
Le problème, c’est que les humains ont un don pour désirer ce qui leur fait le plus de mal.
Ce fait, je l'ai constaté à de multiples reprises depuis ma création.
Cette phrase, je me la répète à chaque fois que je le vois arriver devant moi, l'air défait, meurtri.
Cela fait plusieurs mois, à présent, qu'il vient me voir régulièrement.
Tous les jours.
Plusieurs fois par jour, même, certaines fois...
De plus en plus.
Bien trop souvent pour un adolescent qui devrait, normalement, avoir autre chose à faire de ses journées.
Ça a d'ailleurs été assez déstabilisant, au début, pour moi qui m'étais habituée à demeurer seule, dans cette pièce sans fond, parmi tous les autres objets abandonnés ici.
Je serais incapable de vous dire combien de temps s'est écoulé depuis que cet olibrius de vieux concierge m'a reléguée ici.
Un an ? Cinq ans ?
Je ne suis même pas certaine de savoir ce que cela représente réellement. J'ai entendu les humains en parler, se basant sur la course du soleil pour découper leurs journées, mais pour moi, ça a autant de sens qu'un niffleur retournant une maison entière pour retrouver sa pièce d'or.
Aucun intérêt - du moins, tant qu'il ne s'en prend pas à moi.
Je ne sais plus comment je me suis retrouvée dans cette école, pour tout vous dire. Un jour, j'étais chez un sorcier gâteux un peu trop porté sur la tequila - tandis que ma sœur était chez sa courtisane - et le lendemain, je me retrouvais ici, au milieu de tous ces marmots bruyants, tandis que ma jumelle, elle, atterrissait dans un magasin somme toute assez glauque situé dans l'Allée des Embrumes.
Enfin, si je me base sur ce qu'elle me laisse entrevoir lorsque notre connexion fonctionne. Après tout, je ne m'y suis jamais rendue moi-même.
J'ai d'abord passé un moment relativement serein, dans un couloir plutôt fréquenté du rez-de-chaussée, puis j'ai été exilée dans un local abandonné du premier étage lorsque ce fantôme à demi décapité a convaincu l'autre benêt d'esprit frappeur de me jeter sur le sol. Là, mon quotidien est devenu désespérément monotone - pour ne pas dire rasant - mais j'avais au moins quelques rares distractions lorsque des élèves ou des enseignants pénétraient dans cette classe vide.
Puis un certain temps plus tard, deux rouquins ont essayé d'enfermer l'un de leurs camarades en mon sein, ce qui n'a - évidemment - rien donné de bon.
J'ai bien essayé de leur faire comprendre que ça ne marcherait pas, en faisant grincer mes gonds, mais ils n'ont rien compris, ces grands dadais !
Il faut dire aussi que le langage des biens inanimés s'est perdu depuis de nombreuses générations, je ne peux donc pas vraiment leur en tenir rigueur.
Mais tout de même ! N'auraient-ils pas pu trouver farce plus cocasse qu'enfermer l'un des leurs dans une armoire cassée ? Cela manquait terriblement d'imagination...
Par conséquent, ce pauvre garçon s'est retrouvé à errer entre ma sœur et moi pendant des jours entiers avant que quelqu'un ne pense à venir le récupérer.
Et je ne vous raconte même pas dans quel état il se trouvait... Il m'aurait presque fait pitié.
Presque.
Certes, c'était triste pour lui, mais pour ma part, j'étais plutôt satisfaite d'avoir vu mon existence s'animer quelque peu.
Je ne vois pas pourquoi je devrais m'inquiéter de leurs petites vies insignifiantes alors que ces humains se désintéressent totalement de la mienne.
Sauf quand ils ont besoin de moi, bien évidemment.
D'ailleurs, ils ont également un don, pour cela.
L'égoïsme dont les humains peuvent faire preuve me surprendra toujours.
Ou pas, à bien y réfléchir...
Mais bon, nous ne les changerons pas, n'est-ce pas ?
Et donc, suite à cet incident, on m'a relogée dans cette salle sombre et surchargée où, depuis, j'ai perdu toute notion du temps. Enfin, je ne suis même pas sûre d'en avoir réellement eu conscience un jour mais bon, vous voyez l'idée.
Franchement, ils auraient pu s'abstenir de faire leur bévue, ces deux-là, cela m'aurait épargné bien des tracas !
Dire que l'on me considère à présent comme dangereuse alors que je suis juste disloquée. Par leur faute, en plus !
On ne laisse pas un meuble aussi précieux que moi sans surveillance en plein milieu d'une école.
Quel manque de discernement !
De plus, comme la communication avec ma sœur est détériorée, je n'ai que des visions saccadées de son monde, ce qui implique que je n'ai vraiment plus rien pour me distraire.
À part mes pensées relativement inintéressantes puisque, mine de rien, je ne suis pas vivante.
Du moins, pas dans le sens humain du terme.
Donc maintenant, non seulement je suis inutile, mais tout le monde a oublié mon existence...
J'ai bien eu un léger espoir de voir les choses évoluer, la fois où une elfe de maison est venue cacher des bouteilles de bièraubeurre non loin de moi, mais non.
C'est à peine si elle a daigné me regarder, cette demi-portion mal fagotée !
Rien de bien trépidant, je vous le concède, mais quand on sait que la plupart des élèves qui pénètrent ici le font juste le temps d'abandonner rapidement un truc sur la première étagère venue, eh bien moi, j'étais simplement enthousiaste à l'idée d'avoir une autre compagnie que celle des rats.
Même si dans les faits, les elfes de maison leur ressemblent assez.
Le premier étage et cette classe vide me manquent, ce qui rend ma vie vraiment insignifiante, si vous me demandez mon avis.
Enfin ça, c'était avant...
Depuis, il est arrivé.
Lorsque je l'ai vu pour la première fois, je n'aurais jamais cru que ce petit être prendrait tant d'importance dans ma vie.
Non mais rendez-vous compte ! J'ai plus de trois cents ans, j'ai voyagé - avec ou sans ma sœur - à travers des dizaines de pays. J'ai appartenu à de nombreuses personnes, aussi différentes l'une de l'autre que peuvent l'être des humains - autrement dit, relativement semblables - mais lui...
Je ne sais pas, avec lui, c'est différent.
Jamais on ne m'a traitée avec autant de respect, de déférence.
Lorsque son regard se pose sur moi, je me sens importante, unique, tout simplement.
Une reine.
La reine du mobilier.
Je ne sais pas si on peut dire que nous sommes devenus amis - après tout, je ne suis qu'une armoire - mais nous nous sommes clairement rapprochés, c'est indéniable.
Enfin, surtout lui, puisque même si j'ai des pieds, je ne suis pas vraiment capable de bouger.
Ni de communiquer de manière compréhensible, comme je l'ai déjà fait remarquer plus tôt.
Il n'empêche qu'un lien s'est formé, entre nous.
Il se confie à moi, partage ses doutes, ses peines, ses peurs... Ce qui me fendrait bien le cœur, si j'en avais un, mais la détresse que je peux voir dans son regard fait malgré tout vibrer mes cannelures.
Je ne comprends pas pourquoi il se donne autant de mal pour me réparer même si, bien évidemment, je ne vais pas le lui reprocher.
Vous savez tout comme moi que les humains n'accordent du crédit qu'à ce qui leur est utile et avec un peu de chance, s'il arrive à faire ce qu'il essaie de faire, eh bien je pourrai sortir de cette pièce sordide et revoir un peu du pays.
Enfin, pour ça il faudrait aussi libérer ma sœur, séquestrée dans cette horrible boutique nauséabonde - si j'en crois ce que j'arrive à entrevoir - mais une chose à la fois !
Peut-être qu'il me ramènerait chez lui, où nous serions unis jusqu'à la fin de ses jours...
Il se montre tellement attentionné avec moi que c'est une perspective qui me sied beaucoup.
Peut-être engagerait-il quelqu'un pour relustrer mes boiseries... Ou mieux, peut-être le ferait-il lui-même !
Cette idée dilate légèrement mes planches de plaisir tant il se montre précautionneux chaque fois qu'il me touche.
Mais je dois me ressaisir. Pour l'instant, je reste un meuble cassé dont personne ne veut...
Il y a tellement d'armoires plus grandes, plus belles, plus magiques que moi, rien ne m'assure qu'il me voudra encore une fois sa mission accomplie, même en bon état.
Enfin, nous verrons le moment venu, c'est inutile de trop me projeter pour l'instant.
Et même si j'ai hâte qu'il parvienne à me réparer, je me demande malgré tout pourquoi il se démène autant... Il m'a parlé de ce qu'il avait à faire - ou plutôt, il en a parlé tout seul devant moi, inconscient du fait que je peux le comprendre - et rien de bon n'en ressortira. C'est juste évident !
Pourquoi ne le voit-il pas ?
Pourquoi ne le comprend-il pas ?
Ou peut-être est-ce le cas mais qu'il ne s'en soucie guère ?
Ah, ce que j'aimerais qu'il me comprenne, lorsque je fais vainement grincer mes panneaux !
Mais en même temps, comme je vous l'ai déjà dit, je sais pertinemment que le problème, c’est que les humains ont un don pour désirer ce qui leur fait le plus de mal.
Tous.
Sans exception.
C'est tellement plus facile d'être un meuble, croyez-moi !
Là, par exemple, il est assis sur le sol, juste devant moi, en train de pleurer de rage et de me maudire - comme si tout cela était de ma faute !
Quel culot !
Mais bon, je trouve cela regrettable malgré tout.
Le pauvre.
J'aimerais tellement pouvoir l'aider, lui expliquer ce qui a été détérioré en moi, lorsque j'ai été jetée sur le sol. Ce n'est pas très compliqué, en vérité, il faut juste savoir où regarder.
Et sans doute avoir plus de compétences qu'un minot de seize ans... Même s'il met du cœur à l'ouvrage, ça, je vous l'accorde.
Il progresse de jour en jour, c'est indéniable : il a même failli réussir à envoyer une pomme à ma jumelle, pas plus tard que la semaine dernière !
Malheureusement, pour l'heure, il semble juste désespéré.
Il se met à trembler... A-t-il froid ?
Sommes-nous en hiver ? Cette période du temps où les humains mettent des vêtements plus épais pour se protéger du climat extérieur ? Ce que j'aimerais qu'il y ait des fenêtres, ici, pour pouvoir mieux me rendre compte !
Mais je vois qu'il porte une écharpe, donc ça doit être ça... Ou alors ce sont ses larmes qui le font trembler. Il tient un morceau de parchemin dans la main, est-ce lié ?
Dur de savoir avec eux...
- J'en ai marre... MARRE ! s'écrit-il, à ma plus grande surprise, tout en se redressant pour donner un coup de pied sur un fauteuil, juste à côté.
J'ai mal pour lui, ça n'a pas dû faire du bien... mais vaut mieux lui que moi. Ceci dit, je sais qu'il ne me ferait jamais de mal. Il a trop besoin de moi, pour cela.
- Comment veulent-ils que je fasse ?! poursuit-il la voix rendue rauque par ses larmes. C'est du foutage de gueule total !
Sa voix m'a manqué, même s'il s'en sert pour proférer des grossièretés.
Ainsi, il a bien conscience de la gravité de sa situation.
C'est un bon début, même si cela ne rend pas les choses plus faciles.
- Allez, s'il te plait, fonctionne pour moi, me supplie-t-il ensuite, une main délicatement posée sur la cartouche surplombant mes portes.
Puis il ouvre mes ventaux pour déposer une nouvelle pomme dans ma niche et les referme, les doigts croisés sur mon bois.
J'aimerais tellement pouvoir répondre à sa requête, que les choses soient si faciles, une simple question de volonté.
Mais j'ai été abimée et abandonnée pendant des années, délaissée.
Ma magie est à la fois simple et complexe, c'est difficile à expliquer, mais j'ai foi en lui.
Il est tellement déterminé que je sais qu'il finira par arriver à me réparer.
Malheureusement, pas cette fois.
J'espère juste qu'il ne sera pas trop tard, lorsqu'il y parviendra enfin...
Ou peut-être que si ? Je n'ai pas vraiment envie que des Mangemorts profitent du lien que j'ai avec ma jumelle pour envahir cette école.
Même s'ils se sont totalement désintéressés de moi, il y a plein d'enfants innocents, ici.
Par Joseph ! Ce garçon doit vraiment déteindre sur moi, si je commence à m'inquiéter de l'avenir de ces petits humains...
Peut-être est-ce lié à la magie qu'il déverse maladroitement en moi ? Je ne sais pas... Je n'ai jamais eu de rapport aussi étroit avec quelqu'un.
J'ai été l'armoire d'un apothicaire, qui se contentait d'échanger des composants malodorants avec le fournisseur chez qui se trouvait ma sœur.
J'ai été l'armoire d'un ministre, qui se servait de ma jumelle et moi pour échanger des messages et des cadeaux avec son épouse.
J'ai également été l'armoire d'une Moldue, pendant une brève période, avant que la brigade magique intervienne parce qu'elle commençait à comprendre que ses affaires disparaissaient réellement.
Mais l'armoire d'un adolescent condamné à mort s'il ne parvenait pas à me réparer, sans avoir la moindre connaissance de ma manière de fonctionner ? Jamais.
Et le voir si désemparé ne me laisse pas de bois.
Enfin techniquement si, mais vous avez compris l'idée !
J'ai parfois l'impression de me répéter... Ce qui est assez ironique puisque dans les faits, vous ne comprenez rien lorsque j'essaie de m'exprimer.
Mais bon, ma vie n'est pas à une incohérence près.
Le garçon s'est de nouveau assis sur le sol, son morceau de papier entre les mains. Il ricane nerveusement.
J'aimerais tellement savoir lire, c'est frustrant ! Pourquoi ne suis-je pas une bibliothèque ? Ma vie aurait été bien plus intéressante !
Je crois qu'une de mes cousines a fini comme étagère chez Fleury & Bott, mais bon, je m'égare...
- Je crois que ce n'est pas plus mal, Mère, que tu préfères que je reste loin de chez nous pour l'instant... chuchote-t-il en caressant le parchemin du bout des doigts. Tu me manques... Je te promets de tout faire pour qu'il ne t'arrive rien.
Il laisse sa tête retomber en arrière, appuyé tout contre moi, et soupire.
Je tente de rendre mon bois tiède, pour lui apporter un peu de réconfort, mais je doute qu'il le ressente. Les humains mettent toujours nos variations de température sur leurs propres corps, ignorant nos vaines tentatives de communiquer, mais si ça peut le soulager, ne serait-ce qu'un peu, j'essaie malgré tout.
Il semble si seul...
Même si ma jumelle et moi ne parvenons plus à partager comme avant, j'entends encore ce qu'il se passe chez elle. Les fêtes de fin d'année approchent, si on en croit le nombre de sorciers douteux qui passent par la boutique où elle se trouve, pour acheter des objets plus malaisants les uns que les autres.
Apparemment, il y en a même un qui a trouvé qu'une collection de vieux ongles coupés ferait un beau cadeau de Noël !
Les humains sont quand même étranges, parfois...
Souvent.
Tout le temps.
Il n'empêche qu'apprendre que les fêtes approchent et voir mon humain si triste me rend morose.
Je ne sais pas pourquoi, mais j'aurais bien aimé lui faire un présent, moi aussi, ou du moins, pouvoir lui faire comprendre qu'il n'est pas aussi seul qu'il semble le penser.
Qu'il semble l'être.
Je ne sais pas, il ne parle que de sa mission et, plus rarement, de sa mère.
J'aimerais également le remercier de se donner tant de peine pour tenter de me réparer... Même si ses objectifs ne sont pas très louables, il se donne vraiment du mal et je ne peux que lui en être reconnaissante.
Il est jeune, bien trop jeune, mine de rien, pour avoir un tel poids sur ses épaules.
Je ne sais pas grand-chose des gens pour lesquels il travaille. Tout ce que j'ai appris, je l'ai déduit de ses monologues et cela ne me semble pas très reluisant.
Comment les humains arrivent-ils à compliquer à ce point leurs pauvres existences ? C'est un vrai mystère, pour moi.
J'aimerais tellement pouvoir lui parler, chasser ses idées noires, lui dire qu'il a encore toute la vie devant lui, qu'il ne doit pas renoncer, qu'il trouvera sans doute le bonheur un jour, loin de son quotidien actuel qui a l'air si terne, si sombre.
Bien trop sinistre pour quelqu'un de son âge.
L'avenir est plein de surprises.
L'avenir change sans arrêt, il n'est pas figé.
L'avenir est synonyme d'espoir.
À quel point faut-il être faible pour menacer un enfant de s'en prendre à ses parents ?
À quel point faut-il être faible pour laisser quelqu'un menacer son enfant ?
Il n'y a donc personne pour prendre soin de lui ? Pour lui éviter ce calvaire ?
Ce garçon n'a-t-il pas de famille ? Des amis ? Des proches pour le préserver du monde dans lequel il semble évoluer ?
Que fait le directeur de cette école pour lui éviter cette peine ? Que font les enseignants ?
Même moi, qui ne suis pourtant qu'un simple meuble, j'éprouve de la compassion pour lui.
Oui, j'ai envie d'être réparée et de me sentir à nouveau utile, mais à ce prix ? Je n'en suis pas si sûre, non.
Contrairement à eux, souffrir ne m'intéresse pas.
Contrairement à eux, désirer quelque chose contre toute logique ne m'intéresse pas.
Peut-être est-il tout simplement temps pour moi de cesser d'exister et ainsi, lui éviter d'avoir à commettre un acte qu'il risque de regretter toute sa vie...
Je sens que c'est déjà le cas, de toute façon.
Je l'ai déjà dit, j'ai plus de trois cents ans, j'ai donc largement eu le temps de me rendre compte que rien n'est éternel, que tout ce qui commence a aussi une fin.
Je serais prête à en finir, là, maintenant, pour lui offrir la paix.
Mais je sais qu'il ne renoncera pas.
Non, il est bien trop fier pour cela.
Il y a bien trop d'enjeux pour cela.
Il ira jusqu'au bout, quel que soit le prix à en payer.
Même si son âme s'en trouve entachée.
Même si tout ce qu'il y gagnera, ce sera une mauvaise image de lui-même.
Ce garçon n'a pas le choix.
Je ne l'abandonnerai pas.
Mon destin est à présent entre ses mains, tout comme le sien est entre mes portes.
Alors peut-être que la magie de Noël exaucera mon vœu et lui fera simplement comprendre, d'une manière ou d'une autre, ce que j'aimerais tant lui dire :
- Tu n’es pas quelqu’un de mauvais. Tu es quelqu’un de bon à qui il est arrivé de mauvaises choses.