : éviter tout affrontement. Peu importait à quel point il avait faim ou à quel point il était désespéré, il refusait de blesser quiconque. La ligne était claire, et il n’était pas prêt à la franchir. Il volait pour survivre, mais il ne deviendrait jamais un assassin. Tout dans cette maison criait la grandeur des Aetheriens. Les sculptures dans les coins des salles représentaient des figures maniérant les éléments ; chaque flamme ou cascade semblait suspendue dans une danse figée. Même les murs semblaient imprégnés de leur magie.
Soudain, son pied heurta un objet au sol. Ambrose se pencha et ramassa un vieux livre d’histoire, jauni par le temps, les pages fragiles au toucher. En plissant ses yeux fatigués, il reconnut immédiatement cet ouvrage : c’était celui que sa mère possédait autrefois, celui qu’il feuilletait des heures durant dans leur petite maison. Une chaleur mélancolique l’envahit, vite éclipsée par un nœud au creux de l’estomac. Il n’était jamais retourné dans cette maison depuis sa mort. Peut-être par peur. Peut-être parce qu’il savait qu’il n’y retrouverait que des fantômes. Il était le seul survivant de sa famille.
La couverture robuste représentait une femme à la longue chevelure rousse, coiffée d’une couronne et brandissant une épée. Ameira Griffins. La fondatrice du royaume de Los Oleas, figure incontournable de son histoire. Ambrose hésita, puis céda à la curiosité. Il ouvrit le livre à une page au hasard, et ses yeux tombèrent sur un passage qu’il connaissait déjà trop bien : un énième rappel de la loi des castes.
Le texte détaillait la création des trois groupes qui structuraient le royaume : les Aetheriens, les Invisibles, et les Nihilars. Les Aetheriens, porteurs de la magie élémentaire pure, régnaient au sommet de la hiérarchie. Les Invisibles, comme lui, n’étaient que les descendants de ceux qui avaient tenté d’imiter cette magie à travers des artefacts impurs, confinés dans le Creuset, un quartier où leur pouvoir s’éteignait mystérieusement. Et enfin, les Nihilars, nés sans magie, condamnés à des vies de servitude ou de travaux forcés, traqués même lorsqu’ils essayaient d’échapper à leur condition.
Ambrose referma le livre brutalement, ses poings tremblant de colère. Il n’avait pas besoin d’un rappel de l’injustice qui définissait chaque minute de son existence. Invisible, il avait grandi dans un monde où son avenir était déjà écrit : une vie de labeur, de mépris, et de survie dans les ruelles sombres du Creuset. Ce système n’avait jamais eu de sens pour lui, et ce, encore plus depuis qu’il trimait seul. Un instant, il se demanda ce que son grand frère, Oscar, aurait pensé de lui en cet instant. Depuis sa mort, il semblait à Ambrose que l’ombre de son frère n’avait cessé de le suivre. Plusieurs fois, il aurait juré l’avoir aperçu dans une foule, au détour d’une rue.
Un bruit strident l’empêcha de poursuivre sa réflexion, et il comprit avec effroi qu’il s’agissait de l’alarme. Il ne comprit pas : avait-il trop traîné ? Peut-être était-ce les voisins, toujours collés à leur fenêtre, avides d’informations sur les autres habitants, qui s'étaient aperçues de sa présence. Perdant à moitié l’ouïe, il se hâta de fourrer dans son sac tout ce qui tombait sous les mains.
L’alarme continuait de hurler, brisant le silence solennel de la demeure. Il jeta un coup d’œil autour de lui, cherchant une issue. Il fallait partir, et vite. Mais alors qu’il se dirigeait vers une fenêtre entrouverte, une voix douce, presque spectrale, émergea de l’obscurité.
– Ambrose, murmura-t-elle, d’un ton monocorde.
Ambrose resta figé, incapable de bouger, son regard fixé sur la silhouette dans la pénombre. Les traits de cette femme… C’était impossible, mais tout en elle lui rappelait quelqu’un qu’il n’avait pas vu depuis des années, quelqu’un qu’il croyait perdu à jamais. Impossible.
– Adèle ?, souffla-t-il, sa voix tremblante.
La silhouette fit un pas en avant, dévoilant un uniforme militaire sombre, son visage partiellement éclairé par la lumière vacillante de l’alarme. C’était bien elle. Mais elle semblait différente, marquée par le temps et les épreuves, son regard plus dur qu’il ne l’avait jamais connu. Il avait laissé partir une petite fille, et faisait désormais face à un soldat.
– Ambrose, écoute-moi, murmura-t-elle, son ton bas et pressant. Tu dois partir. Maintenant. Ils rêvent de t’attraper depuis des années, ils t’appellent l’Eclipse.
Il resta immobile, abasourdi, comme si son esprit refusait de traiter ce qu’il voyait et entendait.
– Non… Attends… Adèle, c’est vraiment toi ?, balbutia-t-il, sa voix étranglée par l’émotion. Où étais-tu ? Qu’est-ce que tu fais là ? Tu es en sécurité ?
Elle leva une main pour le faire taire, jetant un regard rapide derrière elle, vers les escaliers d’où montaient des bruits de bottes qui s’approchaient rapidement.
– Pas maintenant, Ambrose ! Pars ! Ils arrivent.
Mais il n’arrivait pas à détacher ses pieds du sol, son regard accroché à elle comme s’il avait peur qu’elle disparaisse à nouveau. Des années de questions, de douleur et de culpabilité lui revenaient en un instant. Il avait passé des semaines à se flageller pour l’avoir laissé se faire attraper. Son frère, lui, regardait de l’avant, et Ambrose savait qu’il considérait une bouche de moins à nourrir comme une bénédiction.
– Adèle, attends ! Dis-moi au moins ce qui s’est passé ! Pourquoi—
Elle avança d’un pas, sa voix coupante mais désespérée.
– Je t’expliquerai, mais pas ici ! Si tu ne pars pas tout de suite, ils te tueront. Saute !
Il ouvrit la bouche pour protester, mais les voix au bas de l’escalier se firent plus distinctes.
– Là-haut ! Il est encore dans la maison ! »
Adèle se rapprocha de lui, presque jusqu’à le toucher, ses yeux brillants d’une intensité que seul un frère pouvait reconnaître. C’était bien elle, pas de doute.
– Ambrose, saute. Fais-moi confiance. Ils me tueraient s’il apprenait qui je suis pour toi.
Le regard d’Ambrose vacilla entre elle et la fenêtre. Chaque fibre de son être voulait rester, lui parler, la comprendre, mais les bruits de poursuite dans l’escalier lui rappelaient qu’il n’avait pas le choix.
Avec un dernier regard vers elle, empli d’incompréhension et de douleur, elle murmura :
– On se reverra bien plus vite que tu ne le penses.
Adèle détourna les yeux, un voile d’émotion traversant son visage, avant qu’elle ne retrouve son masque d’acier.
Ambrose grimpa à la fenêtre et s’élança dans la nuit. Ses doigts attrapèrent la gouttière, et il glissa le long du mur dans une descente précipitée. Ses genoux heurtèrent le sol, il grogna déjà à l’idée de ces blessures qu’il allait devoir soigner. Ses mains étaient brûlantes, sûrement à cause du frottement contre la gouttière. Il essaya de se lever, mais ses jambes ne le suivirent pas et il retomba mollement dans une flaque d’eau, trempant ses cheveux bruns qui dégoulinèrent sur son épaule. Une éclaboussure dans son dos lui fit comprendre qu’il n’était sûrement pas au bout de ses peines. Son cœur fit un bond quand il découvrit que trois gardes avait été plus rapides que les autres. Il serra les dents et appuya ses mains calleuses contre le gravier et se força à se remettre sur ses jambes. Ces dernières étaient tremblantes, et ses os semblaient capables de céder n’importe quand.
– Bonsoir, messieurs, » lança Ambrose, sa voix teintée d’un calme feint. Votre ronde se passe bien ?
Il espérait, peut-être naïvement, gagner un peu de temps. Mais leur posture ne trahissait aucun doute : ils n’étaient pas là pour discuter.
Ses yeux restaient baissés, suivant les ombres massives des trois hommes qui l’encerclaient. L’un d’eux, un colosse à la mâchoire carrée et au regard dur, fit un pas en avant et lui décocha un coup brutal à l’épaule. Ambrose vacilla sous l’impact, le souffle coupé, mais il releva rapidement la tête pour affronter le regard perçant de son agresseur.
– Arrête tes conneries et vide ton sac, grogna l’homme d’une voix rauque qui résonna dans la ruelle.
Avant qu’Ambrose ne puisse répondre, un deuxième homme, plus petit et chauve, s’empara de son sac et tira dessus avec force, essayant de lui arracher. Ambrose se débattit, utilisant ses coudes et ses pieds pour repousser l’assaillant, mais leurs différences de gabarit rendaient ses efforts presque dérisoires.
Il jeta un coup d’œil désespéré autour de lui. La ruelle était sombre et déserte. Une femme âgée, aveugle, était assise sur le trottoir, immobile sous son châle, sa canne serrée contre elle. Aucun secours ne viendrait.
Tant pis. Je vais devoir m’en sortir seul.
Avec une force désespérée, Ambrose planta ses pieds au sol et repoussa violemment l’homme chauve, le prenant par surprise. Il profita de l’élan pour glisser une main dans son manteau et en sortir son coutelas. Le métal froid scintilla brièvement sous la lumière blafarde d’une lampe.
Son regard accrocha celui du troisième homme, plus jeune, une lueur d’hésitation visible dans ses yeux. Ambrose bondit sur lui, visant son épaule. Le couteau pénétra la chair dans un cri étouffé. Le jeune homme tituba en arrière, sa main agrippant la plaie béante.
Mais Ambrose n’eut pas le temps de savourer son avantage. Le colosse réagit aussitôt, d’un geste lourd mais précis. En une fraction de seconde, Ambrose sentit le choc d’un poing qui s’écrasa contre son dos. Il s’effondra au sol, un genou puissant venant l’immobiliser.
Face contre terre, il lutta pour respirer, ses côtés protestant sous la pression écrasante. Chaque mouvement semblait inutile, et il sentit la douleur se propager dans tout son corps.
Mais soudain, la pression disparut. Le poids qui l’écrasait s’évapora comme par magie.
Ambrose roula sur le dos, haletant, pour voir ce qui venait de se passer. Il aperçut le chauve, gisant dans une flaque d’eau à côté de lui, inconscient. Ambrose resta figé, haletant, la douleur encore vive dans ses côtes. Face contre le sol il s’attendait à sentir la pression du genou du garde s’intensifier, mais soudain, tout s’était arrêté. Le silence, presque oppressant, ne fut brisé que par le bruit sourd d’un corps qui s’effondrait à côté de lui. Il roula sur le dos, cherchant à comprendre ce qui venait de se passer.Le chauve gisait dans une flaque d’eau, immobile, et les deux autres hommes étaient étalés non loin, inconscients ou hors d’état de nuire.
Une silhouette sombre se tenait debout, dominante, au centre de ce chaos. La lumière tremblotante d’un phare révéla ses contours, et Ambrose vit la femme qu’il avait crue aveugle plus tôt. Mais elle n’avait plus rien de fragile ou d’infirme.
Elle se déplaça lentement, le couteau dans sa main gauche brillant faiblement sous la lumière. Une goutte de sang glissa le long de la lame avant de s’écraser sur le sol. Ambrose remarqua alors la canne brisée et le châle abandonnés à côté d’un des gardes.
Ce n’était pas une coïncidence. C’était un piège.
La femme s’agenouilla brièvement près du garde le plus proche, vérifiant son pouls avec une précision clinique. Sa posture était détendue mais contrôlée, comme si elle savait que personne dans cette ruelle ne pouvait représenter une menace pour elle.
– Comment… murmura Ambrose, encore sonné. Elle venait de mettre au sol trois colosses, et ne semblait pas avoir perdu son calme une seconde.
Ambrose attrapa son couteau, sur le gravier, et se leva, en position d’attaque, l’inconnue tira lentement le tissu qui lui couvrait les cheveux, le laissant glisser sur ses épaules avec un geste fluide. À cet instant, le phare d’une voiture traversa la ruelle, illuminant brièvement son visage.
Elle ne semblait pas beaucoup plus âgée que lui, un ou deux ans à peine, mais ses traits, bien que fins et harmonieux, étaient marqués par une dureté qui contrastait violemment avec sa jeunesse. Ses yeux, perçants et glacials, semblaient analyser chaque détail de la scène, comme si rien ne pouvait lui échapper. Ils dégageaient une autorité naturelle qui força immédiatement Ambrose à baisser sa garde, malgré lui.
Le long manteau noir qu’elle portait amplifiait son aura de menace calculée, mais ce n’était pas une menace brute : c’était la confiance froide de quelqu’un qui savait exactement quoi faire et comment agir, sans la moindre hésitation. Une lueur métallique brilla brièvement à sa ceinture : un couteau, fin et effilé, rangé avec soin à portée de main.
– Pose ça, l'Éclipse, murmura-t-elle, d’un ton bas mais tranchant, en désignant le coutelas d’Ambrose.
Ambrose avait déjà entendu ce surnom, mais ne savait pas à quel point il s’était répandu en dehors du Creuset. Il hésita, ses doigts serrant encore la poignée de son arme. Mais son calme et inflexible lui fit comprendre qu’elle n’avait pas besoin de lever son arme pour être dangereuse. Elle avait déjà calculé dix façons de le désarmer avant même qu’il ne bouge. Lui qui avait normalement un sang froid à toute épreuve, venait d’être désarmé par un œil.
Alors, il céda et rangea le coutelas. Elle ne bougea pas, son regard restant verrouillé sur lui, puis un léger sourire effleura ses lèvres, un sourire qui n’avait rien de chaleureux.
Un klaxon retentit soudain dans la rue, le tirant de ses pensées. Des hurlements en provenance de la fenêtre qu’il venait de quitter. Ambrose sursauta légèrement, et essaya d’apercevoir Adèle, si c’était bel et bien elle. Elle s’accroupit sans un bruit, posant un genou à terre, et chuchota d’une voix rauque, ponctuée d’un fort accent du Creuset, mais maîtrisée :
– Ils ont sûrement appelé des renforts. Si tu veux survivre, tu ferais mieux de me suivre.
Et sans un mot de plus, elle s’élança dans l’obscurité de la ruelle, ses pas légers et rapides, une ombre parmi les ombres. Ambrose, secoué mais impressionné, n’eut d’autre choix que de lui emboîter le pas.