
Chapter 41
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La nuit porte conseil…Carol secoua la tête en se levant. La nuit avait été surtout difficile. La douleur qui la visitait et qui repartait, les interrogations que Thérèse provoquait en elle… du plus loin qu'elle se souvienne elle n'avait jamais été aussi bouleversée par une femme. Elle n'en rêvait pas vraiment sauf cette nuit… Elle abandonnait Thérèse au milieu d'une route , surtout au milieu de nulle part et elle fuyait au volant de sa Porsche sans vraiment savoir où aller et regrettant déjà son départ. Était-ce une métaphore? Ou la projection de ce qui allait se passer et qu'irrémédiablement elle abandonnerait la jeune femme et que c'était inévitable.
Pourquoi était-elle aussi évasive à son propos? Quelle fatalité la poussait à agir ainsi? De quoi avait-été faite son adolescence et sa vie de jeune femme pas encore mariée pour que ces simples attentions la troublent à ce point là? Une vie sentimentale au point mort serait donc responsable de ce que Thérèse avait amenée dans sa vie?
Elle avait beau plonger au plus profond de ses souvenirs , il n'y avait rien. Anne l'avait mis à l'école le plus tôt possible d'abord dans une école privée à NY et puis en Suisse, où sa seule distraction était l'apprentissage du français et , enfin, une dernière année à Ny avant son mariage précipité.
Elle n'avait rien retenu de sa dernière année , rien au point qu'elle en était à se demander si ça avait vraiment existé. Peut-être retourner là bas pour voir. Elle ne retournerait à NY que si cette nécessité se faisait sentir . Cette pensée eut pour effet de la rendre extrêmement nerveuse et anxieuse. Du fond de son lit elle se sentait coincée dans le plus profond des ravins de la plus inhospitalière de la contrée la plus reculée…les limbes...l'enfer… Cerbère ne lui faisait pas peur; ça n'était qu'un animal de légende après tout.
Elle respira alors de plus en plus fort parce que la panique , l'effroyable panique qu'elle affrontait au retour de ses week-end de baise était là. Cette main glacée aux entournures coupantes la saisit toute entière et elle dut se lever titubante et chancelante; elle devait affronter seule ces tourments là qui la broyaient et sur lesquels elle ne savait pas encore mettre
Un nom ou une circonstance.
Elle se sentait vieille , si vieille et ce n'était pas à cause de sa ménopause. Anne lui aurait certainement hurlé de se tenir droite ; mais elle était seule face à elle-même. Une autre elle-même qu'elle connaissait que trop bien; c'était l'ombre malveillante qui la protégeait de tout et de Thérèse surtout.
Elle lutta de toutes ses forces pour défusionner totalement de son double sinistre.
Elle pensa alors à des choses agréables…Rindy ayant sa petite sœur dans les bras, les premiers pas de Margot. Elle ne s'attarda pas sur Harge. C'était une époque terminée qui lui avait tant appris , tant apporté et éprouvé. Le regard de Margot sur les disputes de ses parents et Harge qui la menaçait.
Harge ne supportait pas le regard franc et direct de la petite fille qui voulait comprendre. Plus d'une fois Carol s'était interposée quand son mari devenait incontrôlable…
Comment ai-je pu supporter tout cela ? Et je ne me révoltais pas …pourquoi? Je m'interposais et c'est tout
Pourquoi Papa ne m'a-t-il pas défendue? Pourquoi tu ne m'as pas défendue? Tout l'argent que j'ai reçu ne compensera jamais ton silence … jamais.
Carol pensait très rarement à son père. Elle avait tant parié sur cet homme mais il était faible et préférait son travail à sa famille. Elle avait toujours pensé qu'il n'aurait jamais du avoir d'enfant. Elle ne s'y attarda pas ; maintenant , avec le recul, la pitié l'avait toujours emportée sur l'affection qu'elle lui portait. Elle ne s'y attarda pas.
Le cœur et l'âme bouleversés, fatiguée de ses pensées si désordonnées et bordéliques Carol se leva parce que méditer et réfléchir à ce passé et à ces profondes déceptions , c'était une fois encore se fracturer… alors écrasée par tant de drames elle se leva et rentra dans sa salle de bains en évitant soigneusement de se poser des questions. Sauf évidement à propos de Thérèse qu'elle avait tant envie de retrouver parce qu'elle n'était associée à rien de désagréable.
Et puis , aussi, le regard qu'elle posait sur Thérèse…troublant oui parce que Carol n'avait jamais regardé les femmes . C'étaient juste des éléments inévitables de sa vie mis à part ses deux filles mais les autres Oh… une mère abusive , des camarades de classe égoïstes et pourries gâtées. Oui elle avait aimé Harge et était jalouse de ses ex . Marijke était une femme énergique que rien n'arrêtait . Jeannette avec son franc parler la faisait se sentir égale aux autres. Mis à part ces deux femmes la beauté de Carol était un avertissement pour les autres. Elle se souvenait être à chaque fois scrutée et détestée. Elle sourit des jeunes filles aux portes du dancing…un physique ordinaire et une inélégance sans pareil. Elle ne les supportait pas et les écrasait par sa présence et son argent. Oui il fallait reconnaître que c'était pitoyable mais ces filles-là savaient ce qu'elles voulaient … des gosses et un mari. Elle , Carol Aird, que voulait-elle?
Elle soigna un maquillage particulièrement discret , se fit un chignon , laissa délicatement un mèche voiler son regard.
Elle fit tout cela et ne s'empêcha pas de penser à Thérèse. Son cœur battit juste un peu plus fort.
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"maman" s'écria Margot courant vers sa maman et la serrant de toutes ses forces. Jeannette , qui rangeait la vaisselle de la veille, se retourna :"ah bonjour Carol… elle m'a manqué la petiote"
Carol, vêtue de jean et d'un polo noir aux manches longues retroussées aux coudes, prit place à la table en chêne patinée par les années.
" Bonjour….c'est un vrai soleil n'est-ce pas
-un vrai soleil…café comme d'habitude?
-je n'en changerais jamais mais cafetière cette fois-ci
-cafetière ?? Pas expresso?
-cafetière et à la chicorée" confirma Carol.
Jeannette leva les yeux au ciel ":non mais vraiment on se croirait en guerre au temps des restrictions ou après guerre "
Il y avait du pain, du beurre et de la confiture . Mais Carol se leva pour aller chercher le fromage dans le garde-manger attenant à la cuisine. Elle ouvrit une armoire grillagée garnie de fromages divers et elle y choisit un gruyère vieilli en grottes de 30 mois dont elle appréciait le goût prononcé. Sur des claies de paille reposait la récolte des pommes du verger ainsi que les noix achetées en cours de route. La tarte aux pommes achetée la veille reposait sur une assiette de porcelaine blanche achetée dans une brocante à Boulogne -sur-mer un dimanche pluvieux. Cela lui manquait et elle pensa qu'elle raterait une fois encore la braderie de Lille qu'elle adorait ; mais tant de choses étaient en route à faire , à imaginer, à prévoir. Elle aimait cette armoire qui avait été achetée l'année dernière à cette même braderie et elle aiamit y mettre des choses. En tout cas elle préférait cela à l'inévitable réfrigérateur dont le froid tuait les fromages qui , à base de lait cru, devaient néanmoins s'épanouir dans une relative fraîcheur. Une motte de beurre frais reposait dans de l'eau glacée ; une vielle méthode qui permettait d'avoir un beurre juste froid et à laquelle tenait beaucoup Jeannette.
Des saucissons pendaient ainsi qu'un large jambon sec provenant d'une ferme voisine qui s'était spécialisée dans l'élevage de races de cochons anciennes nourries à l'herbe et aux glands .Jeannette avait confectionné un pâté en croute et la confiture d'oignons rouges dont l'odeur embaumait toute la pièce . Naturellement mince, ses rapports avec la nourriture avaient changé depuis son arrivée en France. Bien que dotée d'un petit appétit elle se mit à apprécier les bonnes choses confectionnées à la maison ou pas. Ce qui pouvait expliquer son intérêt pour la boulangerie… peut-être ou peut-être pas.
Elle retourna dans la cuisine et Jeannette l'interpella :
"Carol, tu manges du fromage le matin? C'est nouveau ça? Parce que le café à la chicorée et le fromage je ne comprends plus
-en effet. Je me suis rendue compte que ça me plaisait
-tiens hier soir merci d'avoir fait la vaisselle"
Margot qui chipait un morceau de fromage, précisa:" C'est Thérèse qui l'a fait mais elle ne savait pas où ranger la vaisselle et c'est elle qui a appris à maman le café à la chicorée Leroux ou Le Rouge
-tu l'as vue faire? C'est Leroux , la chicorée Leroux en paquet orange
-ben maman mamy Jacqueline était fatiguée , toi tu es vite montée…ça ne peut être que Thérèse. Oui orange je me souviens
-en tout cas, reprit Jeannette, c'était impeccable … parce que Margot , je t'adore mais….
-quoi?
-toi et la vaisselle ça fait deux. Tu me laisses toujours un bordel"'
Mais Jeannette avait le sourire et pardonnait tout à Margot qui le savait. Les rires résonnèrent le long des murs carrelés et partirent enchanter le jardin par la porte ouverte.
Carol n'avait jamais été aussi .. Un mot difficile à prononcer ou, même, à envisager mais une certaine fille assez jeune lui avait montré que ce mot se cachait dans les moments les plus simples et les plus quotidiens; alors spontanément Carol pouffa de rire et faillit s'étouffer mais se reprit très vite sous le regard furibond mais rieur de sa fille.
Heureuse
Elle se reprit avant de boire une lampée de café puis expliqua :
"Jeannette la petite maison est occupée par Thérèse et Jacqueline sa maman qui est particulièrement douée pour la couture , le tricot et la broderie
-tant mieux c'est tout ce que je déteste faire
-elle viendra dans la matinée et vois ce que tu peux lui donner ; tu verras c'est une personne très gentille et très sensible. Alors ne sois pas trop rude … enfin tu me comprends
-ouai ça va …"
Margot se leva :"ne fais pas mal à mamy Jacqueline ok?"
Jeannette renoua son tablier:" ça va j'ai compris… et puis , de toute façon, j'aurais des comptes à rendre à Maria
-ta sœur? Pourquoi?"
Sans le vouloir Carol prêta l'oreille.
"Maria adore Thérèse qui passe des heures dans son estaminet à déguster des faluches beurrées à la cassonnade. Alors si j'engueule sa maman ça va être ma fête
-Hey j'en veux moi aussi des faluches"
Carol se leva et s'enquit l'air de rien :
"tu m'en as parlé et où se trouve cet estaminet?
-bah au bord des falaises non loin de la petite maison où elle vit
-c'est ça je vois où c'est
-tu y as déjà été maman?
-mais oui c'est là où Thérèse m'a sauvé d'une mauvaise chute"
Margot fit semblant de chevaucher un destrier et tel un chevalier tenant une lance invisible elle s'approcha de sa maman:" je viens vous sauver, gente dame, et il me faudrait juste un baiser pour me dédommager "
Carol s'adossa au grand évier de marbre , croisa les bras et toisa sa fille:
"tu as une façon de te moquer de moi et ce n'est pas la première fois"
Margot continua de chevaucher son cheval imaginaire et se mit à tourner autour de la table en imitant le bruit des sabots et tout cela très sérieusement puis s'agenouillant devant Carol :
"oh gente dame daignez m'accorder un regard de vos beaux yeux de vache
-mais tu es une fripouille je ne suis pas une vache"
Margot finit par s'asseoir en face de sa maman:
"dans l'Illiade ou l'Odyssée je ne sais plus quand le conteur décrit la beauté des yeux d'une femme il parle des yeux de vache…c'est un compliment
-hey bien , au moins, j'aurais appris quelque chose grâce à ma friponne de fille
-ok tope là"
Comment avait-elle pu quitter ses filles pour errer dans le monde à la recherche de quelque chose qui se passait si près d'elle . Elle évitait de penser trop à ces années agitées qui avaient suivi le décés de son mari parce que, avec le recul, ça avait été une erreur… elle avait abandonné ses filles dans les mains de Jennifer qui s'était révélée une grand-mère formidable.
Mais ce que dit alors Margot la remit très vite dans le temps présent.
"maman , j'ai besoin de cahiers et d'une paire de chaussure comme celles de Thérèse"
Carol ne répondit pas tout de suite occupée qu'elle était à boire son café.
"nous irons quand tu veux et la rentrée c'est quand ?
-Jeudi on sera le premier septembre
-bien on ira demain à Lille … j'ai des courses à y faire et on t'habillera pour la rentrée d'accord ? Les chaussures ce sont des chaussures d'homme non?"
Margot s'approcha de sa maman , vola un bout de fromage:" tope là maman…demain. On ira à Auchan s'il te plaît et oui ce sont des chaussures d'homme et je m'en fous parce que…. Parce que j'en ai envie et que c'est costaud .
-je pensais plutôt aller au centre de Lille. Des chaussures robustes ?? Pas élégantes?
-non maman pas élégantes je veux du pratique et du robuste… je n'ai pas besoin de chaussures de vair car je ne suis pas une princesse et j'en ai rien à foutre des princes; et on ira au Furet? J'ai des livres à acheter". Les livres de Margot encombraient déjà sa chambre.
"tes livres tu devrais les ranger; il y en a beaucoup
-Maman je ne m'en débarrasserais jamais ; tu peux danser sur ta tête"
Carol s'amusa des réflexions de sa fille , s'en amusant pour oublier les pensées tristes qui émaillaient trop souvent son existence ; Margot était son rayon de soleil , son bonheur à elle que seule la mort lui ravirait. Elle se fit le serment que jamais rien ne l'éloignerait de ses enfants.
Elle rigola :"ah encore une expression bien française
-ou belge …c'étaient des belges qui disaient ça…tu peux danser une fois sur ta tête" le tout avec un fort accent belge mais flamand car Margot avait bien écouté comment parlait Marijke.
Jeannette resserra son tablier et leva les mains au ciel :"mais quel pitre cette petite ».
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Carol quitta la cuisine enchantée de son début de journée et se dirigea vers la petite maison. Petite certes mais si agréable et , finalement, à dimension humaine. La savoir habitée par Jacqueline et Thérèse ne pouvait que lui plaire.
Elle toqua doucement à la porte et elle reconnut des bruits de talon : » j’arrive » . Vêtue d’une jolie robe à carreaux serrée à la taille , Jacqueline lui ouvrit la porte.
"bonjour Carol
-bonjour Jacqueline puis-je entrer ?
-faites donc mais vous êtes chez vous"
Le petit vestibule donnait sur la cuisine de belle taille ; un joyeux et nécessaire désordre y régnait , preuve que l’emménagement n’était pas terminé. Un parfum de vieille eau de Cologne flottait dans l’air.
"non non, vous êtes chez vous, c’est tout
-et je ne vous remercierais jamais assez , jamais " et Jacqueline saisit la main de Carol en guise de bonjour. Elles s’assirent toutes les deux . Carol repoussa toutes les offres de Jacqueline et elle s’enquit de Thérèse.
« Ma fille dort encore »
Carol cacha sa déception.
-mais je peux la réveiller
-n’en faites rien et finalement si vous aviez du thé
-j’en ai à la bergamote et je ne sais plus son nom en anglais
-un Earl Grey ?
-c’est ça ; je vous le prépare"
Tandis que Jacqueline s’affairait, Carol laissa son regard errer sur cette cuisine qu’elle avait si bien conçue.
Et puis, sans prendre le temps de la réflexion , elle se lança :
« vous n’avez pas eu une enfance facile n’est-ce pas ? »
Jacqueline s’arrêta instantanément ... Pétrifiée comme les filles de Loth. Se retourner sur son passé était une chose lourde à gérer. Elle se sentit toute faible ; évoquer sa vie n’était pas une chose qui allait de soi. Le mot d’ordre était le silence ; taire tout était sa méthode de gestion. L’air était saturé et plein de cette question inattendue . Carol remarqua les mains crispées sur le bord de l’évier.
Jacqueline s’assit lentement en face de Carol et versa l’eau bouillante dans la théière de porcelaine qui trônait sur la grande table
"du lait ? Du sucre ?
-juste du sucre... je m’excuse , je n’aurais pas dû"
Jacqueline , consciente de l’instant, prit une grande respiration :" Thérèse m’a dit pour vous et je crois qu’il serait bon de partager nos pitoyables expériences... en effet, ça n’a pas été facile. Ma mère ne m’aimait pas tout simplement.
Elle voulait un garçon et elle a fait deux fausses couches avant mon arrivée ; je n’ai jamais su ce qui s’était passé mais elle m’a toujours reproché d’avoir pris la place de ses enfants"
Elle esquissa une grimace amère :"En tout cas, elle ne m’aimait pas, quelles que soient ses raisons vraies ou fausses ».
Ces paroles -là Jacqueline ne les aurait jamais dites du temps de son mari. Curieusement le décés de celui-ci l’avait libérée en quelque sorte de l’obligation tacite de se taire et d’endurer en silence, ce qu’il lui avait toujours demandé et imposé. Grâce à Thérèse, elle avait finalement tout à fait compris qu’il était inutile de chercher l’amour de quelqu’un qui ne vous aimait pas. Ses dernières années de vie la consoleraient de tout avec sa fille près d’elle.
Carol baissa la tête : » Anne a eu un garçon qui n’a pas survécu et elle n’admettait pas que je sois vivante » et elle se tut.
Jacqueline hocha la tête en signe de confirmation :
"Carol nous avons été négligées au nom de je ne sais quel mépris car nous étions des filles et que des ventres... mais nous avons nos filles qui nous aident du mieux qu’elles peuvent. Ma mère était très catholique et accrochée à sa pratique et à sa morale de façon terrible car rien d’autre , ni personne ne comptait que cette religion qui aime tant écraser les femmes ... c’est Thérèse qui m’a longtemps et patiemment écouté toute sa jeunesse et son adolescence. Je n’avais qu’à ouvrir les bras pour qu’elle s’y blottisse et me console et m’explique toutes ces choses don’t j’ai tant de mal à parler. Mais je n’ignore pas que nos entretiens étaient une épreuve pour elle , mais elle y tenait"
Carol buvait les paroles de la femme âgée parce que leur empathie réciproque les soulageait ; elle ne sentait plus seule . Jacqueline fit une pause et en s’asseyant posa des yeux attentifs et doux sur Carol.
« vous Carol expliquez-moi pour votre mère »
Carol fut surprise car elle ne parlait pas de son passé , parfois avec ses filles mais elle cachait beaucoup. Elle s’était lâchée un peu avec Thérèse le dimanche de la falaise, mais en parlant comme Jacqueline, l’avait fait, n’allait pas être facile.
Serrant fort sa tasse et se pinçant les lèvres Carol laissa flotter dans l’air comme une hésitation.
"voyez-vous Jacqueline quelque soit le souvenir qui me vient à l’esprit il n’y a que de la souffrance . C’est ridicule n’est-ce pas ?
-en quoi serait-ce ridicule ?
-j’aurais dû réagir n’est-ce pas ?
-comment une enfant peut réagir et avoir le recul nécessaire ?. Notre mère est la première personne que l’on voit quand on naît et si cette mère vous rejette à ce moment là alors que nous on veut lui donner tout l’amour du monde....
Que pouviez- vous faire ? Sinon attendre, désespérément , qu’elle vous aime ?"
Elle posa les coudes sur la table et, se prenant la tête entre les mains, murmura comme pour se parler à elle-même :"et il faut tant de temps et de larmes pour se rendre compte que ça ne sert à rien ; alors il faut se résigner, faire son deuil , accepter et se tourner vers les gens qui vous aiment". Elle fit une pause et ajouta :"je serais toujours là pour vous écouter parce qu’en parler ravive le souvenir mais aussi l’émousse et le banalise un peu »
Elle avait toujours été seule dans ses déchirements pour ne pas infliger à ses filles l’image d’une femme si affreusement tourmentée mais là Carol était sidérée. Son regard erra sur les mains marquées de la vieille dame et nota dans un coin de sa tête que Thérèse avait hérité des mains de sa maman. Puis elle leva les yeux vers le doux visage qui la considérait avec empathie et gentillesse tout en gardant la vraie élégance , celle qui vient du cœur.
"vous avez raison Jacqueline
-oui car tout ce que je vous ai dit vient de mon expérience et de mon vécu , elle fit une pause, puis-je vous demander de me tutoyer ? Cela me ferait tant plaisir... il n’y a que des jeunes autour de moi , en fait et je voudrais vous montrer quelque chose
Carol lui lança le plus franc des sourires :"mais bien sûr... me montrer quelque chose ? Oui bien sûr"
Jacqueline se leva avec une souplesse étonnante pour son âge et se pencha sur un des cartons encore pleins et elle en sortit une photo craquelée à force de manipulation ; elle la tendit à Carol.
Une photo en noir et blanc avec Jacqueline , toujours aussi élégante en tailleur strict et gansé, avec Thérèse. Carol ne la reconnut pas tout de suite ; elle était jeune mais elle avait un regard si mélancolique , si éteint. Jacqueline l’observait avec attention et attendait une réaction , un sentiment , une réflexion ...
"c’est ta fille n’est-ce pas ?. Mais elle semble si apeurée. Je ne la reconnais pas "
Jacqueline répondit, la voix teinté de colère :" elle l’était... je n’avais rien vu jusqu’à ce que j’ouvre ses cahiers de classe
-qu’y avait il ?
-son écriture Carol. Alors qu’elle écrivait très bien, ses cahiers étaient couverts de lettres tordues , illisibles. J’ai tout de suite compris . Alors je lui ai demandé ce qui se passait et elle m’a tout dit. J’en ai parlé à mon mari qui m’a dit que ça allait passer . J’ai compris que je devais faire quelque chose. Tu comprends Carol... je ne voulais pas que qui que ce soit fasse du mal à ma fille... rien n’allait recommencer . Alors je suis allée voir la préfète qui m’a dit que cette religieuse était protégée et qu’elle ne pouvait rien faire. Alors j’ai mis ma Thérèse dans une autre école mais je sais que cela a amené chez elle un manque de confiance en certaines circonstances , malheureusement ... voilà l’histoire"
Carol écoutait, buvait les paroles de Jacqueline. Thérèse lui en avait parlé, mais voir en action l’amour d’une mère pour sa fille la toucha profondément. En fait, Thérèse avait reçu ce don inestimable qui est celui de se savoir aimée par sa maman. Elle n’en était pas jalouse, mais elle était en colère encore plus contre sa mère et contre la lâcheté de son père.
"Jacqueline nous avons le même destin... pas aimées de nos mère et pas soutenues par nos pères. Quant à nos maris..." déclara Carol don’t les derniers mots se brisèrent dans la gorge. À la vue de ce spectacle, Jacqueline prit contre elle Carol :"il ne faut pas s’inquiéter car nous avons nos filles et personne ne nous les prendra ».
Carol but le reste de sa tasse et elles se dirent au revoir non sans que Jacqueline ne l’embrassa quatre fois comme c''était la coutume ; elle avait donc une nouvelle alliée dans son combat infini. Un sentiment étrange et inconnu l’envahit... l’optimisme. Elle leva la tête , apprécia le bleu du ciel et se dirigea à grands pas vers la boulangerie.
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Rêver, Thérèse voulait rêver.
Fixer les souvenirs et les impressions.
Se souvenir d’avoir conduit alors que Carol était à une portée de main.
Être immergée dans cette voiture saturée de son parfum.
Frotter encore et encore son dos , apprécier ses frémissements.
Se pencher sur elle , endormie, et respirer et s’imprégner
Revivre les jours passés si près d’elle.
Revivre ce baiser...
« chèrie il est temps tu dois te lever »
Thérèse sortit de son sommeil mais où était-elle ? Aux Sables... non. Elle se remémora les événements de la veille ... qu’elle était bête .. elle était quasiment chez Carol et c’était sa maman qui l’appelait. Il passerait encore beaucoup d’eau sous le pont avant d’être réveillée par la voix de Carol... ne faut pas trop rêver.
J’ai pourtant entendu sa voix ?
Les cheveux en bataille elle sortit lentement du lit pour aller d’un pas traînant à la toilette. Puis elle descendit pour rejoindre sa maman dans l’élégante cuisine où trônait une superbe cuisinière La Cornue.
En fait Carol était partout ; son esprit, son goût très affirmé résonnaient dans la sobriété de cette maison. Elle maitrisait
parfaitement l'art de la modestie hors de prix…les couettes en plumes d'oie, les enveloppes de couette en lin français, les plaids en cachemire, les lourds et magnifiques draps de bain qui remplissaient les armoires en chêne doré.
Cette modeste maison était la réplique en plus petit du manoir où habitait Carol.
Elle jeta un œil sur ses affaires… des tshirt fatigués, des sous-vêtements usés, des jeans troués. Il lui restait d'un voyage en Irlande un gros pull blanc crème. Ses chaussures? Des Doc Martens usées…qu'importe!!!. Si elle appréciait les belles choses elle n'était ni vantarde ni vaine.
Mais elle aimait les chaussures et , de fait, la première chose qu'elle regardait quand Carol dansait c'étaient ses pieds chaussés de talons vertigineux et cette vision en provoquait d'autres tellement…oh tellement. Spécialement ce dimanche où elles s'étaient vraiment parlées pour la première fois.
"Thérèse réveille-toi on en est loin , si loin" se murmura-t-elle.
Elle sort du lit et descendit comme un zombie vers la cuisine.
"bonjour maman tu as bien dormi?"
Jacqueline reposa son bol de chicorée :"très bien ma fille. Ah que je te dise Carol vient de passer et elle te donne rendez-vous à la boulangerie".
Thérèse se retourna avant de remplir la bouilloire d'eau pour son thé :"mais il fallait me réveiller , maman
-elle n'a pas voulu; elle m'a dit de te laisser dormir le temps qu'il fallait et que tu devais manger à ton aise ; de toute façon elle restait sur place une bonne partie de la journée. On a partagé une tasse de thé"
Les priorités de Thérèse changèrent ; au lieu de traîner courir :
"ah bon et vous avez parlé? Sur moi
-bah de tout et de rien…sur toi je ne sais plus
-d'accord….on va le dire comme ça . Bon je vais y aller ;je prépare mon thé et je mange un peu . Je me lave et j'y vais
-déjeune et , pendant ce temps, je fais ma toilette et puis je range mes affaires et je m'habitue à cette adorable maison.
En tout cas c'est bien arrangé. Carol est une femme de goût …
-oui tu as raison ".
C'est peut-être pour ça que je ne lui plais pas vraiment. Je n'ai pas d'allure, pas d'aisance et j'ai toujours l'impression d'être de trop ou pas assez , c'est selon un tas de trucs
Encore une fois pensive Thérèse prit place à la longue table de chêne clair qui donnait le ton à toute la maison car la cuisine était la première pièce de la cette maison comme , d’ailleurs, c’était la coutume dans toutes les maisons modestes de la région.
Le parfum de Carol flottait dans la pièce et il n’y avait aucun moyen d’y échapper, mais l’endroit la rassura.
La cuisine avait toujours été la pièce principale , celle où les familles se retrouvaient à se réchauffer près de la vielle cuisinière à charbon qui ronronnait nuit et jour. Il y avait toujours un pot au feu qui mijotait et une cafetière de café à la
Chicorée et une tarte au sucre qui attendait qu’on la cuise ; ça avait été une habitude contractée pendant les deux occupations qu’avait connues la région mais pas seulement... le café était cher et y rajouter une ou deux cuillères à soupe de chicorée était un moyen de le faire durer. Bien entendu, ce passé laborieux et économe ne transparaissait plus dans cette maisonnette, bien que Thérèse l’ait connue grâce à sa grand-mère paternelle. C’est une atmosphère qu’elle retrouvait dans l’estaminet de Maria dont elle appréciait tant les faluches beurrées à la cassonade.
Mais ce n’était pas tout cela qui occupait ses pensées , surtout pas. Elle aurait souhaité , telle une sorcière, claquer des doigts et être près de Carol à suivre les nuances de bleu de ses yeux , à apprécier les moindres frémissements de ses lèvres et à interpréter comme elle le pouvait toutes ses mimiques. Un sentiment d’urgence qu’elle réprimait depuis qu’elle savait la poussa à demander :
« maman ça ne te dérange pas si je me lave en premier »
Jacqueline se retourna vers sa fille avec indulgence :"vas - y tu meurs d’impatience de la retrouver » ajouta-elle malicieusement.
Thérèse toute heureuse se dit que ça allait être la routine des semaines à venir... voir Carol tous les jours... et se prendre des claques certainement. Ça en valait la peine et puis c’était mieux que l’indifférence.