
L'espion qui venait du froid
Deux culasses s'entrechoquent sur le sol et font sonner à mon oreille une douce mélodie. Les restes de la détonation qui font siffler mes oreilles semblent presque se mêler aux battements de mon coeur, comme si tout ceci était naturel. Comme si tirer n'était plus une action à laquelle je devais penser, mais un mouvement naturel. Un réflexe. Tirer, respirer. C'est la même chose. Je n'ai qu'à compter un battement de coeur. Une respiration. Un coup de feu. Puis un autre battement de coeur. Tout semble normal. Le temps suspend son envol alors que je croise le regard de ma cible, puis tout reprend comme si de rien n'était. L'odeur de la poudre occulte celle du sang alors que je rengaine mon arme. Je m'approche de ma cible, l'observant se débattre pour tenter de voler quelques secondes supplémentaires à ce monde. Laisse-toi aller. Parait que si on ne se débat pas… On ne se sent même pas partir. Parait que c'est comme s'endormir, que c'est aussi simple, aussi indolore. Tu te fais du mal pour rien. Du sang gargouille au coin de ses lèvres alors que son regard n'exprime plus qu'une haine sans nom.
"J'aurais dû m'en douter…"
Je reste de marbre, posant simplement mon pied sur son torse, appuyant sur son thorax déjà percé de deux balles. Un hurlement lui échappe et je cesse, me contentant simplement d'attendre sa mort. Je m'accroupis à ses côtés et penche légèrement la tête sur le côté, l'observant. Je regarde ses yeux perdre progressivement leurs éclats alors qu'il continue de brailler comme un porc qu'on égorge.
"J'aurais dû me méfier de toi… Mais voilà… Tu as ce que tu voulais, hein ?"
Un léger sourire se dessine sur mes lèvres. Comme le vieux est aigri. Il l'a toujours été. D'aussi loin que je me souvienne, ce vieux Смерть a toujours été comme ça, à me regarder de haut, à me mépriser. Il disait que j'étais imprévisible, trop ambitieux… Que je ne faisais pas un bon apprenti et un bien médiocre agent. Il m'a toujours détesté et pourtant, c'est lui qui m'a formé. Lentement il s'étouffe dans son propre sang et comme un dernier hommage, une dernière marque de respect pour l'homme qu'il était, je tire son mouchoir de poche et viens essuyer ses lèvres.
"Shhh, shhhh, ne m'en veux pas. Je ne fais qu'obéir aux ordres, camarade. Tu aurais fais la même chose à ma place."
Il crache un peu plus, et c'est presque dégoûté que je tente d'éponger le sang sur ses lèvres. J'évite de m'en foutre sur les doigts, ne supportant même pas l'idée de sentir son sang poisseux et collant sur mes doigts ou ma peau. Laisse-toi mourir bon sang… Pourquoi lutter quand tu pourrais mourir sans un mot ? Tout ce que tu veux… C'est me cracher ta haine au visage ? Me dire que tu m'en veux ? Allons… De tout les agents qu'ils auraient pu envoyer, ils ont au moins eu le mérite de faire appel à moi… Celui que tu as entrainé… Celui à qui tu as tout appris.
"Tu parles… Tu n'attendais que ça Yasha. Tu ne rêvais que de ça… D'avoir ma place. T'as toujours été bouffé par l'ambition, par l'envie de prouver que tu vaux mieux que les autres. J'aurais dû te tuer quand j'en avais l'occasion… Plutôt que d'attendre que tu me trahisses.
- Je ne fais qu'appliquer tes propres conseils… Les faibles et les traîtres ne peuvent survivre dans ce milieu."
Ses yeux s'écarquillent et un sourire se dessine sur mes lèvres. Oui je sais. Je sais ce que tu as fait. Tout le monde le sait, camarade. Et plutôt que de t'exécuter publiquement, ils ont préféré que je m'occupe de t'abattre… Et que je prévienne les américains que nous sommes au courant. Que nous ne sommes pas cons. J'enfonce le mouchoir dans sa gorge et l'étouffe, soutenant son regard désormais empli d'une terreur qui ne m'arrache rien de plus qu'une certaine indifférence. Les secondes passent et finalement, je le sens cesser de se débattre. Tout ses muscles se relâchent et désormais, c'est un regard vitreux qui m'observe. Je me relève et viens chercher mon paquet de cigarettes. J'en glisse une au coin de mes lèvres et l'allume, lui ravissant une volute de fumée qui se perd dans l'obscurité. Je me fous de mes doigts ensanglantés qui touchent mes lèvres, des traces vermillon que je laisse sur le papier à cigarette ou simplement du son sang qui vient s'accumuler à mes pieds. À la place je me contente de lever les yeux vers le ciel, observant cette étendue noire à défaut de pouvoir regarder les étoiles.
J'écrase mon mégot par terre et soupir alors que je glisse mes mains encore couvertes de sang dans mes poches. Je pourrais être triste d'avoir dû exécuter la seule personne qui me connaissait peut-être un peu à part la Tsarinne… Mais la vérité c'est que je m'en fous. Car justement, la seule personne qui avait le moindre moyen de pression sur moi vient de s'éteindre. Maintenant, je ne suis vraiment plus qu'une ombre, qu'un agent qui oeuvre pour le bien de son pays et qui ne se résume plus qu'à un flingue et un nom de code. Le sang sèche sur mes doigts et l'odeur cuivrée me fait plisser le nez. Je glisse une autre cigarette au coin de mes lèvres et rejoins ma voiture. Les américains le retrouveront vite, et ils comprendront. Le moteur ronronne à l'allumage et j'ouvre doucement la fenêtre alors que je roule, tentant de profiter de l'air frais de la nuit. Mes doigts désormais couverts de son sang brun font tache sur le volant en cuir sombre mais je m'en fous… Je défais quelque peu ma cravate, ouvre le premier bouton de mon col et roule jusqu'au QG, me sentant comme un homme nouveau.
En partant je n'étais que Yasha Baranov, dit Hiver mais ce soir, en revenant les mains couvertes de sang, me voilà devenu Mort. Un sourire m'échappe à cette idée. C'était l'évolution logique après tout, non ? Peut-être bien. Je passe ma langue sur mes lèvres et y goûte le sang séché, lui trouvant un léger goût de victoire.
Quatre ans plus tard
Mes doigts tracent de légers cercles sur la peau encore tiède de sa hanche, alors qu'elle laisse ses doigts glisser dans mes cheveux. Je dépose un baiser dans son cou et laisse mes lèvres s'y perdre, comme si je tentais de profiter d'elle une dernière fois. Mes doigts effleurent sa peau, dessinant lentement les courbes de son corps que je ne devrais pas autant aimer. Normalement c'est interdit entre deux agents… Nos supérieurs préfèrent qu'on s'en tienne à de simples relations de boulot… Histoire qu'on n'hésite pas des heures quand le moment de tuer l'autre arrivera. Pour être sûr qu'on reste froids et sans attaches, pour être sûrs qu'on reste des agents parfaits. Seulement avec Natasha… C'est différent. On savait dès le début que ce serait une mauvaise chose qu'on commence à coucher ensemble, on se disait que nous attacher l'un à l'autre, ça nous compromettrait… Et au début on s'y refusait. Jusqu'au moment où l'on a finit par comprendre que de toute façon, nous étions physiquement incapable d'éprouver quoi que ce soit qui puisse se rapprocher de l'amour. Au pire nous aurions du respect l'un pour l'autre. Rien d'autre. Alors un soir, j'ai débarqué dans son appartement et pas un mot n'a été échangé. Tout ce qui a emplit sa chambre cette nuit-là, ce sont ses gémissements, nos respirations qui se mêlaient et le bruit de la rue qui nous parvenait de sa fenêtre entrouverte. Cette nuit-là… Nous n'avions pas eu besoin de se promettre quoi que ce soit. Tout ce qu'on voulait c'était l'autre. Comme une envie, un besoin, une pulsion qu'on a jamais vraiment réussie à expliquer. Et qu'au fond, on ne veut pas expliquer. C'est juste du sexe. Rien de plus. Mes doigts remontent de sa hanche à son épaule et je la sens soupirer. Ses doigts s'immobilisent dans mes cheveux et un simple murmure lui échappe.
"Que t'arrive-t-il ce soir ?
- Rien…"
Mensonge. Je tente de le faire passer en déposant un autre baiser dans sa nuque. Je la sens se tendre tout contre moi, alors qu'elle fixe le même mur que je contemple depuis que nous avons terminé.
"D'habitude tu n'es pas aussi tendre.
- Quoi ? Tu es en train de me dire que je n'ai plus le droit de te garder contre moi ?"
Elle se retourne et me fait face, cessant de me caresser alors que son expression se fait plus grave. Et elle n'a pas besoin d'ouvrir la bouche que je sais qu'elle a compris. Son regard transperce presque le mien et fait courir dans mon échine un frisson presque glacé. Pourtant mon sourire reste là, tout comme sa méfiance.
"Qu'est-ce que tu as encore fait ?"
Elle ne m'accuse pas. Ne me hurle pas dessus, ou quoi… Au lieu d'hausser le ton ou d'être méfiante… Elle semble peinée. Comme si elle avait compris tout ce que j'avais pu faire pendant les deux derniers mois. Je pince les lèvres et déglutis difficilement alors qu'elle m'observe. Et pendant une demi-seconde, j'ai l'impression de voir une pointe de tristesse dans ses yeux qui d'habitude ne reflètent pas grand chose d'autre qu'une froideur propre aux gens de notre milieu. J'hésite avant de simplement venir me glisser dans ses bras, cachant mon visage entre ses seins. Immédiatement ses doigts viennent se glisser sur ma nuque et dans mes cheveux tandis qu'elle me serre un peu plus contre elle. Ne me pose pas de questions. Pitié.
"Tu n'es pas croyable Yasha… Jamais tu n'apprendras…"
Un demi-sourire m'échappe alors que mes mains viennent se glisser dans son dos que je commence doucement à caresser. Non jamais. J'ai toujours été le genre d'agent capable d'être terriblement mortel mais avec un sale penchant pour le besoin d'être vu et reconnu. Une ombre qui souhaite être sous le feux des projecteurs. Une aberration. Mon seul défaut selon mes supérieurs. La chose qui causera ma perte selon elle. Ses doigts se glissent dans mes mèches brunes et je ferme simplement les yeux, écoutant les battements puissants de son coeur.
"Promets moi de tenir ta parole."
Son coeur rate un battement et elle cesse presque de respirer. Je rouvre doucement les yeux et attend que l'ange finisse de passer. Ses doigts s'immobilisent et ne recommence à caresser ma nuque que lorsqu'elle se décide à murmurer plus pour elle que pour moi.
"Tu causeras notre perte…"
Je dépose un baiser au creux de ses seins avant de lui faire à nouveau l'amour pour la dernière fois.
*
Aujourd'hui je vais mourir. Merveilleux. Et quelle merveilleuse journée pour y passer sérieusement. Il fait un froid à fendre les pierres et une épaisse couche de neige recouvre la ville. Je resserre ma cravate autour de mon cou, vérifie que mon arme est chargée et croise enfin mon regard dans le miroir de la salle de bains. Je vais mourir. J'entends des pas dans le couloir et crache dans le lavabo. Allez. C'est le moment de jouer ta vie. De prouver que tu es le meilleur ici. Que deux américains ne peuvent rien contre toi. J'entends les portes être défoncées non loin de moi et étrangement, au lieu de s'affoler, mon rythme cardiaque se fait plus calme, plus lent. Je prends une grande inspiration et me décide à quitter ma chambre, passant la porte presque silencieusement alors que je me trouve nez à nez avec les deux agents. Immédiatement on se met en joue et le doigt sur la gâchette je les fixe froidement, ne m'autorisant qu'un léger sourire.
"Bonjour Messieurs."
Mon anglais est à peine audible. Mon accent russe prends le dessus et déforme les deux mots de façon à les rendre parfaitement désagréables et laborieux à entendre. Je vais mourir. C'est la fin. Je pousse un soupir. Je pourrais peut-être en tuer un. Mais l'autre aura ma peau. Faut bien mourir de quelque chose pas vrai ? Dans mon cas je pensais que ce serait à cause du cocktail de l'alcool et des somnifères… Pas à cause de deux yankees.
"Tu ferais mieux de te rendre.
- Plutôt crever.
- Si c'est ce que tu souhaites."
Mon coeur rate un battement et j'ai à peine le temps de me retourner qu'un coup de feu retentit. Une violente douleur me saisit à la poitrine et je m'écroule dans le couloir, rencontrant presque trop brutalement la moquette affreusement moche. Je n'entends plus que les battements de mon propre coeur, ma respiration difficile et je sombre, contemplant les motifs immondes que seul un hôtel russe peut avoir.
*
Vous savez quoi ? Le jour de ma mort, je ne voudrais pas d'une foule autour de mon cercueil. Non. Je voudrais qu'à mes funérailles, tout soit aussi vide que dans mon existence. Personne. Juste le silence, et moi qu'on fout en terre. Je ne veux pas qu'on récite un passage de la Bible et qu'on dise que le Seigneur m'accueille enfin dans son royaume éternel. Parce que déjà un : ce sont des conneries et deux : parce qu'honnêtement, tant qu'on ne balance pas mon corps au beau milieu de la Sibérie… Je m'estimerais heureux. Seulement étrangement, ce n'est pas vraiment la question du jour. Oui, alors… Quand je disais que j'allais mourir… J'exagérais un peu. Enfin un peu. Non. Disons que je suis effectivement mort. Enfin, mort aux yeux de mes supérieurs et des services secrets russes. Pour ce qui est du reste du monde… C'est une autre histoire. Vivant je le suis mais techniquement, Yasha Baranov est mort. Adieu mon titre de cavalier de l'apocalypse et bonjour l'anonymat.
C'est ce qui me traverse l'esprit alors qu'on traîne mon "cadavre" dans une chambre. La moquette brûle ma joue et je pousse un grondement quand on arrache ma chemise, retirant la balle qui s'est logé dans mon épaule. Les agents m'expliquent qu'ils vont s'occuper de tout et que la seule chose que j'ai à faire, c'est de rencontrer mon contact une fois sur place. Je hoche lentement la tête et grimace simplement quand je sens une aiguille percer ma chair. Je ferme les yeux et me dit qu'au fond, peut-être que Natasha avait raison. Peut-être que j'aurais mieux fais de ne pas quitter sa chambre hier soir.
Mais bon, c'est ainsi que va la vie des traitres. Tu trahis ta patrie et tout ce que tu récupères au final, c'est une balle. Ma seule chance au final, c'est que celle-ci n'a fait que me traverser l'épaule. Et franchement, ça pourrait être pire. Là au moins… Je sais que je vais pouvoir quitter le pays en vie, me tirer en Angleterre et espérer pouvoir couler quelques années de plus en vie dans ce monde de chiens. Et dire que je ne serais pas dans cette situation de merde si pour une fois je n'avais pas eu comme charmante idée d'ouvrir des dossiers qu'on m'avait demandés de ramener. Des dossiers qui prouvaient que notre mère patrie adorée avait les mains bien plus sales que prévues. Que de nombreuses actions qui avaient manqué de nous faire tuer, nous, avaient été soigneusement dissimulées à la vue de tous. Quoi par exemple ? Hm. Le putsch en Egypte peut-être ? La crise en Chine ? La disparition de certains avions français ? Et j'en passe. Tant de missions que les mecs du contre-espionnage faisaient dans notre dos, attendant simplement que nous soyons déployés ailleurs à risquer notre cul. Comme ça eux avaient la paix pendant que nous… Les services secrets étrangers tentaient de nous trouer la peau. Notre monde est une pute, et pourtant, j'arrive toujours à m'étonner de la façon dont il arrive à trouver une nouvelle façon de m'enculer.
Je sais que je raconte les choses dans le mauvais ordre. J'aurais dû commencer par cette histoire en commençant par ça. Mais tant pis. C'est moi qui raconte, alors t'es gentil, tu t'assois et t'écoutes. Ça fait deux mois que je prépare ça avec les services secrets britanniques. Pourquoi eux ? Parce que c'est les seuls qu'on accepté de m'écouter et de me proposer une place dans leurs rangs. Les autres voulaient simplement les informations et me mettre une balle. Eux acceptent de réfléchir à l'idée de faire de moi l'un des leurs, ce qui en soit, est une très bonne chose. Le seul souci dans notre accord c'est qu'il fallait réussir à me sortir de ce pays sans que personne ne s'en doute. Alors on me fait passer pour mort. On m'injecte un truc dans les veines et on m'abandonne dans cette putain de chambre, à saigner comme un porc. Mon coeur cesse de battre et quand on me retrouve; j'ai l'air plus que mort. Et là, plus rien n'est de mon ressort. Tout ce que je sais, c'est que je vais devoir traverser la mer dans un cercueil et qu'à l'arrivé, y'aura quelqu'un pour me récupérer.
Enfin. Si tout se passe bien.
Et étrangement, c'est avec une simple envie de vomir que j'arrive à Londres. Certes un juron ou deux m'échappe quand je pousse le couvercle du cercueil, clignant plusieurs fois des yeux face à la puissante lumière des phares de la voiture qui attend non loin de là. La vache… Je commence à jurer en russe alors que je grimpe sur le ponton à côté de moi, m'étirant longuement. Mon épaule meurtrie m'arrache un beau chapelet d'injures alors que je remarque finalement l'homme, assis sur le capot de sa voiture, une cigarette aux lèvres qui me regarde, comme si les hommes qui jaillissent de la mer étaient communs dans ce pays. Je passe une main dans mes cheveux et fronce les sourcils quand je le vois s'approcher de moi, m'offrant même une main pour amicale pour m'aider à m'arracher de mon embarcation. J'hésite peut-être une seconde avant d'attraper sa main et de me hisser à son niveau. Il m'adresse un autre sourire et je me décide à desserrer les lèvres, me doutant qu'il s'agit là de mon contact, vu son flegme face à la situation.
"Ça m'étonne que ce soit vous qui m'accueillez aujourd'hui et pas la pluie."