
Chapter 2
They don't love you like I do
Parfois la situation d'un homme justifie son besoin d'isolement : tête en vrac, dans le guidon puis dans le sang, Bucky n'a pas eu le temps qu'il lui faudrait pour se pardonner ou du moins se permettre de croire en un futur où il ne serait plus arme ni soldat du bien. Il est juste sûr d'une chose après avoir survécu au dernier Stark : on ne lui refera plus.
Plus de lavage de cerveau, plus de connerie politique nazi, hydraenne ou obscure. Il veut en finir, en fait, mais comme Steve refuse qu'il se re-jette d'un train, il veut qu'on le re-stocke au frais pour ne plus avoir à penser à rien. Il ne veut plus être la cause d'un problème ou sa solution : il veut simplement redevenir rien. Plus besoin d'avoir à se racheter ou supporter les regards plein d'espoir de Cap. Il veut bien être Bucky... Mais un nouveau. Ni celui de Brooklyn des années 30 ni le soldat de l'hiver.
Comme un con, il pensait que ça passerait crème dans l'idée, T'Challa étant aussi content de l'aider que de le faire disparaître. Mais Falcon... Lui vit dans le présent et lui offre d'apprendre à y vivre avec lui, et c'est tellement tentant d'essayer, parce qu'il est faible comme ça. Alors il se cache en attendant de pouvoir aller dormir au frais au Wakanda.
Là il est sur un toit de gratte-ciel, loin de celui de Tony (il n'est pas aussi suicidaire) et il s'imagine ce que ça doit faire au petit homme araignée de s'y balancer comme une feuille prise dans un vent. Ce doit être la plus juste idée de la liberté qu'il se fait... Tomber sans s'écraser.
Mais ça, Sam le lui permet aussi. Merde.
Il s'enquille deux litres de coca quasi d'affilée, le sucre lui ayant manqué : une fois vide, il jette la bouteille dans le vide à ses pieds simplement pour voir ce que ça fait, mais trois secondes plus tard Aile Rouge le lui recrache sur les genoux. Impossible pour Bucky de ne pas rire.
Le micro sur l'oiseau de fer lui dit :
« Si tu veux tuer un pauvre innocent avec ça, même Captain ne pourra pas te sauver le cul du gouvernement.
– Nah, je suis juste peu écolo. Tu es où là ?
– Derrière. »
Il se retourne et Sam, avec ses ailes en métal se repliant et son torse bombé comme celui d'une divinité superbe, vient se poser sur le toit avec un maigre mais beau sourire aux lèvres. On dirait un ange gardien ou bien un dieu en colère – Bucky ne veut pas trouver la réponse à cette question.
« T'as pas des citoyens à sauver plutôt que de venir m'emmerder ? Ou un repas du dimanche avec ta mère ?
– Je mange avec elle demain alors ça va, j'ai un petit créneau pour te courir après. À croire que t'aimes vraiment te faire désirer... J'ai passé des mois à tracker ton cul d'évadé, et même blanchi de crimes, tu continues de vagabonder. Tu te sens l'âme d'un cowboy ?
– Plutôt celle d'un coward. Et je suis loin d'être innocenté, ou innocent tout pareil. »
Sam soupire en s'asseyant avec lui au bord du bâtiment. Qu'est-ce qui pousse un homme comme lui à se prendre la tête pour un gars mal foutu comme moi, se demande Bucky, c'est juste illogique.
« Tu ferais mieux de partir. Si Steve t'a envoyé garder un œil sur moi, rassure-le, je ne ferai pas de connerie assez grave pour être re-kidnappé par les russes.
– Hormis l'incident de la bouteille de coca. » Rit Sam, et Bucky ne peut pas garder son sérieux et répète en rigolant aussi :
« Hormis, bien sûr, l'incident de la bouteille de coca. »
Le vent roule en bourrasques sur les muscles de leurs bras bandés. Quoique dise Sam, il n'est pas qu'un simple gars en guerre, il a le corps d'un surhomme et le cœur aussi tendre que les nuages qu'il côtoie. Bucky aime la manière dont ses mains se tiennent toujours fermement à tout, elles ne le laisseront jamais tomber et pourraient soutenir plusieurs mondes sans se briser sous leur poids.
L'espoir est une putain de bête noire pour lui, mais Sam en est plein et même s'il ne mérite pas autant d'attention... Il voudrait pouvoir bêtement voir l'avenir avec lui, loin de tout. Mais un futur commun signifierait des sacrifices des deux bords, et puis Sam mérite mieux que lui. Point final.
« Tu ne me feras pas changer d'avis. »
Aile Rouge fait des rondes au-dessus d'eux, moins comme un oiseau de proie et plus en auréole bienveillante, guettant leur réunion pour qu'on ne les dérange pas – car l'instant est sacré et pleins de promesses. Le vent, toujours très fort, amène parfois des odeurs de bouffe du fond des rues, de pollution et de peinture.
Sam le regarde avec sérieux, avec curiosité et avec tristesse. C'est un terrible mix d'émotions sur lui, se dit Bucky, et bien qu'il ne veuille pas revoir ça sur son visage, il continue :
« Je ne peux pas m'engager dans quoique ce soit en ayant toujours ces foutus protocoles dans le crâne. J'arrive à peine à aligner deux pas tout en sachant qu'un taré pourrait me retourner contre n'importe lequel d'entre vous avec seulement dix putain de mots.
– Bien que ce soit assez vrai je-
– Tu ne me feras pas changer d'avis. Même ça- » il fait un geste grossier entre eux, assez vague pour souligner son argument, « -ce qu'il se passe entre nous, ça ne me fera pas changer. Pas pour le moment. Tant que j'ai ce virus Hydra implanté sous la peau, je peux pas encore me permettre de vivre quoique ce soit. Dès que je me le ferai retirer, promis je t'emmènerai dîner.
– …Y'a intérêt ouais. »
Il voit bien que Sam aurait mille autres choses à dire mais étrangement il se retient et Bucky ne pourrait pas en être plus reconnaissant. En vrai, il en a un peu ras le cul de devoir parler de tout ce qu'il a fait, de ce qu'il ressent, de combien ses actions passées ne devrait pas l'empêcher d'avoir une seconde vie. Steve est un chic type mais tire un peu trop sur la corde sensible.
Le silence est un peu gênant mais il est mieux qu'une longue discussion qui les mènerait tous les deux à s'en vouloir. Sam a toutes les raisons de ne pas lui faire confiance, de le laisser aux bons soins de Cap et de ne jamais chercher à lui reparler après toutes ces conneries de terrorismes et de bien contre le mal. Il se surprend en demandant :
« Tu le pensais vraiment quand tu as dit que tu me détestais ? »
La réplique relâche toute la tension qui s'était faite une place entre eux quand Sam lâche un rire magnifique :
« Bien sûr. Tu te foutais de mes compétences de combat exceptionnelles devant un gamin qui venait à peine de lâcher le biberon de sa mère.
– Je suis sûr qu'il avait encore une couche sous son costume en latex rouge.
– Déconne pas. C'est une honte qu'il ait failli nous foutre une branlée ! Un môme araignée nous a tenu tête et a presque failli nous mettre hors jeu ! J'ai rarement autant douté de mes capacités.
– J'avoue que je n'aurais jamais pensé que des années de bon petit assassin se seraient écroulées face à un petit gars qui tire des toiles avec ses mains.
– En même temps, les insectes semblent de saison. J'étais assez impressionné par Ant-man et ses dix kilomètres de haut.
– Je vous comprends pas, les super-héros... La veuve noire, Hawkeye, Spider-boy... C'est quoi cette mode de surnoms à la con ?
– Dixit le Soldat de l'Hiver. Tu t'es cru pour une icône mode ?
– Eh ! Au moins j'ai pas choisi mon pseudo moi ! »
Tous deux rient aux larmes et c'est le plus intime que Bucky pense pouvoir être avec quelqu'un. Il adore ces blagues de merde, il adore rire du plus grave, il était déjà comme ça avant-guerre quand il se moquait de Steve et de ses petits poings.
« Au fait, je te hais aussi. Vraiment, vraiment beaucoup. Peut-être même trop.
– Le sentiment est partagé, mec.
– T'aurais quand même pu me laisser un peu plus de place dans la deux chevaux.
– Ouais, j'aurais pu. Mais je t'en voulais encore de m'avoir arraché le volant des mains l'autre fois.
– Ah, ça... C'est du passé, non ? »
Ils se regardent en souriant, pour rire comme par émotion. Ils sont proches dans leurs expériences, leur relation à Steve, mais aussi et surtout dans leur rapport au monde. Ils se retrouvent connectés sur des choses que personne d'autre qu'eux ne semblent saisir.
« Écoute... Je suis pas à l'aise non plus avec ce programme resté dans ta tête, mais laisse-moi juste te dire que... Je suis habitué à ça, je veux dire, aux restes de guerre. Aux traumas. Je fais partie d'un groupe de parole pour les anciens combattants. Je peux pas te dire comment te comporter ou quoi faire comme choix, surtout quand tu as enfin l'opportunité de prendre tes propres décisions depuis quasi un siècle mais... Je pense que c'est un peu injuste de te priver de ce monde alors que tu viens tout juste de retrouver tes propres sensations.
– Tu proposes quoi là ?
– Eh bien... Cap m'a dit que vous serez parti dans deux jours pour le Wakanda. Je peux pas me proposer de venir ni m'interposer, c'est pas ma place ni mon rôle. Par contre, je pourrais te faire voir un peu du voisinage jusque-là. Te montrer alentours, les petites améliorations du vingt-et-unième siècle, ou juste courir le matin de bonne heure et bien bouffer le midi.
– M'emmener à la mer aussi ?
– Ouais, ce genre de trucs si ça te dit. Je peux même te montrer tous les films Star Trek ou t'amener dans tous les bars de la ville.
– Star Trek, hein ? »
C'est tentant... juste trop tentant. Mais est-ce qu'il veut vraiment ça ? Bucky sait que Sam ne lui fait pas une fleur ici, qu'il n'a pas pitié. Qu'il veut juste lui ouvrir un peu les yeux et lui offrir un fragment de bonnes choses après le prochain coma artificiel. Il sait qu'il ne le mérite pas, mais en même temps...
Sam lui tape l'épaule gentiment, trop gentiment, en continuant de sourire en beau garçon, ses pommettes rondes chatouillant ses yeux. Il est incroyable.
« On pourrait faire un truc... Sans trop de gens autour ? J'ai pas envie de voir du monde.
– Juste toi et moi ?
– Oui ?
– Alors j'ai l'idée parfaite. Faisons un road trip, cette fois dans une plus grande caisse qu'en Allemagne. On pourra se poser dans des diner qui datent de ton époque, on pourra tomber en panne, on pourra regarder des feuilletons à chier dans des motels pourris ou juste conduire en continue. »
L'idée parcourt son sang avec des couleurs de terres molles sans bâtisse, de routes sans fin, de non futur. Il apprécie une aventure sans horaire ou de course contre la montre. Juste eux, une bagnole et des hasards. Pourquoi pas ? Il n'a rien à faire avant que Steve ne l'appelle.
« Seul hic : j'ai pas le moindre fric. L'assassinat paie pas aussi bien qu'on le croit.
– T'as cru quoi ? Je joue pas au super-pigeon pour la beauté de la chose. J'ai assez de côté pour acheter un yacht.
– Ha ha... Tu sais vraiment plus quoi faire de ton argent, en vrai.
– Ouais, c'est fou la notoriété, j'en prendrais presque la grosse tête.
– Tant qu'on ne retrouve pas un immeuble avec tes initiales dessus, ça me semble okay.
– Ça serait vraiment cool n'empêche. »
Leurs mains se joignent. À peine une caresse, mais tout de même une union. Un truc à développer. Un engagement à long terme dans le bon sens.
« Tu devais pas aller manger chez ta mère demain ?
– On pourrait toujours faire un détour là-bas pour lui faire coucou.
– J'en profiterai pour lui demander ta main.
– Eh, tu dates peut-être de la préhistoire, mais on ne demande plus la main de quiconque depuis des décennies ici bas. »
Et de retour avec les rires, ils se sentent bien dans leur petite bulle de réconfort. Un doux mais complet remède après le pire. Bucky veut passer inaperçu, il veut être traité comme un mec sans goût pour le style, comme un potentiel gendre ou juste pour le voisin qui ne dort jamais : son bras lui manque dans la forme, mais dans l'idée, c'est un bien fou de ne plus avoir ce symbole du meurtre qui bat contre ses chairs.
Sam continue de poser des regards de franche affection sur lui. Il n'a pas vu d'yeux comme ça avant. Ce n'est peut-être pas la plus conne des idées de vivre un peu avant de retourner au congélo. Il ne pense pas que ça le fera changer d'avis, mais au moins... Il retrouvera un sentiment proche de la satisfaction. Sam est formidable comme ça : il ne change pas les gens, il les prend comme tels et les laissent avoir une place dans sa vie. Il est beaucoup trop bon. Il est beaucoup trop pour Buck... Mais, eh. Il faut qu'il arrête de s'apitoyer sur lui-même.
Il est fatigué de se battre.
« Très bien. On partirait quand ?
– Maintenant ! » Sam semble surpris de sa réponse, tout comme il semble aux anges. C'est adorable à voir et réconfortant et génial.
« On peut aller à la frontière en stop, et remonter vers la prochaine ville. On prendra un train dès que possible, on montera voir ma mère, puis les chaînes de montagne pas loin- »
Bucky laisse sa tête reposer dans le creux du cou de Sam. Il y sent son parfum, qu'il adore.
« C'est parfait. » Murmure-t-il, la voix tremblante de doute.
Il sent les bras de l'autre se refermer autour de lui et un baiser être posé sur sa tempe. Pour la première décision prise dans ce siècle, il trouve qu'il ne s'en sort pas si mal. Il pourrait passer les deux prochains jours juste comme ça, balancé par le vent et soutenu par un bel homme. Il pourrait juste embrasser Sam des heures puis mourir. Ce serait tout aussi suffisant.